Le harcèlement moral dans la fonction publique.

Par Davy Sarre, Juriste.

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Explorer : # harcèlement moral # fonction publique # responsabilité administrative # conditions de travail

Une situation donnée relève-t-elle d’un harcèlement moral ? Comment faire reconnaître l’existence d’un harcèlement moral ou, a contrario, démontrer qu’aucun harcèlement n’existe. Point d’actualité.

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I/ Les fondements juridiques du harcèlement.

Le harcèlement moral est défini à l’article 2 paragraphe 3 de la Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 :

« Le harcèlement […] a pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité d’une personne et de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant. Dans ce contexte, la notion de harcèlement peut être définie conformément aux législations et pratiques nationales des Etats membres ».

Le régime applicable à la fonction publique est prévu par la loi n°2002-73 du 17 janvier 2002 dite « de modernisation sociale », qui a créé un article 6 quinquiès au sein de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires.

La Cour administrative d’appel de Lyon a même érigé la prohibition du harcèlement moral en principe général du droit [1].

Lors de la transposition de la directive communautaire 2000/78 précitée, une typologie de comportements constitutifs du harcèlement moral a été dressée (liste non exhaustive) :
- Empêcher la victime de s’exprimer (éviction des réunions de travail, privation du téléphone) ;
- Isoler la victime ;
- Déconsidérer la victime auprès de ses collègues ou de tiers ;
- Discréditer la victime dans son travail et notamment pousser l’intéressé à la faute puis l’écarter de la structure pour cela ;
- Compromettre la santé physique ou psychique de la victime.

Par ailleurs, en présence d’agissements de harcèlement moral, la responsabilité pour faute de la collectivité est engagée [2].

Le Conseil d’État précise le régime de la charge de la preuve, qui s’établit en 3 temps [3] :

"Il appartient à un agent public qui soutient avoir été victime d’agissements constitutifs de harcèlement moral, de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer l’existence d’un tel harcèlement. […] Il incombe à l’administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiées par des considérations étrangères à tout harcèlement. […] La nature même des agissements en cause exclut, lorsque l’existence d’un harcèlement moral est établie, qu’il puisse être tenu compte du comportement de l’agent qui en a été victime pour atténuer les conséquences dommageables qui en ont résulté pour lui ; […] le préjudice résultant de ces agissements pour l’agent victime doit alors être intégralement réparé."

- Il appartient tout d’abord à l’agent public qui soutient avoir été victime d’agissements constitutifs de harcèlement moral de soumettre au juge des éléments de fait susceptible de faire présumer l’existence d’un tel harcèlement ;
- Il incombe ensuite à l’administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement ;
- Il revient ensuite au juge administratif d’apprécier si les agissements de harcèlement sont ou non établis. Le juge peut ordonner toute mesure d’instruction utile à fonder sa conviction.

La circulaire n°SE1 2014-1 du 4 mars 2014 relative à la lutte contre le harcèlement de la fonction publique rappelle les éléments qui doivent être réunis pour caractériser cette infraction :
- Des agissements répétés de harcèlement moral : en effet, un acte pris isolément, même grave, ne peut être qualifié de harcèlement moral ;
- Une dégradation des conditions de travail : les agissements doivent avoir des conséquences néfastes sur les conditions de travail, sans que l’élément intentionnel de l’auteur des faits ne soit requis [4] ;
- Une atteinte aux droits, à la dignité, à la santé physique ou mentale ou à l’avenir professionnel de l’agent [5].

Par une décision du 19 janvier 2014, le Conseil d’État a fait entrer dans le champ des libertés fondamentales le droit pour un agent de ne pas être soumis à des faits de harcèlement moral [6].

II/ L’office du juge.

Afin de fonder sa conviction quant à l’effectivité ou non d’agissements de harcèlement moral, le juge administratif peut ordonner toute mesure d’instruction utile.

Il convient de rappeler que les juges apprécient souverainement l’opportunité de recourir à ces mesures d’instruction. Le Conseil d’État n’exerce donc pas de contrôle à cet égard [7].

Sur le cas précis où le juge administratif est amené à trancher des litiges relatifs à des refus de protection fonctionnelle opposés à des agents s’estimant moralement harcelés, le juge se livre parfois à une analyse de la personnalité de l’agent ou de son état de santé psychique.

