Compétence juridictionnelle et fédérations sportives : un coup de billard à plusieurs bandes.

Par Anne-Andréa Vilerio, Avocate.

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Explorer : # compétence juridictionnelle # fédérations sportives # litiges sportifs # conseil d'État

Pour le Conseil d’Etat, la seule circonstance que les actes d’une fédération sportive délégataire figurent dans ses statuts n’est pas de nature, à elle seule, à les faire échapper de la compétence de la juridiction administrative.

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La Fédération française de billard (la « FFB ») est l’organisme délégataire d’une mission de service public par le ministère du sport, en charge notamment du snooker, blackball et du billard américain.

La FFB regroupe environ 16 000 licenciés, et s’est structurée au niveau local en ligues régionales et en comités départementaux. Ces associations sont chargées, pour l’essentiel, d’organiser au nom de la Fédération les épreuves territoriales et d’exercer le pouvoir disciplinaire, afférant à ces épreuves.

Le 12 juin 2022, à la suite d’une délibération de son assemblée générale, la FFB a modifié ses statuts. Cette adaptation a fait l’objet d’une contestation de la part de trois ligues régionales, qui ont demandé son annulation auprès du juge administratif.

En défense, et à titre principal, la Fédération a contesté la compétence des juges du Palais Royal pour connaître d’un tel recours, au motif qu’il était dirigé contre des dispositions contenues dans les statuts d’une association. Elle considérait que ces actes, étaient ainsi nécessairement de droit privé et ressortissaient de la juridiction judiciaire.

A cette occasion et une nouvelle fois, la question fondamentale de la compétence juridictionnelle dans le cadre des litiges sportifs s’est posée. C’est précisément sur cette question de recevabilité que s’est nouée l’affaire.

Or, de prime abord, ce choix contentieux semblait risqué de la part des ligues requérantes. En effet jusqu’à aujourd’hui, la jurisprudence indiquait clairement qu’il était nécessaire de porter les contestations liées aux statuts des fédérations sportives délégataires devant le juge judiciaire.

Dans un souci de clarification, le Conseil d’Etat a finalement opéré un revirement bienvenu, relatif à la répartition des compétences juridictionnelles dans le cadre des litiges sportifs.

I- Le contrôle des statuts des fédérations précédemment attribué au juge judiciaire.

Conçu comme un moyen d’empêcher le juge ordinaire d’avoir à connaitre les litiges de l’administration, la répartition des compétences entre l’ordre administratif et l’ordre judiciaire parait simple dans son principe, mais s’est toujours révélée plus délicate dans son application.

A ce titre, la métaphore employée par Jacques Petit et Laurent Frier dans leur manuel « Droit administratif » est éloquente, puisqu’ils comparent les nombreuses variations jurisprudentielles en la matière à de « véritables coups d’accordéons ».

En droit du sport, la répartition des compétences juridictionnelles suit une méthodologie jurisprudentielle plutôt classique, impliquant que les litiges relatifs aux décisions des fédérations, compte tenu de leur nature de personnes privées, relèvent du juge judiciaire.

A titre d’exemple, tel est le cas des litiges relatifs aux opérations électorales au sein des fédérations [1].

Ce principe général est néanmoins à appréhender à l’aune des conditions posées par le célèbre arrêt « Fifas » [2], à l’occasion duquel le Conseil d’Etat a rappelé que le législateur avait entendu confier aux fédérations l’exécution d’un service public, emportant des conséquences sur la répartition des compétences juridictionnelles.

Pour rappel, ces missions dont les fédérations ont la charge, sont accordées par une délégation de l’Etat, conformément à l’article L131-8 du Code du sport.

Plus précisément, l’article L131-14 du code précité prévoit que « dans chaque discipline et pour une durée déterminée, une seule fédération agréée reçoit délégation du ministre chargé des sports ».

Ainsi, les fédérations « simplement » agréées n’ayant pas reçu de délégation du ministre ne sont pas investies de prérogatives de puissance publique et dès lors, leurs décisions échappent à la compétence du juge administratif.

A ce titre, dans une décision de 1988, le Conseil d’Etat prévoyait déjà que

« si les fédérations agrées en application de l’article 16 de la loi du 16 juillet 1984 sont des personnes morales de droit privé associées par le législateur à l’exécution d’un service public, les recours engagés contre les décisions prises par elles ne relèvent de la compétence du juge administratif qu’à la condition que ces décisions procèdent de l’exercice d’une prérogative de puissance publique ».

Aussi, dans le même temps du raisonnement, le juge concédait que

« l’exercice par une fédération du pouvoir disciplinaire à l’égard de ses membres est en lui-même inhérent à l’organisation de toute association ; que, dès lors que l’agrément ne confère aucun monopole à la fédération concernée, les sanctions prises par une fédération sportive simplement agréée à l’encontre d’associations sportives locales ou de leurs dirigeants ne constituent pas l’exercice d’une prérogative de puissance publique et ne peuvent être contestées que devant l’autorité judiciaire » [3].

