1) Les cohabitations évoquées.
La Constitution n’a pas encore dix ans que l’on envisage déjà une cohabitation. Et, le comble, ce sont le « père fondateur » et son successeur qui vont en parler.
La première fois où une situation de cohabitation est évoquée c’est par le général de Gaulle pour les législatives de 1967. Réélu deux ans plus tôt, le général de Gaulle ne fait plus l’unanimité à un an de mai 68. Le régime gaulliste commence à être un peu usé. On envisage une défaite. Le général en premier comme un de ses anciens conseillers, Raymond Janot, nous l’a indiqué. Le général s’investit peu à vrai dire (un discours, un meeting). Il faut un engagement fort de Georges Pompidou dans la campagne pour assurer la victoire gaulliste. « Dommage ! On aurait vu comment fonctionne votre Constitution » assène le général à son Premier ministre qui n’en croit pas ses oreilles. On n’en saura pas plus.
Lors des législatives de 1973, même si Monsieur Pompidou est apprécié des Français et que la situation du pays est bonne, celui-ci envisage ce qu’il ferait en cas de cohabitation. À quelques journalistes qui l’interrogent là-dessus, il fait comprendre, certes de façon sibylline, qu’il n’envisage pas la défaite, mais que si elle a lieu, il ne cohabitera pas. En toute logique, cela signifie qu’il cesserait ses fonctions. La victoire largement obtenue efface l’hypothèse.
2) La cohabitation évitée.
Avant les législatives de 1978, le pouvoir giscardien est en difficulté. L’austérité mise en œuvre par Raymond Barre donne des résultats, mais mécontente grandement les Français. Le choc pétrolier est passé par là.
Le président Giscard d’Estaing demande à son impopulaire Premier ministre de ne pas se mêler de la campagne. Il va s’en charger lui-même. Comme il nous l’a confié lors d’un entretien : « il a fallu que je bataille contre l’opposition ce qui est normal. Mais aussi contre une partie de ma majorité (ndla : gaulliste). Ce qui est moins normal ! ». Et, Valéry Giscard d’Estaing va parcourir le pays pour tenter de convaincre.
Le 27 janvier 1978, la petite ville de Verdun-sur-le-Doubs (à peine 700 habitants à l’époque) est en émoi. Quelque 25 000 personnes sont venues écouter le président de la République française Valéry Giscard d’Estaing en campagne. Ce dernier a prononcé un discours d’importance nationale, qui est resté dans les mémoires comme étant celui du “Bon choix”. Le chef de l’État vient en effet inciter les Français à faire le "bon choix édicté par le bon sens". En clair, celui d’éviter une cohabitation politique. Il énonce que, si le peuple fait le choix de la gauche, il n’aura « pas les moyens de s’y opposer ». Avec le programme commun de la gauche, « les Français ne vivront pas heureux au paradis des idées fausses ».
Tous les observateurs autorisés s’accordent pour dire que ce discours a fait mouche. François Mitterrand lui-même protesta, disant que le Président sortait de son rôle d’arbitre (il fera de même en 1981 et 1988). Mais, la gauche était dans un tel état de division (communistes et socialistes se détestaient et se rabibochaient) que les électeurs n’avaient pas voulu tenter le sort. Incontestablement, cette victoire, même courte (50,5 contre 49,5), est avant tout le fruit de l’action du président. En cas de cohabitation, Valéry Giscard d’Estaing confia à des conseillers qu’il envisageait de se retirer au château de Rambouillet (résidence présidentielle jusqu’en 2009). Mais, ces législatives sont de mauvais augure. Si elles n’ont pas entrainé la cohabitation, elles sont le signe annonciateur de l’alternance de 1981.
3) Les cohabitations réalisées.
1986-1988 : une cohabitation conflictuelle.
Pour la première fois dans l’histoire de la Vᵉ République, une cohabitation survient lors des législatives de mars 1986. La coalition RPR-UDF, avec 43,9% des suffrages exprimés, est donc sortie victorieuse du scrutin. Cette victoire, on l’oublie, est néanmoins incomplète. Du fait de l’instauration par l’ancienne majorité du scrutin proportionnel (loi du 10 juillet 1985), elle n’obtient la majorité absolue en sièges que de justesse et grâce au renfort de parlementaires divers droite. Elle est en outre flanquée à l’extrême droite d’un groupe parlementaire de 35 députés du Front national décidé à ne pas lui faciliter la tâche (première fois dans l’histoire républicaine).
