Discrimination syndicale : des salariés peuvent obtenir la communication d’informations personnelles sur des salariés étant dans des situations comparables.

Par Frédéric Chhum, Avocat et Mathilde Fruton Létard, Elève-Avocat.

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Explorer : # discrimination syndicale # droit à la preuve # vie personnelle # proportionnalité

La chambre sociale de la Cour de cassation, dans un arrêt du 1er juin 2023 (n°22-13.238), fait droit à la demande de 30 salariés s’estimant victimes d’une discrimination en raison de leurs activités syndicales, et ordonne à la société de communiquer de nombreuses informations personnelles sur les salariés se trouvant dans des situations professionnelles comparables.

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1) Faits et procédure.

30 salariés de la société Renault Trucks, exerçant des mandats de représentants du personnel et soutenant faire l’objet d’une discrimination en raison de leurs activités syndicales, ont, le 29 janvier 2018, saisi la formation des référés de la juridiction prud’homale pour obtenir les informations permettant l’évaluation utile de leur situation au regard de celle des autres salariés placés dans une situation comparable.

La Cour d’appel de Chambéry, dans plusieurs arrêts du 7 décembre 2021, statuant sur renvoi après cassation, a fait droit à la demande des salariés et a ordonné à la société de communiquer :

  • Les noms, prénoms, sexe, date de naissance, âge et la date d’entrée de chacune des personnes embauchées sur le même site, la même année ou dans les deux années précédentes ou suivantes (de N-2 à N+2), dans la même catégorie professionnelle, au même niveau ou un niveau très proche de qualification/classification et de coefficient, que les salariés ;
  • Les diplômes à l’embauche des salariés du panel ;
  • Les bulletins de paie de décembre de chaque année depuis leur embauche et le dernier bulletin de paie ;
  • Leur lieu de travail actuel ;
  • Les dates de changement de qualification/classification et coefficient et leur périodicité ;
  • Les bulletins de salaire et avenants correspondants ;
  • Les dates de changement éventuel de catégorie professionnelle ainsi que les bulletins de salaire et avenants correspondants ;
  • Les dates et montant des augmentations de salaire depuis l’embauche et leur périodicité, ainsi que les bulletins de salaire et avenants correspondants ;
  • Leurs qualification/classification et coefficient actuel ;
  • Leurs formations qualifiantes et leur date de suivi, le salaire net imposable et brut actuel.

La cour d’appel a également ordonné à la société d’établir pour chaque salarié du panel de comparants, un tableau récapitulatif de l’ensemble des informations ci-dessus et de communiquer les éléments visés sous astreinte.

La société forme des pourvois en cassation contre ces arrêts.

2) Moyens.

La société fait grief aux arrêts de lui avoir ordonner de communiquer les éléments susmentionnés sous astreinte, d’établir pour chaque salarié du panel de comparants un tableau récapitulatif de l’ensemble des informations, alors :

  • Qu’une mesure d’instruction sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile ne peut être ordonnée qu’en présence d’éléments de fait de nature à caractériser un litige potentiel entre les parties ;
  • Que le juge doit expliquer en quoi la communication des données personnelles de salariés visés par une mesure d’instruction prévue par l’article 145 du Code de procédure civile est indispensable à l’exercice du droit à la preuve de la discrimination alléguée par le demandeur à la mesure d’instruction et proportionnée au but poursuivi.

3) Solution.

La Cour de cassation rejette les pourvois de la société.

Elle commence par rappeler le contenu de certaines dispositions :

  • Le point (4) de l’introduction du RGPD : « Le droit à la protection des données à caractère personnel n’est pas un droit absolu et doit être considéré par rapport à sa fonction dans la société et être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux, conformément au principe de proportionnalité » ;
  • « Le présent règlement respecte tous les droits fondamentaux et observe les libertés et les principes reconnus par la Charte, consacrés par les traités, en particulier le droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial » ;
  • L’article 145 du Code de procédure civile : « s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé » ;
  • Les articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 9 du Code civil et 9 du Code de procédure civile : « le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi ».

