Cette problématique est accentuée par la prise en compte du principe de souveraineté des États, reconnu par l’article 2(4) de la Charte de l’ONU, ainsi que ceux de proportionnalité, de nécessité et de distinction en droit international humanitaire, consacrés dans les Conventions de Genève du 12 août 1949 et dans le Protocole additionnel de 1977.
Cela dit, dans quelle mesure l’extension des hostilités à des territoires tiers est-elle conforme aux impératifs de proportionnalité et de nécessité tels que définis par le droit international humanitaire ? La légitime défense préventive contre un État tiers, en cas de menace imminente, peut-elle être juridiquement justifiée dans les situations où ce dernier abrite des acteurs non étatiques ? À quel point la jurisprudence internationale, notamment celle de la Cour internationale de Justice (CIJ), peut-elle limiter l’usage de la légitime défense contre des groupes non étatiques en dehors des conflits interétatiques formels ?
Introduction.
La légitime défense est un principe cardinal du droit international, mais son application face à des acteurs non-étatiques soulève des versants antithétiques. Les événements récents, notamment l’attaque du Hamas contre Israël en octobre 2023 et la réplique israélienne contre des cibles au Liban, confrontent l’application de la légitime défense en droit international à des questions de souveraineté, de proportionnalité et de distinction des cibles en temps de guerre.
Ainsi, le débat sur l’articulation entre ces différents piliers se structure autour de deux axes principaux. D’abord, l’enjeu de l’opposabilité de la légitime défense face à des entités non-étatiques, souvent considérées comme échappant aux règles classiques des conflits armés entre États. Ensuite, la licéité des actions de riposte, notamment lorsqu’elles s’étendent à des territoires tiers, en tenant compte des principes de proportionnalité et de nécessité qui tempèrent l’usage de la force. Ces deux aspects reflètent les dilemmes profonds de la légitime défense dans un monde où les frontières entre acteurs étatiques et non-étatiques se brouillent de plus en plus.
1. La légitime défense contre des entités non-étatiques, un principe controversé en droit international.
L’offensive du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 et la contre-offensive israélienne au Liban soulèvent des questions complexes et délicates liées au droit international, notamment en matière de droit des conflits armés, de souveraineté, et des principes de proportionnalité et de distinction.
A. La légitime défense, un droit fondé sur l’article 51 de la Charte des Nations Unies.
L’attaque initiale du Hamas contre Israël peut être saisie comme une agression armée qui octroie à Israël le droit de répondre en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations Unies. Cette disposition conventionnelle dispose que chaque État a le droit de se défendre en cas d’agression jusqu’à ce que le Conseil de sécurité prenne les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales.
Si la titularité au sens actif du droit de légitime défense est indissociable de la qualité de sujet de droit international, l’opposabilité de son exercice au sens passif ne requiert pas forcément cette qualité intuitu personae. Au-delà de l’alliance entre le Hezbollah chiite, basé au Liban, et le Hamas sunnite, basé à Gaza, et du soutien de l’Iran, hostile à l’État d’Israël, dont bénéficient ces deux mouvements, l’intervention du Hezbollah libanais dans le conflit, contre l’État d’Israël, en a fait une cible naturelle de ce dernier.
Depuis l’attaque du 7 octobre par le Hamas, des échanges de tirs ont eu lieu entre Israël et le Hezbollah le long de la frontière nord d’Israël, au sud du Liban. Le Hezbollah a ainsi attaqué des positions israéliennes par solidarité et en soutien au Hamas palestinien, ce qui a entraîné des représailles israéliennes contre le groupe au Liban.
Bien que le Hezbollah soit un acteur non-étatique opérant à partir du Liban, il semble que l’État libanais, lui-même, n’a pas directement participé à l’agression. En vertu de la coutume internationale, l’utilisation de la force par un État ou même par un mouvement non-étatique sur le territoire d’un autre État souverain doit être justifiée par une participation active de ce dernier à l’agression ou par une incapacité manifeste de contrôler des forces qui dépendent de lui.
B. Les obligations de proportionnalité de la riposte et de distinction entre les cibles : une condition de validité de la légitime défense en droit international humanitaire.
Les principes de proportionnalité et de distinction, inscrits dans les Conventions de Genève et les Protocoles additionnels, imposent que dans un conflit armé, les attaques ne doivent pas causer des dommages disproportionnés aux civils ou aux infrastructures civiles, par rapport à l’avantage militaire direct escompté.
Ces principes sont, à ce titre, des fondements essentiels du droit international humanitaire (DIH) et du droit des conflits armés. D’un côté, le principe de proportionnalité est consacré dans l’article 51(5)(b) du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève de 1977, qui traite des conflits armés internationaux.De l’autre, le principe de distinction entre les civils et les combattants, et entre les biens civils et les objectifs militaires, est inscrit dans l’article 48 du Protocole additionnel I et est largement reconnu comme une norme de droit coutumier.
En l’espèce, d’une part, Israël, en ripostant contre des cibles au Liban, est tenu par le droit international humanitaire de distinguer entre combattants et civils. L’État israélien s’emploie-t-il réellement à éviter des frappes excessivement destructrices qui pourraient affecter des populations civiles non impliquées ?