Par exemple, dans une récente décision concernant un enseignant de l’École nationale supérieure d’arts et métiers estimant être victime de harcèlement moral de la part de plusieurs de ses collègues, la cour administrative d’appel de Nantes s’est appuyée, d’une part, sur l’appréciation des faits par un tribunal de grande instance ayant rendu une décision de non-lieu et, d’autre part, sur le rapport d’un « expert psychologue (relevant) que la personnalité de l’intéressée, qualifiée d’hystéro-phobique avec des traits de type paranoïde, la conduit à interpréter et vivre comme une agression des faits, attitudes ou décisions n’excédant pas le cadre des relations normales de travail, et que son comportement induit les phénomènes d’isolement et les critiques dont elle se plaint » [8].

Le juge administratif prend donc en considération des éléments d’ordre psychologique qu’il met en balance avec une demande de protection fonctionnelle insuffisamment étayée par des faits précis.

III/ Cas récents de reconnaissance d’un harcèlement moral.

A. CAA de Paris du 26 novembre 2019.

En l’espèce, le défendeur (la victime de harcèlement moral) fait valoir que depuis la fin de l’année 2010 :
- a été progressivement écarté des réunions et formations le concernant (→ infondé) ;
- a fait l’objet de reproches infondés quant à sa mise en œuvre des recommandations d’un audit alors que les moyens financiers pour ce faire lui ont été refusés (→ infondé) ;
- n’a pas été noté pour les années 2010 et 2011 (→ discréditer) ;
- a été nommé adjoint au directeur des services informatiques sans en avoir été informé et sans augmentation de son traitement (→ isoler, déconsidérer + discréditer) ;
- les codes administrateurs du logiciel « CIRIL », dont il est le référent au sein du service informatique, lui ont été retirés sans justification (→ isoler, déconsidérer + discréditer) ;
- son lieu de travail a été à plusieurs reprises déplacé dans des bureaux destinés au stockage de matériaux ou infestés de termites et incompatibles avec son état de santé fragilisé par une opération cardiaque subie en 2011 (→ isoler, déconsidérer + discréditer) ;
- il a vainement, à plusieurs reprises, alerté sa hiérarchie sur cette situation préjudiciable à sa carrière et sa santé sans obtenir de réponse (→ compromettre la santé physique ou psychique de la victime).

Les points 1 et 2 portant sur la mise à l’écart de réunion et formation (point 1), ainsi que les reproches infondés (point 2) ne sont pas établis.

Les 5 points suivants sont de nature à présumer un harcèlement moral.

En effet, ne justifie pas "des considérations étrangères à tout harcèlement" (au cas d’espèce) :
- le changement de bureaux successifs + changement de site des services informatiques justifié par l’intérêt du service ;
- un traitement contre les termites a été mis en œuvre après le signalement par le défendeur ;
- le retrait des codes administrateurs résultait d’une intrusion dans son système informatique ;
- l’absence de notation est dû aux nombreuses absences du défendeur + refus de ce dernier de se présenter à son entretien d’évaluation pour 2016.

La directive communautaire 2000/78 prévoit la définition du harcèlement comme suit : « Le harcèlement […] a pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité d’une personne et de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ».

Cette directive précise que les agissements doivent être inscrits dans le temps.

Ainsi, c’est la somme de nombreux agissements qui crée cet état de harcèlement moral.

En effet, par exemple, l’absence de notation d’un agent public ne constitue pas, à lui seul, un harcèlement moral de l’administration sur son agent. C’est une faute si l’agent arrive à démontrer qu’il y a eu une réelle perte de chance d’évolution dans sa carrière.

En l’espèce, l’administration a eu des agissements répétés qui ont pour conséquence d’isoler, de déconsidérer, de discréditer, ainsi que de compromettre la santé physique ou psychique de la victime. (→ cf faits d’espèce).

Sur l’indemnisation accordée par le juge :

« Compte tenu de la durée des faits de harcèlement qu’il a subis et de leurs conséquences sur sa santé, M. B… est fondé à demander que le montant de l’indemnité mise à la charge de la CIVIS pour la réparation de ces préjudices soit fixé à la somme de 20 000 euros, tous intérêts compris ».

En l’espèce, le requérant demandait 20.000€. La Cour administrative d’appel de Paris fait droit à cette demande en se fondant sur la durée des faits de harcèlement, ainsi que les conséquences sur sa santé.

B. CAA de Paris, 20 décembre 2019, n°17PA22779.

En l’espèce, le défendeur (la victime de harcèlement moral) fait valoir que depuis l’arrivée de la nouvelle équipe municipale en mars 2014, le nouveau maire l’a informée qu’elle faisait partie des «  têtes à couper  » du fait qu’elle était «  encartée  » et qu’elle n’a cessé à partir de juin 2014 de faire l’objet de pressions et de pratiques de nature à la déstabiliser gravement dans l’exercice de ses fonctions.

