Les circonstances de l’appropriation du tableau.
Le musée du Louvre expose dans son département des peintures le portrait de Lisa Gherardini, épouse de Francesco del Giocondo, dit La Joconde ou Monna Lisa peint par Leonardo di ser Piero da Vinci, dit Leonardo da Vinci.
L’artiste, pensionné et logé par le roi au manoir du Cloux (aujourd’hui le Clos Lucé), près d’Amboise, et surtout la légende qui le faisait mourir dans les bras du souverain, laissaient penser que La Joconde avait été acquise contre espèces sonnantes et trébuchantes par le roi, voire offerte à ce dernier.
Les plus grands doutes existent sur les conditions dans lesquelles François 1ᵉʳ est entré en possession du tableau.
Il est vraisemblable que le tableau a fait l’objet d’une incorporation dans le domaine privé de la couronne en vertu du droit d’aubaine.
Il apparaît en effet que pour pouvoir disposer de ses biens et échapper au droit d’aubaine, ce vieux droit régalien en vertu duquel les biens d’un étranger sans enfants mourant en France tombaientipso facto dans la main du roi, Léonard de Vinci, aurait dû obtenir de François 1ᵉʳ une lettre de naturalité.
L’étranger se distingue sous l’Ancien Régime du "naturel français" par sa naissance hors royaume. À cette époque, le droit du sol est la condition nécessaire pour être reconnu français dès sa naissance.
À travers cette définition, il faut comprendre qu’une personne, étant née de parents étrangers dans le royaume de France est considérée comme française.
En revanche, une personne, née de parents français, dans un autre pays, ne peut prétendre à la qualité de français. Le statut d’étranger impose un certain nombre de contraintes et fait de l’étranger un aubain. Laurent Bouchel, juriste du début du XVIIe siècle, dit à ce propos : "le droit d’aubaine a été introduit en France […] pour avoir connaissance de celui qui est né au Royaume et de celui qui n’en est pas né, toutefois y est venu demeurer, et pour mettre différence entre l’un et l’autre" [2].
L’aubain est marqué au niveau juridique par l’impossibilité de transmettre ses biens à ses héritiers.
Le seul moyen pour lui de pouvoir échapper à ces contraintes est d’accéder à la naturalité française.
Les premières lettres de naturalité apparaissent au XIVe siècle, parfois sous le nom de "lettres de bourgeoisie". Il faut distinguer la lettre de naturalité proprement dite, scellée en forme de charte (cire verte sur lacs de soie rouge et verte), et la lettre de déclaration de naturalité (scellée de cire jaune sur double queue). Tandis que la première donne à un étranger le statut de régnicole, la seconde n’est en fait que la reconnaissance de la qualité de régnicole du demandeur et ne change pas son statut.
Le postulant devait adresser une requête à la chancellerie royale.
Après l’obtention des lettres, le bénéficiaire disposait d’un délai d’un an pour les faire vérifier par la Chambre des comptes et enregistrer par la Chambre du Trésor, sinon elles étaient caduques. Il les faisait, s’il le souhaitait, enregistrer par d’autres cours (parlements, bailliages et sénéchaussées), mais ce n’était pas obligatoire [3].
Léonard de Vinci est né dans la ville de Vinci en Toscane dans la nuit du vendredi 14 avril 1452 entre neuf heures et dix heures et demie du soir. L’enfant est le fruit d’une relation amoureuse illégitime entre Messer Piero Fruosino di Antonio da Vinci, notaire âgé de 25 ans, et une jeune femme de 22 ans nommée Caterina di Meo Lippi, fille de petits cultivateurs, née en 1436 et orpheline à l’âge de 14 ans.
Le père de Léonard se mariera cinq fois. Des deux derniers mariages sont issus dix demi-frères et deux demi-sœurs.
Léonard de Vinci avait deux fidèles disciples qui l’assistaient et avec lesquels il entretenait des relations très "étroites" :
Gian Giacommo Caprotti da Oreno, dit Salaï
Francesco Melzi.
Léonard de Vinci meurt le 2 mai 1519. Quelques semaines après le décès, Francesco Melzi adresse aux frères vivants de l’artiste un courrier daté du 15 juin 1519 [4] rédigé de la manière suivante :
“Je pense que vous savez la mort de maître Léonardo votre frère et pour moi comme le meilleur des pères. Il me serait impossible d’exprimer la douleur que j’en ai eue, et, tant que mes membres se tiendront ensemble, je conserverai un malheur perpétuel, et cela à juste titre parce qu’il avait tous les jours pour moi un amour très dévoué et très ardent. Chacun a déploré la perte d’un tel homme, qui n’a plus la possession de la vie. Que le Dieu tout-puissant lui donne le repos éternel. Il est sorti de la vie présente le deuxième jour de mai avec tous les sacrements de la sainte mère l’Église, et bien préparé.