D’autre part, le statut du Hezbollah, en tant que groupe armé non-étatique, pose des contraintes supplémentaires à ce principe, car ce mouvement utilise souvent des zones civiles pour ses activités militaires, compliquant la distinction entre cibles légitimes et civiles innocentes.
L’article 51 de la Charte des Nations Unies permet à un État de recourir à la légitime défense en cas d’attaque armée, mais l’interprétation de cet article est plus nuancée lorsqu’il s’agit d’acteurs non-étatiques opérant à partir de territoires tiers.
C. La responsabilité militaire par défaut des États vis-à-vis des acteurs non-étatiques opérant à partir de leurs territoires.
Le droit international coutumier et la jurisprudence de la Cour internationale de Justice consacrent un principe selon lequel les États doivent empêcher leur territoire d’être utilisé pour des actes d’agression contre d’autres États. En ne désarmant pas le Hezbollah ou en tolérant ses actions militaires à partir de son territoire, le Liban pourrait être tenu partiellement responsable. Cependant, il est important de reconnaître que le Hezbollah opère en grande partie en dehors du contrôle de l’État libanais, ce qui rend la situation juridiquement délicate.
Israël invoque entre autres la théorie de la légitime défense préventive pour justifier ses actions contre le Hezbollah au Liban, en arguant que le groupe prépare des attaques futures. Toutefois, cette doctrine est discutée en droit international, car elle n’est pas explicitement reconnue par la Charte des Nations Unies. D’une part, le droit international, principalement sous l’égide de l’article 51 de la Charte des Nations Unies, autorise la légitime défense uniquement en cas d’attaque armée avérée : l’exécution de la riposte se voulant postérieure à la cristallisation de l’attaque.
D’autre part, une limite cruciale réside dans la subjectivité du concept d’imminence. Puisque la légitime défense préventive repose sur une évaluation des intentions et des capacités d’un potentiel agresseur, elle est sujette à de vastes interprétations. Cela peut ouvrir la voie à des abus, où des États pourraient justifier des actions militaires non fondées en prétendant qu’une attaque était imminente, alors qu’il ne s’agissait que d’une spéculation ou d’une anticipation erronée. L’Invasion de l’Irak par les troupes américano-britanniques en 2003 fournit de riches enseignements à ce sujet.
L’incapacité du Liban à appliquer pleinement la résolution 1701 adoptée en 2006 par le Conseil de sécurité de l’ONU est un facteur qui complique la situation juridique actuelle. Cette résolution, subséquente à la deuxième guerre du Liban entre Israël et le Hezbollah, avait appelé au désarmement de toutes les milices non étatiques au Liban et à la cessation des hostilités transfrontalières. L’État d’Israël invoque cette incapacité pour légitimer le prolongement de son opération militaire au territoire libanais.
2. L’exécution d’une action en légitime défense sur le territoire d’un État non partie au conflit, une question discutée en droit international.
L’extension d’une riposte militaire à des territoires tiers est une question complexe en droit international, car elle implique des principes fondamentaux comme la souveraineté des États, la proportionnalité et la légitime défense. Cette question a été traitée à plusieurs reprises, notamment à travers la jurisprudence de la Cour internationale de Justice (CIJ) et les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU.
A. La licéité ratione loci de la légitime défense en droit international, une exception à géométrie variable.
Quoiqu’Israël ait, sur le principe, le plein droit de se défendre légitimement contre ce qui peut être qualifié d’agression du Hezbollah, la portée de sa riposte soulève toutefois des questions quant à l’application de ce droit, notamment lorsque son exercice s’étend à des territoires tiers, comme le Liban. Le fondement principal du droit international moderne repose sur le respect de la souveraineté des États et l’interdiction du recours à la force contre un autre État, consacrés par l’Article 2(4) de la Charte des Nations Unies. Toute attaque contre un territoire souverain est présumée illégale à moins qu’elle ne soit justifiée par des circonstances particulières, comme la légitime défense.
Par ailleurs, la migration d’une opération militaire vers le territoire d’un autre État, même si cet État abrite des forces non étatiques hostiles, reste problématique au regard du prescrit de l’article 2(4), à moins que cet État soit complice ou qu’il soutienne activement ces groupes. Le cas du Liban est plus complexe, car le Hezbollah a une grande influence politique dans le système étatique, mais n’est pas représentatif du gouvernement libanais ni de l’État libanais dans son ensemble.
L’extension territoriale d’une opération militaire est notamment illustrée par la réponse des États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001, à travers l’invasion de l’Afghanistan. Bien qu’en l’occurrence, l’État afghan n’ait pas directement attaqué les États-Unis, le gouvernement taliban qui détenait le pouvoir effectif à Kaboul, hébergeait Al-Qaïda, l’organisation responsable des attentats. L’invocation de la légitime défense contre un acteur non-étatique sur un territoire tiers a été à ce titre globalement acceptée, quoique des débats sur l’étendue de cette légitime défense restent ouverts. Cela montre que la responsabilité de l’État à empêcher des acteurs non-étatiques d’opérer à partir de son territoire est valable, sous conditions, en droit international.
