Vers l'abolition universelle de la peine de mort ? Le point de vue d'une juriste du Haut-Commissariat des Nations-Unies aux droits de l'Homme.

Vers l’abolition universelle de la peine de mort ? Le point de vue d’une juriste du Haut-Commissariat des Nations-Unies aux droits de l’Homme.

Interview de Yasmine Hadjoudj réalisée par Marie Depay pour la Rédaction du Village de la Justice.

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Explorer : # abolition de la peine de mort # droits de l'homme # moratoire # opinion publique

Régulièrement, dans les pays où elle a été abolie, ressurgit cette idée fausse que la peine de mort aurait un effet dissuasif sur la criminalité et qu’il faudrait donc la ré-instaurer. Ce genre de réflexion nous rappelle combien le combat courageux mené en son temps en France par Monsieur Robert Badinter reste fondamental, et ne sera jamais totalement achevé.
Si cette peine capitale a été abolie grâce à lui en France en 1981, elle reste une dure réalité pour de nombreux pays. Une journée mondiale est d’ailleurs consacrée chaque 10 octobre à son abolition.
Pour prendre la mesure de la portée politique, juridique et sociétale de la peine de mort dans le Monde et connaître l’avancée de sa potentielle abolition universelle, la Rédaction du Village de la Justice s’est adressée au Haut-Commissariat des Nations-Unies aux droits de l’Homme.
Yasmine Hadjoudj, juriste et responsable du portfolio de l’administration de la Justice et experte des thématiques de la peine de mort et de la torture auprès de cette institution, répond à nos questions.
Cet entretien est l’occasion de porter un éclairage sur notre responsabilité à tous de promouvoir un espace civique fort pour défendre les droits fondamentaux et lutter contre cette forme de torture ultime.

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Village de la Justice : Comment expliquer que la peine de mort soit encore appliquée dans le monde en 2021 ? Peut-on vraiment se contenter des "moratoires" décidés dans certains Etats ?

Yasmine Hadjoudj : « Dans l’expérience de nombreux États, l’instauration de moratoires sur la peine de mort a été un premier pas vers son abolition. L’application d’un moratoire de droit ou de fait permet aux systèmes de justice pénale d’avoir recours à des sanctions alternatives, d’engager des campagnes de sensibilisation sur la question de la peine de mort pour, à terme, sanctionner formellement l’abolition en droit de la peine de mort.

Toutefois, malgré l’instauration de moratoires de longue durée, les autorités judiciaires de certains pays ont continué de prononcer des condamnations à mort.

L’instauration de moratoires sur la peine de mort est un premier pas vers son abolition.

La résurgence d’appels publics à la reprise de l’application de la peine de mort va souvent de pair avec l’expression d’opinions populistes ou autoritaires.
Des figures politiques menacent parfois de rétablir le recours à la peine de mort pour signifier leur fermeté à l’égard de la criminalité, du trafic de drogue, ou pour cibler des minorités religieuses ou des opposants politiques. D’autres Etats ont introduit la peine de mort pour des infractions telles que l’apostasie ou la sodomie. Dans ces cas d’espèce, et même si un moratoire est maintenu, de telles lois peuvent fortement entraver l’exercice des droits des minorités religieuses ou sexuelles.
Le Comité des droits de l’homme, qui veille à l’application du Pacte relatif aux droits civils et politiques, a indiqué que les États parties qui n’ont pas encore aboli la peine de mort ne peuvent appliquer une telle peine que pour les “crimes les plus graves”, étant entendu que cette expression désigne l’homicide volontaire.

Il a aussi été observé que, pendant de longs moratoires, les procureurs avaient sans doute davantage tendance à requérir la peine capitale, et les juges à la prononcer, s’ils partaient du principe que dans les faits, elle ne serait pas appliquée. D’autre part, on sait que la vie dans les fameux “couloirs de la mort” peut avoir des effets dévastateurs sur la santé mentale d’un condamné. Les conditions de détention y sont souvent pires que pour la population carcérale ordinaire ; les détenus y sont parfois soumis à des régimes spéciaux, avec des contacts familiaux moins fréquents, plus de recours à l’isolement, en somme des conditions contraires à l’Ensemble de règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus (Règles Nelson Mandela).

Sur la voie de l’abolition formelle de la peine de mort, le moratoire - par lequel l’Etat s’engage à suspendre dans les faits et/ou en droit l’exécution des peines capitales-, n’est qu’une étape intermédiaire parmi d’autres ; on peut citer notamment celles de réduire le nombre d’infractions passibles de la peine de mort ; mettre fin à l’application obligatoire de la peine de mort pour certains crimes, ce qui exclut toute marge d’appréciation des juges ; et ratifier le Deuxième Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques visant à l’abolition de la peine de mort. »

L’abolition de la peine de mort sera t-elle un jour universelle ?

« La tendance internationale à l’abolition de la peine de mort se poursuit. On le voit dans l’enceinte de l’Assemblée générale de l’ONU où, tous les deux ans, une résolution pour un moratoire sur les exécutions est adoptée, ce qui offre un baromètre sur la situation mondiale– 123 États ont voté en faveur de cette résolution en décembre 2020, un chiffre en hausse. La résolution de l’Assemblée générale n’est certes pas contraignante, mais elle a un poids politique et moral important.