Comme il avait des Lettres du Roi très chrétien lui permettant de tester et de léguer ce qui lui appartenait à qui il voudrait, et cela sans que eredes supplicantis sint regnicolae [5], sans ces Lettres il ne pouvait faire un testament valable, et tout aurait été perdu, ce qui est ici la coutume, au moins pour ce qu’on possède dans ce pays, ledit maître Leonardo a fait un testament, que je vous aurais envoyé si j’avais eu une personne sûre.
J’attends la venue ici d’un mien oncle, qui retournera ensuite à Milan ; je le lui donnerai et ce sera un bon intermédiaire, n’ayant d’ailleurs pas d’autre moyen. Quant à ce qui vous concerne dans ce testament, s’il n’y en a pas un autre, ledit maître Léonard possède à Sanla-Maria Nuova dans les mains du Camerlingue, qui a signé et numéroté les reconnaissances, 400 écus au soleil, lesquels sont à 5 pour 100 ; le 16 octobre prochain, il y aura six années de passées. Il y est aussi question d’un bien à Fiesole, dont il veut que le partage soit fait entre vous. Le testament ne contient rien autre qui vous concerne. Nec plura [6], sinon que je vous offre tout ce que je vaux et tout ce que je peux, mettant tout mon zèle et tout mon désir à la disposition de vos volontés, avec la continuité de mes compliments.
Écrit à Amboise le premier jour de juin 1519.
Faites-moi réponse par les Pondi
Comme votre frère
Francisco Melzi”.
Le contenu de cette lettre est pour le moins sujet à caution.
Le contenu très suspect du courrier de Francisco Melzi du 1ᵉʳ juin 1519 et du prétendu testament qu’aurait signé Léonard de Vinci.
Tout d’abord Francisco Melzi prend bien soin de rappeler aux frères de Léonard de Vinci les règles successorales applicables aux étrangers en insistant sur le fait qu’il aurait obtenu des lettres de naturalité du roi François 1ᵉʳ sans lesquelles aucun testament n’aurait été valable.
Il est très étonnant que Francisco Melzi attire l’attention sur ce détail purement juridique. Et ce d’autant plus qu’il précise qu’il ne peut envoyer ce testament aux frères de Léonard de Vinci, car il ne dispose pas d’une personne sûre… Il ajoute qu’il attend la visite d’un de ses oncles à qui il remettra le testament pour qu’il serve d’intermédiaire… Il continue en informant les frères que le testament comporte des clauses relatives à une somme d’argent de 400 écus et un bien à Fiseole. Et rien d’autre les concernant.
Or, aucune trace de lettre de naturalité accordée par François 1ᵉʳ à Léonard de Vinci, selon Francisco Melzi, n’a jamais été retrouvée ni a fortiori vérifiée par la Chambre des comptes ou enregistrée à la Chambre du Trésor dans le délai d’un an.
L’Imprimerie nationale, à l’initiative de l’Académie des sciences morales et politiques, a publié, dans la collection des ordonnances des rois de France, le catalogue des actes de François 1ᵉʳ. Ce catalogue exhaustif comprend 9 tomes qui reproduisent les actes du règne de François 1ᵉʳ entre 1515 et 1547 [7].
Ce document comporte la totalité des lettres de naturalité accordées.
Une recherche systématique n’a pas retrouvé la moindre trace d’une quelconque lettre de naturalité concernant Léonard de Vinci. Les recherches effectuées aux Archives nationales se sont également révélées infructueuses.
L’historien Bertrand Jestaz [8] rapporte que "ce testament est connu sous la forme d’une copie ou plutôt d’une traduction conservée dans les archives de la famille Melzi".
En effet, l’acte original censé avoir été passé devant le notaire d’Amboise Guillaume Boreau aurait nécessairement dû être rédigé en français. Cet original n’a jamais été retrouvé.
C’est une simple traduction en italien (sic) qui aurait été découverte dans les archives de la famille Melzi, bien que l’original introuvable nulle part aurait dû être passé en langue française devant le notaire d’Amboise.
Dans son article précité “Le testament de Léonard de Vinci", l’historien Anatole de Montaiglon nous donne les très intéressantes précisions qui suivent sur les circonstances de l’exhumation de la traduction de la copie du prétendu testament :
“Comme il a été passé par un notaire d’Amboise, ou pour mieux dire par le notaire d’Amboise, et que, l’étude, de la fin du quinzième siècle jusqu’à nos jours, est demeurée dans la même famille et a gardé le même nom, il n’est pas besoin de dire qu’il y avait intérêt à l’y poursuivre et à y retrouver la minute originale. Comme, dans le texte publié, il n’est question que de legs à des Italiens, Léonard, qui était fils naturel et qui fut élevé avec soin par son père, marié plus tard, a toujours été en relation et dans les meilleurs termes avec sa famille, il se pouvait que ce qui avait été envoyé à Milan ne fut qu’un extrait et seulement ce qui était nécessaire en Italie. La production du testament prisa la source même était donc fort désirable, et l’on n’a pas manqué de le tenter, très inutilement, bien que ceux qui se sont adressés à la bonne porte eussent tous les droits à la voir s’ouvrir devant eux.
