De l'intelligence économique à l'intelligence juridique. Par Olivier de Maison Rouge, Avocat.

De l’intelligence économique à l’intelligence juridique.

Par Olivier de Maison Rouge, Avocat.

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Explorer : # intelligence économique # intelligence juridique # veille stratégique # influence juridique

Alors que la communauté de l’intelligence économique célébrait le 8 avril 2024, à l’École Militaire, les 30 ans du rapport Martre qui fut l’acte fondateur en la matière, l’accroissement des actes d’ingérences économiques par le droit – également nommé lawfare – conduit à s’interroger sur la part de la sphère juridique dans les conflictualités commerciales, et tout d’abord d’en donner une définition et ses composantes.

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I- Définitions de l’intelligence économique.

Aux termes du Rapport Martre, rendu public en 1994, l’intelligence économique est définie :

« Comme l’ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution, en vue de son exploitation, de l’information utile aux acteurs économiques. Ces diverses actions sont menées légalement avec toutes les garanties de protection nécessaires à la préservation du patrimoine de l’entreprise, dans les meilleures conditions de délais et de coûts ».

Pour sa part, Bernard Carayon, Député du Tarn, dans son rapport de 2003, en a fait :

« Une politique publique de compétitivité, de sécurité économique, d’influence, notamment auprès des organisations internationales, et de formation. Elle procède d’une grille de lecture originale de la mondialisation qui prend en compte le quotidien de la vie des marchés, le contournement de ces règles, les jeux de puissance et d’influence ».

L’intelligence économique a également été définie par Alain Juillet, alors Haut Responsable à l’Intelligence Économique (HRIE), à partir d’une vision courte, ciblée, mais efficace, comme étant :

« La maîtrise et la protection de l’information stratégique pertinente pour tout acteur économique ».

Selon Christian Harbulot, universitaire et surtout véritable théoricien incontournable du concept :

« L’intelligence économique se définit comme la recherche et l’interprétation systématique de l’information accessible à tous, afin de décrypter les intentions des acteurs et de connaître leurs capacités. Elle comprend toutes les opérations de surveillance de l’environnement concurrentiel (protection, veille, influence) et se différencie du renseignement traditionnel par : la nature de son champ d’application, puisque qu’elle concerne le domaine des informations ouvertes, et exige donc le respect d’une déontologie crédible ; L’identité de ses acteurs, dans la mesure où l’ensemble des personnels et de l’encadrement – et non plus seulement les experts – participent à la construction d’une culture collective de l’information ; ses spécificités culturelles, car chaque économie nationale produit un modèle original d’intelligence économique dont l’impact sur les stratégies commerciales et industrielles varie selon les pays ».

Enfin, Le rapport d’information n° 872 (2022-2023), déposé le 12 juillet 2023 de Marie-Noëlle Lienemann et Jean-Baptiste Lemoyne sur l’intelligence économique, outil de reconquête de notre souveraineté considère la matière comme étant :

« L’intelligence économique vise avant tout à se « mettre en alerte » afin de défendre les intérêts stratégiques d’un État, d’une entreprise, d’un territoire ou d’un établissement de recherche et d’en promouvoir la compétitivité. Cela repose sur les trois séries d’actions suivantes :
–* la veille stratégique ou concurrentielle ;
–* la protection du patrimoine matériel ou immatériel ;
–* les opérations d’influence
 ».

Globalement, toutes ces énonciations à première vue disparates concourent semblablement à la même idée d’acquisition de l’information et de sa lecture avec acuité, de recherche de compétitivité, de sécurité et de conquête économiques à partir de l’anticipation des risques, de la lecture des signaux faibles, de la connaissance de l’environnement économique et l’acquisition et de la protection des connaissances stratégiques ; c’est en ce sens que nous aborderons ce concept ainsi résumé.

II- Déclinaisons de l’intelligence économique.

Ceci étant rappelé, il est convenu et généralement admis que la matière s’articule autour de trois axes majeurs que sont :

1. La veille stratégique, c’est-à-dire la collecte et le récolement des informations économiques stratégiques, à partir de sources ouvertes, en vue de leur interprétation, de leur analyse. Il est souvent affirmé que l’information utile est essentiellement « ouverte », 90% des données stratégiques sont accessibles sur Internet, dans la presse ou les publications spécialisées, et peuvent également être recueillies dans un cadre légal, éthique et déontologique (colloques, salons, manifestations...).
On estime en effet qu’environ 90 % de l’information utile à l’entreprise est publiée de façon ouverte ; c’est ce que l’on nomme l’information « formelle ». Avec le développement des nouvelles technologies de l’information, la masse de données disponibles est devenue énorme ; identifier l’information pertinente dans ce flux sans cesse grandissant nécessite de se doter d’outils informatiques adaptés. Pour autant, la petite proportion d’informations utiles non disponibles dans la littérature ouverte est souvent celle offrant la plus grande plus-value à l’entreprise. Il est possible de la collecter, dans un cadre légal et déontologique, par un travail de réseau (entretien de contacts) et de terrain (par exemple lors de conférences, de salons et de manifestations professionnelles), et par un suivi permanent de nouvelles sources d’information potentiellement utiles.

