Revirement jurisprudentiel relatif à la recevabilité de la preuve illicite ou déloyale.
En date du 22 décembre 2023, la Cour de cassation [4] a opéré un important revirement en matière de preuve au procès civil.
Dans cette affaire, un salarié avait été licencié pour faute grave, l’employeur justifiant sa décision en produisant un enregistrement audio d’un entretien réalisé à l’insu du salarié, au cours duquel ce dernier avait tenu des propos incriminants. La cour d’appel avait initialement rejeté cette preuve car illicite, mais l’employeur insatisfait de la décision s’était pourvu en cassation. La Cour de cassation lui donna raison en statuant que le juge ne doit plus systématiquement écarter un moyen de preuve obtenu ou produit de manière illicite ou déloyale.
Le juge doit :
« considérer désormais que, dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ».
Cette décision de la Cour de cassation, bien qu’attendue et souhaitée par certains professionnels du droit, pourrait néanmoins soulever de nouvelles questions et créer une certaine incertitude concernant la protection des autres droits.
LE RGPD et le secret des affaires face à la nécessité du droit à la preuve : l’application de la nouvelle jurisprudence.
Une fois le droit à la preuve étendue à la preuve illicite ou déloyale, la Cour de cassation a eu l’occasion de confirmer son revirement jurisprudentiel dans deux autres affaires et notamment, les arrêts du 14 février 2024, n° 22-23.073 et du 5 juin 2024, n° 23-10.954.
Dans le premier arrêt [5], une salariée contestait, par lettre du 19 juillet 2016, son licenciement pour faute grave. Elle saisissait la juridiction prud’homale pour remettre en cause cette rupture et réclamait diverses indemnités, ainsi que des dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.
En effet, après avoir constaté une disparition significative de stocks lors de deux inventaires réalisés les 2 et 3 juin 2016, son employeur avait utilisé les enregistrements du système de vidéosurveillance alors qu’il enfreignait l’article 32 de la loi du 6 janvier 1978, modifiée par l’ordonnance n° 2011-1012 du 24 août 2011, dans sa version antérieure à l’entrée en vigueur du Règlement général sur la protection des données (RGPD). La salariée contestait donc son licenciement, soutenant que la preuve avait été obtenue de manière déloyale. La Cour de cassation confirma la décision de la cour d’appel (Décision - Pourvoi n°22-23.073 Cour de cassation), en soulignant qu’il existait des raisons concrètes, liées à la disparition des stocks, justifiant le recours à la surveillance. La Cour de cassation estimait que cette surveillance, qui ne pouvait être effectuée par d’autres moyens, avait été limitée dans le temps et réalisée uniquement par l’employeur. La production des données personnelles en résultant était jugée indispensable à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur et proportionnée au but recherché, rendant ainsi les pièces litigieuses recevables.
Dans le second arrêt [6], la société Agora, franchisée de la société Speed Rabbit Pizza (SRP), a assigné en justice Domino’s Pizza et sa filiale DPFC, leur reprochant des actes de concurrence déloyale, notamment l’octroi de délais de paiement excessifs à leurs franchisés. SRP, franchiseur d’Agora, est intervenue volontairement pour soutenir cette action. En réponse, Domino’s Pizza a réclamé des dommages et intérêts pour la divulgation par Agora et SRP d’un guide interne protégé par le secret des affaires, invoquant la violation de ce secret.
La Cour d’appel de Paris [7] a condamné in solidum Agora et SRP à payer 30 000 euros de dommages et intérêts, considérant que le document divulgué, un guide interne destiné aux franchisés de Domino’s Pizza, constituait un secret des affaires en vertu des critères de l’article L151-1 du Code de commerce (Article L151-8 du Code de commerce - Légifrance).
La Cour de cassation a annulé cette décision en s’appuyant sur l’article L151-8 du Code de commerce et l’article 6 §1 de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle a censuré la cour d’appel pour ne pas avoir recherché si la production du document litigieux était indispensable pour prouver les actes de concurrence déloyale et si l’atteinte au secret des affaires était strictement proportionnée à l’objectif légitime poursuivi par Agora et SRP.
En définitive, depuis le revirement opéré par la Cour de cassation en décembre 2023 sur la recevabilité des preuves illicites ou déloyales, plusieurs décisions ont confirmé cette nouvelle orientation. À première vue, l’arrêt fondateur laissait présager une application restreinte, en raison des critères stricts qu’il imposait. Pourtant, la pratique s’est révélée différente. Si cette évolution constitue sans doute un progrès jurisprudentiel, elle soulève également des questions.
En effet, elle pourrait fragiliser la confidentialité des relations professionnelles et augmenter la charge de travail des juges, chaque partie pouvant être tentée de produire de telles preuves, en espérant qu’une clarification définitive ne survienne qu’après une décision de la Cour de cassation, voire de la Cour européenne des droits de l’homme.