Les jurys populaires sont-ils condamnés ? Depuis 2019, dans une quinzaine de départements français, des cours criminelles sans jurés sont expérimentées. Habituellement tirés au sort sur les listes électorales, les six jurés d’assises y sont remplacés par des magistrats. Cette cour peut juger des personnes encourant de quinze à vingt ans de réclusion, soit majoritairement des auteurs de crimes sexuels.
L’objectif de cette réforme étant d’accélérer les procédures de jugement afin de désengorger les cours d’assises. Cette expérimentation qui devrait durer jusqu’en 2022 pourrait être pérennisée. Mais bien que les premiers résultats relevés par la Commission des lois de l’Assemblée nationale soient positifs, la suppression du jury populaire continue de faire débat.
Une justice plus synthétique que pédagogique.
Selon Pascal Chaux, avocat général à la cour criminelle d’expérimentation de Caen, cette réforme remplit son premier objectif. « Les délais d’audiencement ont été réduits de moitié, passant de deux ans à un an, de la fin de l’enquête jusqu’au procès, » explique-t-il. « Pareil pour la durée des procès, souvent réduite de plusieurs jours ».
Parmi les principales raisons : les experts qui viennent habituellement expliquer l’affaire aux jurés ne sont pas présents. Seuls les psychologues et les psychiatres sont convoqués dans ces cours criminelles. « En cour d’assises, toute l’affaire est expliquée aux jurés. A l’inverse, dans ces cours criminelles les magistrats sont au courant des dossiers, donc les réquisitions du parquet sont plus synthétiques et plus juridiques. Moins pédagogues que devant des jurés d’assises », affirme Pascal Chaux.
Pour le magistrat, cette procédure plus rapide n’a pas d’impact sur la justesse du verdict : « Les avocats qui étaient sceptiques se sont vite rendu compte que les débats étaient de même qualité. Tout comme les décisions rendues, il n’y a pas de différence majeure avec les cours d’assises », assure Pascal Chaux.
Si beaucoup craignaient que les peines soient plus sévères sans jurés d’assises, les premiers résultats témoignent du contraire. Selon le ministère de la Justice, les accusés ayant fait appel des décisions rendues par les cours criminelles représentent 21 %, ce qui est inférieur au taux d’appel aux assises qui est de 32 %.
« Les jurés d’assises ont souvent une réaction plus émotionnelle et ne sont donc pas forcément plus cléments que des magistrats, davantage sensibles à la discussion juridique », affirme Pascal Chaux.
L’amateurisme des jurés d’assises peut se répercuter sur la délibération, déplore Assaël Adary, juré lors d’un procès en septembre 2000. « J’avais à ma droite des personnes qui réclamaient la peine de mort et à ma gauche des personnes anti-prison. Certains jurés arrivent avec des préjugés tellement indécrottables que tout le reste glisse sur la surface ».
Pour quels résultats ?
Selon l’arrêté du ministère de la Justice relatif à cette expérimentation, ces cours criminelles doivent aussi permettre de « limiter la pratique de la correctionnalisation ».
Actuellement, des crimes passibles des assises sont requalifiés en délits, pour être jugés plus rapidement en correctionnelle. C’est le cas de nombreux « viols », requalifiés en « agressions sexuelles ».
Pour Pascal Chaux, avocat général à la cour d’expérimentation, cet objectif n’est pas assez mis en avant. « On manque d’une orientation nationale sur cette question. Pour le moment c’est plus une question de gestion des flux qu’une réflexion sur la manière de condamner les crimes sexuels ».
Si l’aspect financier n’est quant à lui pas mis en avant par le ministère, de nombreux magistrats craignent que la justice soit sacrifiée au nom d’économies. Selon les dernières données remontant à 2016, environ 21 288 jurés ont été convoqués pour cette seule année. Chaque juré étant indemnisé à hauteur de 85,04 euros par jour, auxquels il faut ajouter la prise en charge du transport et du logement, soit 169 euros, l’aspect financier peut peser dans la balance. Si aucune donnée n’a encore été publiée, Pascal Chaux affirme que les cours criminelles permettraient de réduire « de deux à trois fois les coûts, par rapport aux cours d’assises ».