2. L’influence, c’est-à-dire la faculté à orienter positivement les décisions et les textes d’origine légale ou règlementaire ou à déstabiliser un concurrent par le biais d’une communication négative, voire hostile.

3. La protection économique, à entendre comme étant la sécurisation, par tous moyens technique et juridique, et la valorisation du patrimoine informationnel qui en constitue le noyau dur.

III- Une définition juridique de l’intelligence économique.

Par-delà ces fondements et doctrines théoriques, sinon pragmatiques, il convient de relever qu’il n’existe à ce jour, dans le droit positif français, aucune définition légale de l’intelligence économique.

1) Le précédent de 2011.

Signalons néanmoins qu’il y eut une tentative avortée sur le sujet, à l’occasion de l’adoption de la loi dite « LOPPSI 2 », qui était un texte sécuritaire, intégrant de nombreuses dispositions de renforcement de la répression pénale, parmi lesquelles figurait une définition indirecte de l’intelligence économique.

À travers cet article discuté, le gouvernement exprimait la volonté d’assainir et de régir les professions du renseignement économique, souhaitant contrôler et réglementer l’activité privée d’intelligence économique par voie de modification de la loi n° 83-629 du 12 juillet 1983 relative aux agences privées de recherche.
Sans en discuter le fondement, voici la définition alors retenue :

« Art. 33-12. – En vue de la sauvegarde de l’ordre public, en particulier de la sécurité économique de la Nation et des éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique, sont soumises au présent titre les activités privées de sécurité consistant dans la recherche et le traitement d’informations sur l’environnement économique, social, commercial, industriel ou financier d’une ou plusieurs personnes physiques ou morales, destinées soit à leur permettre de se protéger des risques pouvant menacer leur activité économique, leur patrimoine, leurs actifs immatériels ou leur réputation, soit à favoriser leur activité en influant sur l’évolution des affaires ou les décisions de personnes publiques ou privées ».

L’objectif, pour être louable, n’aura pas convaincu le Conseil constitutionnel. Saisi par des parlementaires de l’opposition, en application de la Constitution du 4 octobre 1958, le juge constitutionnel se voyait déférer plusieurs articles qu’ils entendaient contester. Alors que la disposition litigieuse n’était pas visée par le recours, le Conseil constitutionnel examina d’office l’article 33-12 ci-dessus, et l’a censuré au motif que dès lors que le gouvernement introduisait une sanction pénale pour le non-respect des obligations soumises à autorisation en découlant , sa rédaction était trop nébuleuse.

La décision rendue le 10 mars 2011 par le Conseil constitutionnel fut des plus sévères, considérant :

« (…) que l’article 33-12 tend à définir le champ d’application du régime des activités d’intelligence économique ;
(…) qu’il est loisible au législateur de prévoir de nouvelles infractions en déterminant les peines qui leur sont applicables ; (…) qui impose d’adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques ;
(…) que l’imprécision tant de la définition des activités susceptibles de ressortir à l’intelligence économique que de l’objectif justifiant l’atteinte à la liberté d’entreprendre méconnaît le principe de légalité des délits et des peines
(…) »

Dès lors qu’elle était ainsi reconnue comme étant contraire à la Constitution, la définition issue de l’article 33-12 se trouvait anéantie, vidant le droit positif de toute définition de la matière.

2) La définition règlementaire.

Par décret n° 2013-759 du 22 août 2013 – aujourd’hui abrogé - la matière a ensuite été définie comme suit :

« L’intelligence économique vise à collecter, analyser, diffuser et protéger l’information économique stratégique. Outil d’aide à la décision, au profit de l’ensemble des acteurs économiques (entreprises, établissements de recherche, ministères, régions), elle se décline en plusieurs axes :
–* Un volet pédagogique, permettant de sensibiliser les acteurs concernés sur les objectifs et les méthodes de l’intelligence économique ;
–* Un volet anticipation et accompagnement des évolutions, notamment par la veille stratégique, afin de permettre à ces acteurs de prendre les meilleures décisions ;
–* Un volet sécurité économique, à travers la prévention des risques, notamment immatériels (savoir-faire, réputation, etc.) ;
–* Un volet travail d’influence de long terme sur l’environnement économique, comme par exemple les régulations internationales de toutes natures, techniques ou de gouvernance, afin de créer un environnement favorable aux orientations choisies
 ».

