Interdiction de voyager sans « motif impérieux » : comment concilier libertés fondamentales et contraintes sanitaires ?

Par Valeria Giaconia, Juriste.

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Explorer : # liberté de circulation # libertés fondamentales # restrictions sanitaires # droit à une vie familiale normale

Alors que la crise sanitaire ne faiblit pas et que se pose la question d’un nouveau confinement, le gouvernement français a pris des mesures pour limiter les déplacements de voyageurs et contrôler ses frontières. Ainsi, depuis le dimanche 31 janvier [1], toute personne souhaitant entrer sur le territoire métropolitain est soumise à l’obligation de présentation d’un certificat de test PCR négatif effectué moins de 72h avant son départ.

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Pour les voyageurs provenant d’un pays hors espace européen, cette condition est combinée à la justification d’un « motif impérieux » autorisant leur déplacement, en cas d’entrée ou de sortie du territoire, et ce même pour les ressortissants français.

Ces nouvelles restrictions sanitaires, bien que répondant à l’état d’urgence actuel, remettent en cause certaines libertés individuelles et soulèvent la question de la constitutionnalité d’une telle interdiction d’entrée et de sortie territoire, notamment pour les ressortissants français établis à l’étranger.

Liberté de circulation et droit absolu au retour sur le territoire.

En effet, tout ressortissant français peut librement entrer, séjourner et circuler sur le territoire métropolitain (Article 13 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme ; Article 12 du Pacte International relatif aux droits civils et politiques).

La liberté d’aller et venir constitue une liberté fondamentale, prévue expressément par le Protocole n°4 à la Convention Européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales :

« Article 2 - Liberté de circulation (…)
2. Toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien.
Article 3 (…) ;
2. Nul ne peut être privé du droit d’entrer sur le territoire de l’Etat dont il est le ressortissant
 ».

Evidemment, l’exercice de ces droits peut faire l’objet de restrictions prévues par la loi si elles constituent des mesures nécessaires « à la protection de la santé » ou justifiées « par l’intérêt public ».

Dès le début de l’épidémie, il a donc été nécessaire de fixer un cadre législatif pour mettre en place le confinement et les limitations de déplacements qui s’en sont suivies, sans porter atteinte à ces libertés individuelles. Le législateur est intervenu par la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 en inscrivant l’état d’urgence à l’article L3131-12 du Code de la Santé publique. L’article L3131-15 du même code confère expressément au législateur une prérogative toute particulière pour « réglementer ou interdire la circulation des personnes » en cas d’état d’urgence sanitaire.

Cependant, les décrets d’application de ces mesures manquent parfois de précisions et laissent une marge d’interprétation non négligeable, ce qui a ouvert le débat (par exemple autour de la véritable définition d’un « motif impérieux ») et donné lieu à de multiples jurisprudences récentes en la matière. Il appartient alors au juge des référés, saisi en urgence sur le fondement de l’article L521-2 du Code de justice administrative, de statuer sur la reconnaissance ou non de l’atteinte portée à une liberté fondamentale et d’ordonner toutes les mesures nécessaires à sa sauvegarde.

La jurisprudence récente reconnaît l’atteinte à des libertés fondamentales.

Dans une ordonnance du 18 août 2020, le Conseil d’Etat a accordé à des ressortissants français résidant aux Etats-Unis une exemption à l’obligation de présenter un test PCR négatif à leur arrivée sur le territoire national, alors même que cette mesure avait été mise en place un mois plus tôt [2] pour tous les voyageurs en provenance de pays classés « rouges ». En l’espèce, les délais d’obtention des résultats des tests ne permettaient pas aux requérants de se conformer à cette obligation. Le Conseil d’Etat précise qu’un « laissez-passer sanitaire » sera dorénavant accordé par les consulats à tout voyageur français se trouvant dans un cas similaire et rappelle sans aucune ambigüité que « le droit d’entrer sur le territoire français constitue, pour un ressortissant français, une liberté fondamentale au sens de l’article L521-2 du Code de justice administrative ».

