Le "free floating" restera-t-il longtemps un objet juridique non identifié ? Par Jérôme Giusti, Avocat.

Le "free floating" restera-t-il longtemps un objet juridique non identifié ?

Par Jérôme Giusti, Avocat.

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Explorer : # free floating # trottinettes électriques # régulation # sécurité routière

Les trottinettes, vélos « à la demande » et autres engins à roulettes ont envahi nos villes et nos trottoirs.
Quel est l’état du débat public et parlementaire sur cette nouvelle forme de déplacement urbain ?

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Les enjeux publics sont très différents entre les vélos et les trottinettes :

- Les vélos en free floating remettent en cause le modèle économique des vélos en délégation de service public des collectivités locales (ex Vélib’) et le financement de leurs infrastructures. L’enjeu est donc essentiellement économique.
- Les trottinettes, quant à elles, posent des questions juridiques majeures liés, d’une part, à leur usage et à la sécurité routière et, d’autre part, aux règles d’occupation du domaine public et à sa valorisation financière (redevance).

C’est le développement extrêmement rapide des trottinettes électriques qui a engendré les premières réactions des pouvoirs publics.

1. Le développement du free floating.

On estime que les trottinettes en free floating ont séduit plus de 900.000  usagers à Paris (une location ou plus par an).
Les opérateurs, six actuellement, ont profité du flou juridique pour déployer leurs flottes, de façon parfois anarchique.

Emmanuel Grégoire, premier adjoint d’Anne Hidalgo à la Mairie de Paris, a parlé de "stratégie du tapis de bombe" consistant à inonder au maximum le marché.
Or, les trottinettes, ou "engins de déplacement personnel motorisés" (EDPM) n’ont pas d’existence dans le Code de la route ce qui n’empêche pas la Mairie de Paris de dresser des amendes aux EDPM mal garés, et d’en enlever certains.
Fin août, plus de 3.000  PV de stationnement avaient été infligés à des patinettes, et plus de 3.000  engins avaient été mis à la fourrière, avec une nette hausse des enlèvements cet été : plus de 700 par mois.

Cependant l’absence de décret autorisant formellement ces sanctions crée de fait une "situation d’impunité pour les opérateurs" et un "envahissement incontrôlable", selon Anne Hidalgo.

2. Les projets de chartes ou d’appels d’offre.

Les villes de Paris, Lyon et Bordeaux se sont déjà exprimées en faveur de la régulation du free floating et dans l’élaboration de chartes ou d’appels d’offre.

Paris

Christophe Najdowski adjoint au Maire de Paris chargé des transports, a annoncé en avril dernier la mise en œuvre d’une charte élaborée en accord avec les opérateurs.
Le principal objectif est de « tout mettre en œuvre » pour que les engins n’encombrent plus les trottoirs.

La règle à suivre est la suivante : « Les opérateurs s’engagent à mettre leurs trottinettes dans des emplacements dûment spécifiés et qui ne gênent en aucun cas la circulation des piétons », précise la charte.
La charte s’attaque à un autre phénomène : la « surconcentration de trottinettes stationnées ou de trottinettes dégradées sur la voie publique ». Elle stipule que les "juicers" (les auto-entrepreneurs qui rechargent les trottinettes électriques puis les redéploient au petit matin), soient guidés pour « stationner les trottinettes là où elles seront les moins susceptibles de gêner la circulation piétonne ».

Si un signalement est fait par la mairie, la charte prévoit que les opérateurs eux-mêmes se chargeront de récupérer les engins « dans les douze heures ». Dans le cas contraire, ils devront rembourser les frais engagés par la collectivité pour déplacer les véhicules signalés.
Le texte incite enfin les opérateurs à partager leurs données, afin que la mairie puisse cartographier les zones les plus actives, où le risque de « pagaille » est le plus élevé.
La Ville de Paris est en train de mettre en place un réseau de « zones de stationnement dédiées » au free floating. 500 seront créées dans le centre Paris dans un premier temps. « Ces emplacements ne seront pas forcément marqués au sol mais implantés de manière virtuelle dans les applis. »
Enfin, la ville de Paris a annoncé vouloir lancer un appel d’offres à la fin de l’année 2019, autorisant trois ou quatre sociétés seulement à déployer leur flotte de trottinettes : 15.000  à 20.000 engins au total. Des conditions  de sécurité, environnementales, sociales seront exigées. Le stationnement sera toléré uniquement sur 2.500  zones dédiées, accueillant une dizaine de trottinettes chacune.