Dès 1983, Edouard Balladur avait dit :« Rien ne s’oppose dans la Constitution de 1958 à ce qu’un président de la République et une assemblée de tendance opposée cohabitent ». La même année Valéry Giscard d’Estaing dans un entretien à L’Express (14 janvier 1983) affirmait qu’en pareil cas, il ne fait aucun doute que le président de la République demeurerait en place.
Le principal intéressé, le président Mitterrand, en tant que gardien de la Constitution (art 5), estime qu’il existe une règle et une seule : « La Constitution, rien que la Constitution, toute la Constitution ». Et cette Constitution, l’ancien maire de Château-Chinon, la connait par cœur et bénéficie d’éminents conseillers en la matière (le doyen Jean-Claude Colliard et M. Charasse entre autres).
Nommé Premier ministre le 20 mars, Jacques Chirac, comme il l’avait déjà fait à l’approche du scrutin (« Nous avons une Constitution qui a fait ses preuves, appliquons-la purement et simplement », TF1, 9 février 1986). Il redira ceci une fois à Matignon en appelant au respect des compétences de chacun.
Dorénavant, un chef d’État de gauche va devoir cohabiter avec une majorité parlementaire et un Premier ministre de droite. On l’a dit dans cet article, cette première cohabitation fut conflictuelle tant par le contexte que par les personnalités en cause.
Fronçois Mitterrand ne reste pas « inerte » en refusant, par exemple de signer certaines ordonnances qui remettaient en cause les acquis sociaux. Au fur et à mesure de la cohabitation, il acquiert un rôle tantôt d’arbitre, tantôt de chef de l’opposition. Une stratégie du « seul contre tous », animée par le communiquant Jacques Séguéla, va aussi se révéler payante.
Comment le notent Philippe Ardant et Olivier Duhamel, « François Mitterrand voulut conserver le peu de pouvoirs que la situation lui laissait, Constitution aidant. (...) Il voulut surtout reconquérir le pouvoir à la première occasion venue, en l’espèce à l’échéance, des plus rapprochées (1988). Il voulut donc utiliser la cohabitation pour la reconquête. Il le voulut. Il le fit. » [1].
Comme on le sait, l’épilogue de cette première cohabitation, c’est la réélection confortable de François Mitterrand en 1988 contre Jacques Chirac (56% vs 46%).
Comme le révélera deux ans après Jacques Chirac : « Je ne vous cache pas que cela n’a pas toujours été facile. Je n’ai pas eu pendant cette période, si j’ose dire, un lit de roses » [2].
1993-1995 : une cohabitation consensuelle.
La droite, rassemblée dans la coalition de l’Union pour la France (UPF), remporte largement les élections législatives de 1993 (484 élus). François Mitterrand, contraint de nommer à la tête du gouvernement un membre de l’opposition, désigne Édouard Balladur comme chef du gouvernement.
Une donnée essentielle doit être rappelé ici sans tabou qui pèsera sur le déroulé de cette seconde cohabitation. Le président est atteint d’un cancer (longtemps caché depuis son premier mandat). Il est soumis à des soins intensifs qui l’amoindrissent physiquement. De nombreux anciens ministres de l’époque en attesteront. Il est connu que le débat sur le référendum sur Maastricht avec Philippe Séguin fut rallongé en raison de soins (et donc de coupures publicitaires) prodigués à un président rongé par la maladie qui tint au courage. Ce qui ne manqua pas de déstabiliser Philippe Séguin.
Il faut préciser que psychiquement le président garda tout son esprit. À cet égard, Michel Charasse nous confia un jour que Mitterrand avait demandé à ses proches qu’au cas où cela n’irait plus, il fallait lui dire et la démission s’imposerait. E. Balladur ne manqua pas de souligner les similitudes avec ce qu’il avait vécu (en tant que secrétaire général de l’Élysée) avec Georges Pompidou à l’Élysée entre 1973 et 1974.
Pour cette seconde cohabitation, on a un Président politiquement affaibli. En effet, le groupe socialiste ne compte plus qu’une cinquantaine d’élus et les leaders que sont Lionel Jospin et Michel Rocard ont été battus. Mais, de toute façon, les liens entre lui et le Parti socialiste se sont distendus. Le président n’a plus les moyens d’imposer ses vues à un parti qu’il a forgé, mais qui prépare déjà l’après-mitterrandisme. Et puis, comme le prévoit la Constitution, c’est son dernier mandat.
Comme en 1986, Mitterrand avait fixé un cadre dès avant le scrutin : « Ce que je peux vous dire, c’est que je n’ai pas l’intention de démissionner si se produisait un changement de majorité comme beaucoup le prévoient au mois de mars, c’est-à-dire s’il y a une majorité de droite. Quelle que soit son ampleur, cela n’a aucune importance, je veux dire, sur ce plan-là (...). Je dois exécuter le mandat pour lequel j’ai été élu (...). Une élection législative ce n’est pas une élection présidentielle » [3].