IV- L’intelligence juridique.

« Nos compétiteurs font du droit une arme qu’ils dirigent contre nos intérêts pour leur assurer l’ascendant. Outil de l’hybridité, l’usage stratégique de la norme (ou lawfare) se décline suivant trois axes majeurs : l’instrumentalisation croissante par certains états de leur propre droit, en particulier à travers l’extraterritorialité ; l’utilisation, le détournement ou le contournement de la norme internationale ; et l’exploitation de vulnérabilités juridiques et judiciaires résultant de notre droit interne ou de nos engagements européens » (Revue nationale stratégique, SGDSN, 2022).

L’intelligence juridique –dont l’auteur de ces lignes a été l’un des fondateurs– peut se définir comme étant l’application des concepts et pratiques d’intelligence économique appliqués au droit.

S’il n’existe pas à proprement parler de spécialité relevant du droit de l’intelligence économique, c’est davantage une pratique juridique qui reprend et entérine le savoir-faire hérité de l’IE en tant qu’outil d’aide à la décision stratégique et à la prévention des risques.
Mais au-delà, ce sont surtout des stratégies et/ou tactiques juridiques d’intelligence économique auxquelles on assiste ou dont les juristes sont des artisans, voire des maîtres d’œuvre. Elles reprennent dans les grandes lignes les leviers de l’IE appliquées au droit : veille, analyse, sécurité et influence.

Ce faisant, le droit se propose de mobiliser au profit de l’entreprise ou des organisations publiques une réflexion juridique adéquate pour se protéger utilement contre les atteintes et les actes de malveillance et plus généralement pour maîtriser les risques juridiques contemporains liés aux marchés et à son environnement commercial et industriel.

L’objectif recherché étant de sécuriser et de faire valoir les droits incorporels et immatériels dont l’entreprise peut se prévaloir ; l’intelligence juridique aborde donc de manière transversale tous les aspects liés à la structure même de l’organisation de l’entreprise et de ses activités.

Cela recouvre notamment l’influence normative, les stratégies de propriété intellectuelle, les questions de réputation et libertés d’expression, des stratégies de contournement, d’une cartographie des risques et des informations stratégiques, de leur protection et de leur classification…

Mais, cela peut aussi se présenter sous la forme d’une instrumentalisation du droit à des fins économiques, comme le choix du terrain de règlement des conflits, des « embuches » administratives au bénéfice d’entreprises et au détriment d’autres, de l’usage d’un procès comme collecte d’informations…

La Sénatrice Marie-Noëlle Lienemann et le Sénateur Jean-Baptiste Lemoyne ont récemment été à l’origine d’une proposition de loi (PPL) portant création d’un programme national d’intelligence économique, enregistrée le 25 mars 2021 à la Présidence du Sénat.
Ce faisant, les grands élus ont clairement remis l’intelligence économique sur le devant de la scène, longtemps éclipsée par les seules questions de sécurité économique.

Plus précisément, pour les Parlementaires de la Chambre haute :

« Ce que nous considérons comme intelligence juridique [est] une veille juridique sur le droit positif et surtout une veille sur les futures évolutions anticipables, le suivi de signaux faibles en matière juridique pour qu’à la fois les pouvoirs publics et les acteurs économiques puissent davantage participer à l’élaboration de ces mêmes normes et pas seulement les appliquer. Cela est en soi est une dimension importante de la guerre économique ».

Dans le prolongement, la proposition de loi sénatoriale du 25 mars 2021 de Marie-Noëlle Lienemann et Jean-Baptiste Lemoyne pour la création d’un programme national d’intelligence économique, a intégré la proposition de définition suivante (article 8) :

« Il est mis à disposition des acteurs privés ou publics des outils qui leur permettront de connaître l’environnement juridique international dont ils sont tributaires afin de connaître les risques et les opportunités potentielles, d’agir sur leurs évolutions et de disposer des informations et des droits nécessaires pour pouvoir mettre en œuvre les instruments juridiques aptes à réaliser leurs objectifs stratégiques ».

Si le projet ne doit pas être un vœu pieux, tout reste donc encore à écrire, ce en quoi c’est un droit sui generis.

Olivier de Maison Rouge
Avocat - Docteur en droit
Barreau de Clermont-Ferrand
Directeur du MBA Management Stratégique et Intelligence Juridique
Auteur de droit de l’intelligence économique Lamy, 2012
le droit du renseignement - renseignement d’Etat, renseignement économique, LexisNexis, 2016
les cyberisques, la gestion juridiques des risques à l’ère immatérielle, LexisNexis, 2018

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