Elle soutient que :
- son service et ses missions ont fait l’objet de réorganisations fréquentes dont elle n’était pas tenue informée et qu’elle n’a découvert parfois que lors d’échanges ou de réunions avec ses interlocuteurs extérieurs ;
- le service DSU dont elle est responsable depuis l’année 2008 a été peu à peu à partir de juin 2014 privé de son personnel, a fait l’objet de mesures contraignantes spéciales de gestion, non appliquées aux autres services ;
- a été vidé en 2015 de ses missions principales et notamment la rédaction du «  contrat de ville  » ;
- mise en doute de l’honnêteté et compétences professionnelles ;
- refus permanent et tacite de la faire bénéficier d’une évolution de carrière en méconnaissance de ses droits ;
- saisine de la commission d’accès aux documents administratifs pour avoir accès à son dossier administratif et du Tribunal administratif pour obtenir sa titularisation ;
- diffamations publiques subis en septembre et octobre 2015 ;
- refus accorder une protection fonctionnelle ;
- dégradation de sa santé.

A l’appui de ses allégations, la victime a apporté :
- un article de presse où le maire déclarait vouloir la remplacer par un autre agent ;
- une lettre ouverte de sept conseillers municipaux mettant en garde le maire contre le traitement anormal réservé à la demanderesse, notamment les méthodes employées pour l’écarter de la mairie (refus de titularisation pour des motifs étrangers à ses qualités professionnelles) ;
- de nombreuses attestations émanant d’autres agents louant ses qualités professionnelles et faisant état d’agissements hostiles à l’encontre de la victime ;
- production d’arrêts de travail, d’une attestation, d’un compte rendu détaillé de visite médicale pour « souffrance au travail » et d’un certificat médical d’un psychiatre.

L’ensemble des allégations de la demanderesse sont de nature à présumer un harcèlement moral. L’argumentaire en défense de la Commune n’a pas permis de justifier que les agissements étaient étrangers à tout harcèlement (au cas d’espèce) :
- la commune justifie de nombreuses lettres de mise en garde ou des questionnaires par le fait que la demanderesse est commis de nombreuses fautes personnelles. La Cour retient, que ces dernières n’ont pas été démontrées.
- La commune soutient que la victime a conservé des missions correspondant à son grade d’attachée territoriale et que c’est dans le seul intérêt du service et pour des raisons objectives d’organisation du service que les missions ont été attribuées vers d’autres services et agents. La Cour retient que la commune n’assortit ce moyen d’aucune précision quant aux motifs d’intérêt du service allégués.
- La commune soutient n’avoir fait aucun obstacle à son évolution de carrière. La Cour retient que la demanderesse justifie du contraire.

La Cour retient que le refus d’accorder une protection fonctionnelle a participé au harcèlement moral.

Sur l’indemnisation accordée par le juge :

« Il résulte de tout ce qui précède que Mme A… justifie avoir fait l’objet d’un harcèlement moral dans le cadre de ses fonctions sur la période allant de l’année 2014 à l’année 2017, avoir été victime au cours de la même période de faits de diffamation publique à raison de ses fonctions et s’être vu à tort refuser la protection fonctionnelle demandée à raison de l’ensemble de ces faits. Dans ces conditions, elle est fondée à soutenir que la commune de M... a commis des fautes engageant sa responsabilité à son égard. Dans les circonstances de l’espèce, il sera fait une juste appréciation de son préjudice moral en lui allouant une indemnité de 15 .000 euros, laquelle sera assortie du versement des intérêts au taux légal à compter du 30 décembre 2015, date de la demande ».

Références :
- CAA de Paris, 26 novembre 2019, n°17PA23015 ;
- CAA de Paris, 20 décembre 2019, n°17PA22779.

Davy SARRE
Juriste - ASTERIO cabinet d\’avocats
davy.sarre chez asterio-avocats.com

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Notes de l'article:

[1CAA Lyon, 18 janvier 2011, Mme J. R-L, n°09LY00727.

[2CAA Marseille, 23 mars 2004, Mme J. G., n°01MA01888 ; CAA Nancy, 7 janvier 2010, M. S. A., n°08NC00608.

[3CE, 11 juillet 2011, n°321225 ; CE, 25 novembre 2011, n°353839.

[4Voir pour une application en matière de droit du travail Cass. Soc., 10 novembre 2009, n°08-41497.

[5CE, 22 février 2012, n°343410.

[6CE, 19 juin 2014, n°381061.

[7CE 30 sept. 2015, n° 373737.

[8CAA Nantes, 22 mars 2016, req. no 14NT01446 AJFP 2016. 295.

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