Ainsi, la délégation constitue, après l’agrément, l’étape supérieure du degré de reconnaissance des fédérations sportives par l’État, leur permettant notamment, conformément à l’article L131-15 du Code du sport :

  • d’organiser les compétitions sportives à l’issue desquelles sont délivrés les titres internationaux, nationaux, ou départements ;
  • de procéder aux sélections correspondantes,
  • de proposer un projet notamment de performance fédéral constitué d’un programme d’excellence sportive,
  • ou encore d’inscrire sur la liste des sportifs, entraîneurs, arbitres et juges sportifs de haut niveau, sur la liste des sportifs Espoirs et sur la liste des sportifs des collectifs nationaux.

En application de ces dispositions, dès lors qu’un litige sportif concerne d’éventuelles défaillances de la part des fédérations dans l’exercice de leur prérogative de puissance publique, celui-ci relève de la compétence des juridictions de l’ordre administratif.

Néanmoins, il convient de préciser que l’application de la notion de prérogatives de puissance publique dans le contexte des structures sportives n’est pas toujours aisée, surtout lorsqu’il s’agit d’apprécier si un acte se rattache plus ou moins directement à l’organisation des compétitions sportives.

Dans ce contexte, à titre d’exemple, lorsque la décision met en jeu les conditions d’attribution des licences, la compétence du juge administratif s’impose, la délivrance de la licence constituant le prérequis indispensable à la participation aux compétitions organisées.

Dans le même sens, le juge administratif est compétent concernant les règles de participations aux compétitions.

Dans ce cadre, le Conseil d’Etat ne s’est pas refusé un contrôle de légalité relatif au choix des balles utilisées par les joueurs de ping pong [4] ; aux sanctions disciplinaires d’une fédération délégataire disposant d’un monopole à l’encontre des licenciés et des groupements affiliés [5], ou encore concernant des chaussures portées par les footballeurs dans les matchs officiels [6].

Toutefois, dans une décision de 2003, Jijutsu, le Conseil d’Etat est venu perturber l’appréciation matérielle des décisions afin de déterminer la compétence juridictionnelle [7].

En effet, comme le précise le rapporteur public dans le cadre de l’affaire FFB, le juge est habituellement indifférent à l’égard du « contenant » d’un acte, le Conseil d’Etat ne faisant habituellement pas « primer l’instrumentum sur le negotium » des décisions dont il examine la légalité.

Pourtant, le 12 décembre 2003, le Conseil d’Etat avait précisé lapidairement à l’égard des actes statutaires, que :

« Le litige porte, d’une part, sur les statuts d’une fédération sportive qui sont des actes de droit privé et, d’autre part, sur des dispositions du règlement intérieur de cette fédération qui se bornent à reprendre lesdites clauses statutaires ; qu’eu égard à sa nature, un tel litige ressortit à la compétence de l’autorité judiciaire ; que, par suite, les conclusions du syndicat requérant doivent être rejetées comme présentées devant une juridiction incompétente pour en connaître ».

Ainsi, le considérant de la jurisprudence « Jujitsu » énonçait que les statuts d’une fédération sportive constituant des actes de droit privé, il en résultait qu’automatiquement, les litiges devaient être présentés devant le juge judiciaire.

Néanmoins, et c’était là la faille qui pouvait être reprochée à cette jurisprudence, rien n’excluait que les fédérations prévoient dans leurs statuts des règles relatives à l’accomplissement de missions de service public, échappant ainsi au contrôle du juge administratif.

Entrainant de facto la création de « statuts-écrans », une telle interprétation paraissait aller à l’encontre du principe de sécurité juridique et de la compétence du juge administratif.

II- Un revirement jurisprudentiel bienvenu.

En tout état de cause, l’attribution de ce contentieux à l’ordre administratif s’imposait en raison de la force attractive de compétence, attachée à la présence de clauses administratives, et ce, même si elles sont contenues dans un acte de droit privé.

Pour comprendre la raison pour laquelle un tel revirement arrive à propos, il convient de rappeler que depuis les décisions Monpeurt et Bouguen, le Conseil d’Etat reconnait le caractère administratif à un acte émanant d’une personne privée [8].

Depuis, le service public cessait d’être pris dans un sens purement organique et pour acquérir une dimension matérielle.

En outre, depuis sa décision Magnier rendue le 13 janvier 1961, le Conseil d’État a précisé que l’administrativité des actes émanant d’une personne relevant du droit privé, était conditionnée à la mise en œuvre par cette dernière des prérogatives de puissance publique relativement à la réalisation d’une mission de service public.