"Il y a clairement une tendance vers l’abolition universelle de la peine de mort."

Malheureusement, le mouvement abolitionniste a subi quelques revers ces dernières années. On pense à l’introduction ou la réintroduction de la peine de mort pour les infractions liées à la drogue ou à l’élargissement de l’application de la peine de mort à des infractions terroristes dans plusieurs Etats.
Pourtant, le Conseil de l’Europe a fait observer que l’application de la peine de mort dans les cas de terrorisme pourrait être contre-productive, en ce qu’elle créerait des points d’ancrage dont l’évocation pourrait être utilisée pour rallier d’autres personnes à la commission de nouveaux actes terroristes. Un certain nombre d’États ont aussi étendu l’application de la peine de mort à des comportements dont la criminalisation elle-même pose problème au regard des droits de l’Homme, tel l’adultère, les relations homosexuelles consenties, le blasphème ou l’apostasie.

Aujourd’hui cependant, 170 Etats membres des Nations-Unies, dans toute la diversité de leurs systèmes juridiques, traditions, cultures et religions, ont aboli la peine de mort, ou ne la pratiquent plus. Le continent africain s’est joint au concert de la tendance abolitionniste, 80% des membres de l’Union africaine ayant déjà aboli la peine de mort en droit ou en fait. Le Tchad en 2020 et la Sierra Leone en juillet dernier, ont aboli la peine de mort. Aux États-Unis, la Virginie a aboli, début 2021, la peine capitale.

Il y a donc très clairement une tendance vers l’abolition universelle de la peine de mort, même si cela prendra probablement du temps. »

Selon un sondage récent (étude Ipsos/Sopra Steria), près d’un Français sur deux serait favorable au rétablissement de la peine de mort. Comment peut-on aujourd’hui lutter contre ce "phénomène" ?

« Le soutien du public est souvent cité pour justifier le maintien ou la reprise du recours à la peine de mort. Cependant, peu de statistiques sont citées à cet égard, celles produites doivent être traitées avec prudence.

On a souvent dans l’Histoire demandé au public s’il est favorable ou opposé à la peine de mort. Les réponses peuvent donner une indication de la position philosophique ou morale dominante du public sur la question, mais elles ne mesurent pas l’opinion sur la peine de mort telle qu’elle est réellement pratiquée, qui nécessite une analyse beaucoup plus sophistiquée de données telle la disponibilité de peines alternatives, ainsi que les risques d’erreur et de partialité.

Globalement, lorsque le soutien du public à la peine de mort est avancé, il repose sur l’idée fausse selon laquelle la peine de mort aurait un effet dissuasif sur la criminalité grave. Dans nombre de pays où la peine de mort est en vigueur, le manque de transparence contribue à alimenter et à perpétuer des hypothèses erronées. Le Conseil de l’Europe a observé que plus les gens sont informés des faits qui entourent le processus d’exécution, et des peines de substitution possibles, moins ils s’opposent à son abolition. Lorsqu’en plus, des informations révélant l’ampleur de la discrimination dans l’application de la peine de mort sont disponibles, le soutien du public tend encore plus à diminuer. »

Quelle responsabilité collective pèse aujourd’hui sur chacun de nous en ce qui concerne la défense et la promotion des libertés et droits fondamentaux ? Sur quoi les futurs juristes et avocats doivent-ils être particulièrement vigilants pour notre avenir ?

"Cesare Beccaria nous disait déjà au 18ème siècle qu’une peine qui n’a pour but que de punir est inutile."

« Les responsables politiques, la société civile et le public doivent impérativement disposer d’informations transparentes et exactes pour débattre de la question de la peine de mort en connaissance de cause.

L’abolition de la peine de mort est une question d’intérêt supranational, qui dépasse les intérêts souverains des Etats. Le Conseil de l’Europe a institué une Journée européenne contre la peine de mort qui est devenue la Journée mondiale contre la peine de mort, célébrée chaque année le 10 octobre.

La sensibilisation, l’éducation, la transparence, la liberté d’expression et d’association, et, plus généralement, la promotion d’un espace civique fort, sont les éléments essentiels du consensus de plus en plus large en faveur de l’abolition universelle de la peine de mort.

On peut aussi s’interroger, plus fondamentalement, sur la répression des crimes les plus graves. Rappeler le lien entre droits de l’Homme et abolition, l’impératif de la protection du droit à la vie, de l’interdiction absolue de la torture, sachant que la peine de mort est la pire forme de torture. Dans des sociétés où le populisme et le tout sécuritaire réclament toujours plus de répression, de peines plus lourdes, de prolongations de peines ou d’internements de criminels réputés inamendables que l’on chercherait à exclure définitivement de la société, on risque fort de ne penser la peine que comme un instrument sécuritaire répressif, en perdant de vue les valeurs à protéger pour toute politique pénale : l’humanisation des sanctions plutôt que l’expiation et la terreur, et la recherche de l’amendement et de la réhabilitation plutôt que la punition. Cesare Beccaria nous disait déjà au 18ème siècle qu’une peine qui n’a pour but que de punir est inutile. »

Interview de Yasmine Hadjoudj réalisée par Marie Depay pour la Rédaction du Village de la Justice.

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