Par ailleurs, dans une décision du 21 janvier 2021, c’est une atteinte grave au droit à une vie familiale normale [3] qui a été reconnue. Saisi par plusieurs associations, le juge des référés a suspendu la mesure prise par le gouvernement de ne plus autoriser la délivrance de visas au motif du regroupement familial, pour les enfants et conjoints d’étrangers résidant en France, soulignant que cette catégorie de personnes ne représente pas un flux de voyageurs assez important pour augmenter le risque de propagation de la pandémie.

Le juge des référés n’hésite donc pas à reconnaitre l’atteinte portée aux libertés individuelles des ressortissants français ou étrangers, comme la liberté d’aller et venir et le droit à une vie familiale normale, lorsque l’annulation des mesures mises en cause ne participe pas à la propagation de l’épidémie.

Il se montre cependant moins clément en ce qui concerne la liberté d’entreprendre ou bien la liberté du commerce et de l’industrie, motifs soulevés par certains professionnels qui voient leur activité réduite à néant par les restrictions sanitaires : fermeture des discothèques (Décision en référé du 13 juillet), fermeture des bars et restaurants (Décision en référé du 8 décembre), fermeture des remontées mécaniques (Décision en référé du 11 décembre).

Le gouvernement n’est pas sans connaitre les libertés et droits fondamentaux garantis par la Constitution, dont le droit de retour de tout citoyen vers son pays.

Mais à l’heure actuelle, soucieux de maitriser les risques liés à l’épidémie de Covid-19 et à ses récentes variantes, ces restrictions aux frontières n’auraient-elles pas avant tout une visée dissuasive ? L’objectif serait alors bien de responsabiliser les citoyens dans leurs déplacements plutôt que de réellement les priver de certaines libertés qui, en tout état de cause, leur restent acquises.

Valeria Giaconia
Rédactrice Juridique

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Notes de l'article:

[1Décret n° 2021-99 du 30 janvier 2021 modifiant les décrets n° 2020-1262 du 16 octobre 2020 et n° 2020-1310 du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.

[2Ordonnance du 23 juillet 2020, décret d’application du 27 juillet 2020.

[3Article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des droits fondamentaux + Alinéa 10 du préambule de la Constitution de 1946 : "la Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement".

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Discussions en cours :

  • Vous terminez votre article en parlant de dissuasion.
    Y aurait il donc, la possibilité de quitter le territoire sans être hors la loi ?
    On risque un refus d’embarquement ou une contravention en cas de départ ?
    Merci

    • par Valeria , Le 13 avril 2021 à 09:23

      Bonjour Julien,
      Depuis cet article, le motif impérieux a été supprimé (car inconstitutionnel...) pour les ressortissants français résidant à l’étranger et pour les départs depuis la France vers certains pays hors UE (voir liste sur le site du gouvernement).
      Mais vous risquez en effet un refus d’embarquement si pas de test PCR négatif ou visa valable selon la destination !

    • par Mathieu , Le 19 avril 2021 à 20:58

      Bonjour, mais dans ce cas au vu de vos dires. Cela signifie qu’avec un test PCR et les documents adéquats pour voyager on ne peut pas nous interdire d’embarquer ? J’ai un voyage de prévue hors UE début Mai qui a déjà été repoussé 2 fois et j’aimerai savoir si je peux prendre le risque de le faire ?

    • par Valeria , Le 23 avril 2021 à 00:28

      Bonjour,
      Tout dépend de votre destination ! Il faut voir les mesures aux frontières qui s’appliquent pour chaque pays (test pcr, quarantaine obligatoire, visa de travail valide, etc.). Très peu de pays hors UE autorisent les voyages touristiques actuellement. Vous risquez de vous retrouver "bloqué" à l’aéroport d’arrivée...
      Si vous répondez bien à tous ces critères, et que votre vol est maintenu, en effet on ne peut pas vous refuser un embarquement.

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