Lyon

Pour tenter de réguler l’activité, et dans l’attente de la loi LOM, les élus lyonnais ont voté lundi 25 mars une délibération adoptant une « Charte de bonne conduite pour les activités de location de trottinettes en libre-service sans station ».
Ce texte prévoit « des règles de régulation de son activité, et s’engage à les respecter et les faire respecter par ses utilisateurs ».

La charte lyonnaise précise noir sur blanc qu’il n’y pas de « réglementation spécifique à ce jour ». C’est donc à l’opérateur de s’engager à respecter ce code de bonne conduite, notamment en matière de stationnement :
« L’opérateur s’engage à retirer la totalité ou la majorité de ses trottinettes la nuit à (compléter par l’opérateur) X heure, et à les reposer sur le terrain le matin à X heure. Ces horaires pourront varier selon les saisons. Durant cette repose du matin, il s’engage à privilégier les espaces non gênants pour les piétons et les véhicules.
(…)
En l’absence de réglementation spécifique à ce jour, l’opérateur s’engage à ce que ses trottinettes soient stationnées sans entraîner de gêne aux piétons, véhicules. Dans le cas contraire, elles pourront être enlevées par les services de Police
 ».
Il n’y a donc pas de mise en place de potentielles zones de stationnement.
« A minima une fois par an », la Ville de Lyon et l’opérateur « conviennent » de se rencontrer. Ce dernier « propose » de communiquer les éléments à la mairie comme le nombre de trottinettes en service, le pourcentage vandalisé et volé et autres « données utiles à la connaissance des flux ».

Bordeaux

Les élus de Bordeaux Métropole ont adopté le 24 mai dernier une « charte d’engagement » des opérateurs de free floating valable sur Bordeaux et les communes de la première couronne.
Cette charte entre en vigueur « dans l’attente de la loi LOM ».
Que dit cette charte ? D’abord, les opérateurs de ces nouvelles mobilités électriques – trottinettes, vélo, scooters – devront payer une redevance par commune : 30 euros/trottinette/an, 30 euros/vélo/an et 50 euros/scooter/an.
Ensuite, les entreprises qui souhaitent venir à Bordeaux seront limitées sur le nombre d’objets qu’elles pourront déployer : 600 vélos classiques et 600 vélos électriques, 200 scooters et 100 trottinettes électriques.
Enfin, un espace leur sera dédié : 200 emplacements sur la chaussée, où ces nouveaux engins de la mobilité urbaine devront être pris et déposés. Les opérateurs devront veiller à ce qu’ils soient respectés.

Aujourd’hui, la mise en œuvre de ces chartes reste sujette à évaluation.

3. Les réactions des opérateurs.

Certains opérateurs ont déjà changé leur politique en vue de ces appels d’offres : à partir d’octobre, Bird dit ne plus vouloir faire appel à des autoentrepreneurs, ou juicers, pour assurer la recharge mais embauchera des salariés en CDI.
Lime, l’autre grand acteur, avec 65.000  locations par jour à Paris, fera de même mi-octobre, avec des employés en interne essentiellement. "À Arcueil, nous avons un entrepôt où nous pouvons recharger 1.000  trottinettes en simultané, déclare Arthur-Louis Jacquier, le directeur général de Lime-Paris ; 380 personnes y travaillent, dont deux cents mécaniciens, chargés de réparer les trottinettes et d’assurer leur durabilité."