Dans l’affaire des Contras (Nicaragua c. États-Unis, 1986), la CIJ a précisé que l’assistance aux forces rebelles contre un État souverain, comme l’ont fait les États-Unis en aidant les Contras au Nicaragua, était illégale. La cour a confirmé que le recours à la force sur le territoire d’un autre État sous prétexte de soutien à des acteurs non-étatiques constituait une violation de la souveraineté, sauf si cet État participait activement à l’agression déplorée. Cela souligne l’importance de distinguer entre l’implication directe d’un État et le fait d’héberger des groupes armés.
Dans le cas de la riposte israélienne au Liban contre le Hezbollah, l’État libanais n’a vraisemblablement pas directement attaqué Israël, mais il abrite le Hezbollah, un groupe armé non-étatique qui représente une menace pour Israël. Si le Liban n’est pas directement responsable des actions du Hezbollah, l’invocation de la légitime défense est plus difficile à justifier sans preuve d’une complicité manifeste ou d’une aide déterminante de l’État libanais.
B. Les principes de proportionnalité et de nécessité, deux tempéraments siamois à la légitime défense.
En outre, la proportionnalité et la nécessité sont des principes fondamentaux qui servent d’unité de mesure à la légitime défense en droit international. Alors que la proportionnalité met davantage l’accent sur l’impératif d’équilibre entre les moyens utilisés pour l’offensive et ceux mobilisés pour la riposte, la nécessité, elle, impose que la force militaire ne soit utilisée que lorsqu’elle s’avère indispensable et plus efficace que tout autre moyen à portée de mains pour atteindre un objectif militaire déterminé. Ce dernier principe s’enracine dans l’article 52 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève, ainsi que dans des règles coutumières du droit international humanitaire.
Un autre précédent pertinent est l’intervention du Vietnam au Cambodge en 1978 pour renverser le régime des Khmers rouges. Le Vietnam a justifié son invasion en affirmant qu’il s’agissait d’une mesure de légitime défense, car les Khmers rouges avaient perpétré des attaques contre ses territoires. Bien que cette justification ait été débattue, l’intervention a été en grande partie jugée disproportionnée, car elle a conduit à une occupation prolongée du Cambodge.
Par ailleurs, dans l’Affaire du Corfou (Royaume-Uni c. Albanie, 1949), la CIJ a jugé que les États ne doivent pas utiliser la force militaire pour pénétrer sur le territoire d’un autre État, même si des attaques en émanent, à moins que l’État concerné ne soit directement impliqué.
La CIJ, dans plusieurs affaires, a tenté de définir les limites de l’usage de la force contre des acteurs non étatiques sur des territoires tiers :
Dans l’Affaire du Kosovo (1999), l’intervention de l’OTAN au Kosovo a été justifiée par des motifs humanitaires, mais elle a soulevé des questions sur la légitimité des interventions militaires sans l’autorisation explicite du Conseil de sécurité. Même si le cas du Kosovo est particulier, il montre que l’intervention dans des territoires tiers est généralement perçue comme une violation de la souveraineté en vertu du droit international coutumier, sauf dans des circonstances exceptionnelles.
Dans le cas de la riposte israélienne au Liban, Israël doit démontrer que ses actions contre le Hezbollah sont strictement proportionnées à l’attaque initiale du 7 octobre 2023 ou mieux aux attaques des villes du nord d’Israël par le Hezbollah dès le 8 octobre en protestation contre l’action militaire israélienne à Gaza.
En revanche, si la riposte israélienne s’étend au-delà des bases militaires du Hezbollah et cause des dommages excessifs à des infrastructures civiles au Liban, cela pourrait être considéré comme disproportionné.
Conclusion.
En somme, l’offensive contre Israël et la réponse israélienne au Liban soulèvent des questions complexes concernant le droit de la guerre, la souveraineté des États, et le respect des principes du droit international humanitaire. L’équilibre entre la légitime défense et la proportionnalité des représailles, ainsi que la difficulté d’impliquer des acteurs non-étatiques dans des conflits interétatiques, reste un terrain particulièrement délicat dans le cadre du droit international. Dans la même veine, l’extension d’une riposte militaire à des territoires tiers, comme celle d’Israël au Liban, soulève des questions juridiques complexes.
Notes/bibliographie.
- Le Hezbollah a été fondé en 1982, pendant la première guerre civile libanaise, avec l’appui direct de la République islamique d’Iran. À cette époque, après la révolution islamique de 1979, l’Iran cherchait à exporter son idéologie chiite et révolutionnaire à travers le Moyen-Orient. L’Iran a vu dans la minorité chiite du Liban une opportunité de créer une organisation qui serait à la fois un allié politique et un bras armé au service de la survie du régime des Ayatollahs.
- O. Corten, L’applicabilité problématique du droit de légitime défense au sens de l’article 51 de la Charte des Nations Unies aux relations de la Palestine et Israël, Revue belge de droit international, 2012/1.-F. Dubuisson, V. Koutroulis, O. Corten et A. Lagerwall, La guerre de Gaza et le droit international, Réflexions à l’occasion du Midi de la SBDI, décembre 2023.