La chambre sociale explique ensuite les étapes à suivre lors d’une demande de communication de pièces sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile. Il appartient au juge saisi d’une telle demande :

  • « D’abord de rechercher si cette communication n’est pas nécessaire à l’exercice du droit à la preuve de la discrimination syndicale alléguée et proportionnée au but poursuivi et s’il existe ainsi un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige » ;
  • « Ensuite, si les éléments dont la communication est demandée sont de nature à porter atteinte à la vie personnelle d’autres salariés, de vérifier quelles mesures sont indispensables à l’exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi, au besoin en cantonnant le périmètre de la production de pièces sollicitée ».

En l’espèce, la Cour d’appel de Chambéry, « dans l’exercice de son pouvoir souverain d’appréciation, a ainsi estimé que la demande des salariés reposait sur un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige ».

Elle a constaté que « seul l’employeur détenait les éléments demandés et retenu que ceux-ci étaient nécessaires afin que les salariés fassent valoir leurs droits dans le cadre d’un procès à venir ».

La chambre sociale considère que la cour d’appel a légalement justifié ses décisions. En effet ; elle a procédé à la recherche prétendument omise et a pu retenir que :

  • « Pour effectuer une comparaison utile, les salariés devaient disposer d’informations précises sur leurs collègues de travail dont la situation peut être comparée, en termes d’ancienneté, d’âge, de qualification, de diplôme, de classification, que le contrat soit à durée déterminée ou par intérim transformé ensuite en contrat à durée indéterminée ou à durée indéterminée, et que la comparaison devait pouvoir s’effectuer sur des postes semblables ou comparables réclamant la même qualification » ;
  • « La communication des noms, prénoms, était indispensable et proportionnée au but poursuivi qui est la protection du droit à la preuve de salariés éventuellement victimes de discrimination et que la communication des bulletins de salaire avec les indications y figurant étaient indispensables et les atteintes à la vie personnelle proportionnées au but poursuivi ».
  • « Un tableau récapitulatif établi à partir des éléments ainsi communiqués par l’employeur était nécessaire ».

4) Analyse.

En matière de discrimination, l’article L1134-1 du Code du travail prévoit un régime probatoire spécifique : le salarié doit présenter des éléments de faits laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte. Au vu de ces éléments, il incombe à l’employeur de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.

Le régime probatoire est similaire en matière de harcèlement [1] et de manquement au principe de l’égalité de traitement.

Ainsi, il est courant que des salariés forment une demande sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile, afin d’obtenir la preuve de ce qu’ils allèguent.

Cette solution s’inscrit dans le mouvement grandissant de consécration du droit à la preuve, qui peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’un salarié à la condition que cette production soit nécessaire à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi.

En l’espèce, les juges de la chambre sociale opèrent un contrôle de proportionnalité entre l’atteinte à la vie personnelle des salariés dont les informations sont sollicitées et le droit à la preuve des trente salariés s’estimant victime de discrimination, et, tranchant en faveur de ces derniers, ordonne à la société de communiquer les éléments demandés.

Récemment, la Cour de cassation a également fait droit à la demande de salariés sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile, notamment dans un arrêt du 8 mars 2023 (n° 21-12.492) concernant une salariée estimant être victime d’une inégalité de traitement et dans un arrêt du 15 février 2023 (n°21-15.033) concernant un salarié s’estimant discriminé en raison de ses origines culturelles et ethniques.

Sources :

- Cass. Soc., 1er juin 2023, n°22-13.238
- Egalité femmes/hommes : une salariée peut obtenir la communication des bulletins de salaires de ses collègues masculins
- Référé probatoire - discrimination d’un journaliste et article 145 du CPC : quel est l’office du juge ?

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l\’ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021)
CHHUM AVOCATS (Paris, Nantes, Lille)
chhum chez chhum-avocats.com
www.chhum-avocats.fr
http://twitter.com/#!/fchhum

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Notes de l'article:

[1Article L1154-1 du Code du travail.

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