“Les jurés, c’est la garantie d’une bonne justice”.
Si les procédures pénales sont plus rapides et moins couteuses sans jurés, alors comment expliquer que le jury populaire soit toujours au cœur des cours d’assises ? L’implication citoyenne dans le système judiciaire est l’un des principes fondateurs de la République. Il est inscrit dans la Constitution française que “la justice doit être rendue au nom du peuple”. C’est à ce titre que les citoyens, sans aucune expertise face aux rouages de la justice, jugent des crimes les plus graves.
Contrairement aux magistrats, les jurés n’ont pas accès au dossier avant l’audience. Il est alors nécessaire que chaque élément constitutif de l’affaire soit énoncé de vive voix, à travers les témoignages à la barre, mais également à travers un débat contradictoire, où tous les points de vue sont exprimés sans exception. C’est ce qu’on appelle l’oralité des débats, un principe caractéristique des procès d’assises.
« Il n’y a pas d’impasse, tout est discuté », explique Dominique Coujard, ancien président de la cour d’assises de Paris. « Allez dans une chambre correctionnelle et vous verrez le président qui ânonne les procès verbaux tandis que tout le monde s’assoupit. Aux assises, c’est complètement différent, ce sont les gens qui parlent. On fait venir tous les témoins, on les laisse s’exprimer et puis on les interroge. C’est là, la grande supériorité de ces procès ».
La justice populaire, pourquoi ?
Pour le magistrat retraité, les citoyens apportent une nouvelle lumière aux procès, là où des professionnels peuvent laisser libre cours à des a priori forgés au cours de leur carrière. « L’expérience la plus formidable que j’aie eu à vivre, c’est de voir le sérieux et le sens des responsabilités dont font preuve les jurés », raconte Dominique Coujard. « Ils savent qu’au bout du compte, il y a une personne qui risque une peine criminelle lourde et ils ne la prennent jamais à la légère. Les enjeux sont tels qu’ils sont extrêmement consciencieux et intelligents ».
Selon lui, aucun doute : la réduction du temps de la procédure nuit inévitablement à la justesse des verdicts. « Ce qui va arriver avec les cours spéciales, c’est que l’on va d’abord traiter une affaire sur une journée, puis deux, et on va finir par rejoindre la médiocrité du tribunal correctionnel, où l’on peut voir jusqu’à trente-cinq affaires par jour. Les jurés, c’est la garantie d’une bonne justice qui prend son temps ».
Au-delà de la supposée justesse que peut apporter un jury populaire, ces procédures permettent aux jurés d’obtenir un aperçu singulier du monde de la justice.
Pour Valérie Desdois, jurée en septembre 2020, cette expérience a changé sa vision de la justice. « Avant, j’avais tendance à juger trop vite, je ne comprenais pas les avocats qui défendaient des meurtriers. Cela m’a permis de réaliser que tout le monde a le droit d’être défendu ». Elle a siégé à la cour d’assises de Limoges lors du procès en appel de l’affaire Gabin, un nourrisson mort de dénutrition chronique, causée par la négligence de ses parents. « Pour moi, il est important que les procès d’assises soient jugés par des citoyens, parce que ce sont des gens de tous milieux. Il ne s’agit pas uniquement de juger et d’enfermer quelqu’un, mais de découvrir des parcours de vie, de voir comment on peut arriver à des extrêmes ».
Tout en permettant une expérience citoyenne unique, le maintien du jury populaire préserve l’un des fondements de la justice française. Cependant, pour Pascal Chaux, le principe de jury populaire, quasi inchangé depuis plus de deux cents ans, doit être modernisé. « Nous sommes au 21ème siècle, est-ce qu’une juridiction qui fonctionnait il y a plus de deux siècles doit être maintenue en l’état ? Le droit se complexifie, autant au niveau des sanctions que des peines prononcées. La justice est de plus en plus difficile à maîtriser dans toute sa globalité ».
NDLR : les personnes citées dans cet article ont été interviewées par l’auteur.