Un autre opérateur, Voi, renouvelle actuellement toutes ses trottinettes pour "un modèle plus durable, robuste, très sûr, avec un triple freinage et une durée de vie d’au moins douze mois", assure Lucas Bornert, DG France et Italie. Nous sommes favorables à un encadrement par les autorités, jure Lucas Bornert. Nous avons été victime d’acteurs moins responsables, qui ont fait du tort à l’image de ce mode de déplacement innovant."

Enfin, un autre acteur majeur des nouvelles mobilités, la société Cityscoot, annonce son intention de répondre à l’appel d’offres de la Ville. Le leader européen de la location de scooters en free floating dispose d’une flotte de 3.900  véhicules à Paris et réalise près de 20.000  locations par jour. Il se lancera donc dans la trottinette si sa candidature est retenue.

4. Ce que contient la loi LOM sur le free floating.

Le texte législatif autorisant les collectivités à délivrer des licences aux opérateurs et à percevoir des redevances pour occupation du domaine public est actuellement encore à l’étude du Parlement : il s’agit de l’article 18 de la loi d’orientation sur les mobilités dite loi LOM. 
Il définit un nouveau cadre, qui sera complété ensuite par un décret modifiant le code de la route.
Au-delà du cas symbolique des trottinettes, ce sont tous les services en free floating (flottes d’engins de mobilité sans stations et partagés) qui sont concernés par cet article (les vélos, vélos électriques, et autre futurs engins).

Il a été décidé que ces « engins de déplacement personnel motorisés » (EDPM) relevaient de l’occupation du domaine public (et non du stationnement).

Les opérateurs devront donc s’acquitter d’un titre de redevance, ce qui implique qu’ils n’auront pas à payer une redevance de stationnement. Les autorités publiques locales pourront donc « encadrer cette utilisation du domaine public, par exemple en délimitant les zones dans lesquelles ces engins doivent stationner, afin qu’ils n’envahissent plus les trottoirs comme c’est le cas à Paris et, je crois, également à Bordeaux et à Lyon », a expliqué Elisabeth Borne, la ministre des Transports, pendant les débats parlementaires.
Ce choix a une conséquence directe : c’est l’autorité en charge de l’espace public – et non de la mobilité – qui aura ce pouvoir de régulation.

Dès lors, l’autorité gestionnaire du domaine public, c’est-à-dire le plus souvent le Maire ou le président de l’EPCI (l’intercommunalité), sera compétente pour délivrer ces titres.
Et donc, les maires auront le pouvoir d’encadrer voire de dire non au free-floating.
Concrètement, un opérateur devra faire une demande auprès de la collectivité concernée pour obtenir une autorisation préalable. Cette dernière délivrera alors un titre d’occupation, et l’opérateur s’acquittera d’une redevance d’occupation du domaine public.
« La délivrance de cette autorisation pourra être soumise au respect d’un certain nombre de règles définies par la collectivité dans un cahier des charges : conditions spatiales de déploiement (zone de stationnement, …) ; information des usagers sur les règles applicables au code de la route ; modalités de retrait des engins hors d’usage ; caractéristiques environnementales des engins (normes d’émissions, durabilité) et modalités d’entretien ; restriction d’apposition de publicité sur les engins ; encadrement des signaux sonores pour le respect de la tranquillité du voisinage », a expliqué le ministère des Transports dans un communiqué.

Ce cahier des charges pourra aussi spécifier la durabilité de ces équipements, ainsi que les enjeux sociaux et sociétaux liés à leur déploiement.

Pour choisir les opérateurs, la collectivité aura deux choix : faire une simple publicité préalable permettant la manifestation périodiquement de nouvelles demandes ; passer par une délégation de service public qui accorde des droits à un nombre limité d’opérateurs.

La question de ces nouvelles formes de mobilité impactant tout le bassin de vie, une coordination a été prévu au niveau intercommunal avec l’EPCI mais aussi avec l’autorité organisatrice de la mobilité (AOM), cette dernière devant être sollicité pour avis avant la délivrance d’une autorisation. Cet avis sera rendu dans un délai de deux mois.
« L’autorité organisatrice pourra également mener une concertation avec les collectivités compétentes dans son ressort, afin d’assurer la bonne articulation des décisions. Lorsque les collectivités concernées souhaiteront aller encore plus loin, elles pourront signer une convention par laquelle la décision sera déléguée à l’autorité organisatrice de la mobilité », indique le ministère.