Dans ce cadre, le critère passait de l’identification de l’institution à celui de la mission.

Enfin et surtout, le Conseil d’Etat avait admis faire passer au filtre des critères de la jurisprudence Magnier les dispositions statutaires d’une association de droit privé, en l’espèce la confédération nationale du crédit mutuel, sans égard pour la forme de l’acte attaqué [9].

Ainsi, il convient de remarquer une tendance jurisprudentielle en droit administratif général, ancienne et constante, façonnant un bloc de compétence en faveur du juge administratif.

Dès lors, par son revirement de mars 2023, le Conseil d’Etat revient à admettre le contrôle du juge administratif sur les décisions des fédérations même si celles-ci sont érigées dans leur statut, préférant ainsi user de sa méthode synthétique, consistant à délimiter des blocs de compétences juridictionnelles, à celle du découpage au scalpel de l’approche analytique proposé par la jurisprudence Jujitsu.

Ainsi, le Conseil d’Etat revient à l’application du critère matériel de la présence d’une gestion publique, incarnée par la présence de prérogatives de puissance publique, rejoignant la formule globalisante du tribunal des conflits qui affirme qu’ « est compétent pour le contentieux général des actes et des opérations de puissance publique » [10].

Dès lors, en l’espèce, le Conseil d’Etat considère par un raisonnement décomposé en trois temps, que :

(i) « Les décisions prises par les fédérations sportives, personnes morales de droit privé, sont, en principe, des actes de droit privé »,

(ii) « Toutefois, en confiant, à titre exclusif, aux fédérations sportives ayant reçu délégation, les missions prévues aux articles L131-15 et L131-16 du code des sports, le législateur a chargé ces fédérations de l’exécution d’une mission de service public à caractère administratif. Les décisions procédant de l’usage par ces fédérations des prérogatives de puissance publique qui leur ont été conférées pour l’accomplissement de cette mission présentent le caractère d’actes administratifs ».

(iii) « Il en va ainsi alors même que ces décisions seraient édictées par leurs statuts ».

Il ressort donc désormais de la jurisprudence relative aux litiges sportifs, que les critères de la décision Magnier trouvent à s’appliquer.

Après avoir posé le principe selon lequel la juridiction administrative est compétente pour connaître des règles édictées par les statuts de la FFB, il convient de préciser qu’en l’espèce, le Conseil d’Etat analyse les dispositions attaquées.

Or, si celui-ci prend le contre-pied de la jurisprudence Jujitsu quant à la méthode de répartition des compétences juridictionnelles qu’il applique, il néanmoins convient d’admettre que la solution du présent litige aurait été la même que s’il avait fait appel aux enchainements Jujitsu.

A ce titre, le juge précise que le litige tendant à l’abrogation de l’article 4 des statuts de la FFB, ainsi que des articles 17 et 18 du règlement intérieur, imposant à tout adhérent d’un club affilié à cette fédération d’être titulaire d’une licence délivrée par celle-ci porte :

  • non seulement sur les statuts d’une part,
  • mais aussi sur des dispositions du règlement intérieur de cette fédération qui ne font que reprendre lesdites clauses statutaires.

Ainsi, le Conseil d’Etat constate que ces dispositions ont trait à l’organisation et au fonctionnement interne de la fédération et ne manifestent pas l’usage par celle-ci de prérogatives de puissance publique dans l’exercice de sa mission de service public.

Par suite, les deux chambres réunies ont conclu, conformément aux conclusions du rapporteur public, au rejet de la requête.

En tout état de cause, le revirement opéré par les juges du Palais Royal présente deux grands mérites : d’une part, celui d’opérer un redressement technique visant à harmoniser la jurisprudence et, d’autre part, celui de proposer une mesure préventive permettant d’éviter l’inscription de clauses administratives n’ayant pas vocation à être inscrite dans les statuts des fédérations.

Anne-Andréa Vilerio,
Avocate au barreau de Paris
Fleurus Avocats

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Notes de l'article:

[1CE, 29 mai 1985, Decherchi, n°66016.

[2CE, 22 novembre 1974, Fédération des industries françaises des articles de sport, n°89828.

[3CE, 19 décembre 1988, Mme Pascau et autres, n°79962.

[4CE, 22 novembre 1974, Fédération des industries françaises d’articles de sport, n°89828.

[5CE, 16 mars 1984, M. Letellier, n° 41438.

[6CE 19 novembre 1997, Société Nike France, n°170660.

[7CE, 12 décembre 2003, Syndicat national des enseignants professionnels de judo, jujitsu, n° 219113.

[8CE, 31 juillet 1942, Montpeurt ; CE, 2 avril 1943, Bouguen.

[9CE, 9 mars 2018, Crédit mutuel Arkéa et autres, n°399413.

[10TC, 10 juillet 1956, Soc Bourgogne-Bois, n°3917.

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