François Mitterrand, même affaibli, ne se prive pas de se démarquer de l’action du Premier ministre quand il estime que les acquis sociaux sont menacés. Il y aura bien quelques frictions (loi Falloux, accords de Schengen par exemple), mais la cohabitation reste consensuelle. Notamment, car Edouard Balladur a exigé de son équipe le respect d’un président malade et de sa fonction. En revanche, la rivalité Balladur/Chirac va interférer dans celle-ci. À partir de l’été 1994, quand il apparaît que ces deux poids lourds du RPR s’opposeront à l’élection présidentielle du printemps 1995, la donne change. Au grand dam de la gauche, Mitterrand apporte un soutien à peine voilé à Chirac. « C’est votre tour » lui dira-t-il fin 1994.
1997-2002 : une cohabitation surprise, mais apaisée.
Jacques Chirac est réélu assez aisément contre Jean-Marie Le Pen au printemps 2022. Il a avec lui une majorité parlementaire où le RPR domine. Contre toute attente, il procède à une dissolution surprise et grâce à une large victoire une majorité de gauche plurielle règne à l’Assemblée.
La cohabitation intervient en début de septennat présidentiel et va durer le temps d’une législature c’est-à-dire cinq ans.
Le 2 juin 1997, Jacques Chirac nomme Lionel Jospin Premier ministre.
La cohabitation va être « courtoise et républicaine » dira Lionel Jospin. Jacques Chirac la décrit comme « constructive ».
Tout d’abord, car elle est le fruit d’une dissolution manquée par un chef d’État qui va être très seul les deux premières années. Comme François Mitterrand en 1986, Jacques Chirac, s’appuyant sur son rôle de gardien des intérêts permanents, va exercer une magistrature tribunicienne en adressant des gestes en direction de l’opinion. Il fera connaître ses désaccords ou exprimera des mises en garde à propos de la politique menée par le gouvernement, soit en Conseil des ministres, soit au cours de déplacements en province.
En décembre 2000, à la fin d’un sommet européen, Jacques Chirac répond à un journaliste sur cette cohabitation en résumant très bien la situation : « Et aussi bien le Premier ministre que moi, avons eu pour souci, en permanence, de faire en sorte que, tout en gardant chacun nos convictions, bien entendu, tout en ayant chacun nos responsabilités dans les domaines qui étaient les nôtres, nous ayons un comportement qui soit digne de la France et des Français (...). Alors je ne dis pas qu’il n’y a pas des difficultés ou des problèmes. Il ne peut pas ne pas y en avoir, à partir du moment où il y a une divergence de vues sur certaines orientations essentielles, tout est dans la manière de les exprimer ».
À l’approche du scrutin présidentiel d’avril 2002, auquel il se représente, Jacques Chirac précise ses critiques, notamment en matière de sécurité domaine dans lequel la gauche a failli. Il dénonce aussi un certain « immobilisme » dans les réformes (alors que la situation économique est plutôt bonne). Également, la gauche plurielle se divise (écologistes et frondeurs se rebellent) et devient « la gauche plus rien » (André Santini).
Chirac l’emporte amplement au printemps 2002 contre Jean-Marie Le Pen, Lionel Jospin (payant une mauvaise fin de cohabitation) étant recalé dès le premier tour.
2024... : une cohabitation sans majorité.
Celle cohabitation débutant, il ne sera bien entendu pas question de la développer. Simplement dire que le président Macron a décidé, contre toute attente et sans que personne ne s’y attende (sauf quelques conseillers), de dissoudre le 9 juin 2024.
Les législatives qui ont suivi n’ont pas permis, pour la première fois depuis 1958, de dégager une majorité quelle qu’elle soit.
Le président a accepté la démission du gouvernement Attal mais, faute de candidats à ses yeux et JOP Paris 2024 obligent, il a repoussé la nomination d’un nouveau. Le gouvernement actuel est donc démissionnaire, mais en capacité d’expédier les affaires courantes (même si des ministres ont été élus députés).
Vu cette absence de majorité, ce qui risque de se passer à l’assemblée, c’est une succession de majorités instables, de majorités de circonstances et donc des risques de censures contre le gouvernement. Ce pourrait être « la valse des gouvernements » comme au temps de la IVe République. Bref, un retour à un vrai régime parlementaire.
Géométrie politique : « le carré de l’hypoténuse parlementaire est égal à la somme de l’imbécillité construite sur ses deux côtés extrêmes ». (Pierre Dac).