Précisons également qu’une collectivité (en charge du domaine public) pourra déléguer cette décision à l’autorité organisatrice de la mobilité, en signant une convention.
Elle pourra conserver certaines de ses prérogatives, « par exemple la définition précise des règles d’occupation du domaine ou la perception de la redevance ». Enfin, les collectivités pourront aussi lancer des appels d’offres et répartir l’offre sur l’ensemble de son territoire en choisissant le ou les opérateurs retenus.

Il a également été indiqué que des recommandations relatives à ces prescriptions seront élaborées avec les acteurs (collectivités, autorités organisatrices de la mobilité, opérateurs de free floating…) dans les 6 mois qui suivent la promulgation de la loi.
La loi devrait être définitivement adoptée dans les prochains jours. Le Sénat et l’Assemblée nationale n’ayant pu se mettre d’accord, le dernier mot reviendra à l’Assemblée.

5. Le décret code de la route.

En complément de ce cadre fixé par la LOM, le gouvernement a présenté et mis en consultation en mai dernier un projet de décret modifiant le code de la route et prenant en compte l’existence de ces nouveaux engins de déplacement personnel motorisés (trottinettes électriques, gyropodes, monoroues, …). Il définit des règles de sécurité à la fois pour les utilisateurs de ces engins et les autres usagers autour. Le ministère précise que « ce projet fait l’objet d’une notification à la Commission européenne et d’une présentation au Conseil national d’évaluation des normes (CNEN), au Comité interministériel de la sécurité routière (CISR), puis au Conseil d’Etat. Il entrera en vigueur à la rentrée ».

Ce texte comporte une série de dispositions sur l’équipement des engins (éclairage, avertisseurs sonores) et des utilisateurs, mais aussi sur l’âge minimal, l’interdiction de circuler sur les trottoirs, ou encore la limitation de la vitesse maximale. Lors des débats parlementaires, Elisabeth Borne s’est engagée à faire évoluer ce projet de décret en relevant l’âge minimal de 8 à 12 ans, et en ramenant la vitesse maximale de 25 à 20 km/h. Il faut signaler que ce rabaissement de la vitesse autorisé a été préféré à l’obligation de porter un casque pour l’utilisation de ces engins, qui par effet domino se serait également imposée aux vélos (traditionnels et électriques).

6. Le free floating, un enjeu des municipales.

Ce décret fait l’objet d’une passe d’armes entre le ministre de l’Intérieur et la maire de Paris depuis cet été. Christophe Castaner estime que "la mise en fourrière ne paraît pas être une mesure proportionnée et adaptée".
Anne Hidalgo lui a répondu, le 16  septembre : "Si cette position était confirmée, nous n’aurions plus les moyens, ni mon équipe à Paris, ni aucun autre maire d’une autre ville, de retirer les trottinettes entravant le passage des piétons."
"Nous avons besoin d’armes juridiques si on veut lutter contre l’anarchie", renchérit son premier adjoint, jugeant la situation "baroque".

La réglementation du free floating risque de faire l’objet de nouvelles propositions lors de la campagne des municipales, notamment à Paris, compte tenu des enjeux de proximité et de développement durable que le sujet recouvre.

Les nouvelles mobilités ne manquent pas de bousculer notre droit et de se réinterroger sur l’espace public et sa marchandisation.

Jérôme Giusti,
Associé fondateur de Metalaw
Spécialiste en droit de la propriété intellectuelle et en droit des nouvelles technologies, de l’informatique et de la communication

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Discussion en cours :

  • par Aritio , Le 16 juin 2020 à 12:57

    Monsieur,

    J’ais une demande a vous posser. Quelle est la regulation envers les vélos en free floating a Paris. Est ce que il y a une limitation en nombre d’operateur ou en nombre de vélos ??

    Merci.

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