Mais M. l’abbé Chevalier, l’historien de Chenonceaux et l’auteur du livre sur les Archives communales d’Amboise, M. Charles de Grandmaison, le savant archiviste du département d’Indre-et-Loire et l’auteur de l’Histoire des Arts en Touraine, moi-même, avec les introductions les plus hautes et en apparence les plus certaines, nous avons été aussi poliment qu’également éconduits par une fin de non-recevoir. La partie ancienne des documents de l’étude n’était pas encore en ordre ; le déménagement était prochain, à ce moment seulement on pourrait les classer, alors ce serait avec le plus grand plaisir que, si on rencontrait la bienheureuse pièce, etc. Nous nous le sommes tenu pour dit. Lorsque la dynastie notariale des Boreau, jusque-là vivante de mâle en mâle pendant trois siècles, cessa en 1885, et que l’étude changea forcément de nom, un des clercs du nouveau notaire, M. C. Martin, put mettre la main dans les anciennes paperasses jusque-là enfermées dans des tonneaux ce qui n’a rien de bizarre et d’inusité ; de Thou, le grand historien du seizième siècle, nous dit que, parmi ses sources d’informations, il compte les plaquettes, placards, pamphlets et feuilles volantes qu’il avait soigneusement recueillis et conservées dans des tonneaux, il y trouva, non la minute originale, mais une ancienne copie sur papier du dix-septième siècle, faite évidemment à cause de la curiosité et de l’importance exceptionnelle du document. Il la communiqua à M. Scribe, le professeur de dessin du collège de Romorantin ; c’est à M. Scribe que la réunion du Congrès des Sociétés des Beaux-Arts en doit l’importante communication. On sait maintenant qu’on ne retrouvera pas les anciens minutiers du seizième siècle et que la pièce originale est irrévocablement perdue”.
Anatole de Montaiglon poursuit en nous livrant le texte reproduit ci-dessous relatif à la traduction française de la copie rédigée en italien alors que l’original, introuvable, aurait dû être rédigé en français…
“Traduction
Qu’il soit manifeste à chacun, présent et à venir, qu’à la Cour du Roi notre Seigneur à Amboise, devant nous personnellement constitué Messire Léonard de Vinci, Peintre du Roi, ici présent, demeurant à l’endroit dit du Cloux, près Amboise, lequel, considérant la certitude de la mort et l’incertitude de son heure, a reconnu et confessé devant nous dans ladite Cour, à laquelle il a soumis et soumet ce qui suit :
Avoir fait et ordonné, par le contenu de la présente, son testament et l’ordre de ses dernières volontés en la manière qui suit.
D’abord il recommande son âme à Dieu notre Seigneur, à la glorieuse Vierge Marie, à Monseigneur saint Michel et à tous les bienheureux Anges, Saints et Saintes du Paradis.
Item, le Testateur veut être enseveli dans l’église Saint-Florentin d’Amboise et que son corps soit porté là par les Capucins de cette église.
Item, que son corps soit accompagné dudit lieu jusqu’à l’église Saint-Florentin par le Collège de ladite église, à savoir le Recteur et le Prieur ou des Vicaires et Prêtres de l’église Saint-Denis d’Amboise et avec eux les Frères Mineurs dudit lieu, et, avant que son corps soit porté dans ladite église, ledit testateur veut que soient célébrées dans ladite église Saint-Florentin trois grandes messes avec Diacre et Sous-Diacre ; que, le même jour que les trois grandes messes susdites seront dites, l’on dise encore trente messes basses de saint Grégoire.
Item, que dans ladite église de Saint-Denis le même Service soit célébré comme dessus.
Item, que dans l’église desdits Frères et Religieux Mineurs le même Service soit célébré.
Item le susdit testateur donne et accorde à messire François de Melzo, Gentilhomme de Milan, en récompense des gracieux services par lui rendus dans le passé, tous et chacun les livres que ledit testateur possède présentement, ainsi que tout ce qui regarde son art et industrie de peintre.
Item le susdit testateur donne et accorde à perpétuité pour toujours à Baptiste de Villanis, son serviteur, la moitié d’un jardin situé hors des murs de Milan, et l’autre moitié de ce jardin à Salay, son serviteur ; dans ce jardin, le susdit Salay, a construit une maison qui sera et restera toujours à perpétuité au susdit Salay, ses héritiers et successeurs, et cela en récompense des bons et gracieux services que les susdits de Villanis et Salay, ses serviteurs, lui ont rendus.
Item le susdit Testateur donne et accorde à Maturine, sa servante, une robe en drap noir, doublé de poils, un manteau de drap, et deux ducats, le tout payable en une seule fois, et cela en reconnaissance des bons services à lui rendus par la susdite Maturine.
Item il veut qu’à ses obsèques il y ait soixante cierges, lesquels seront portés par soixante pauvres, auxquels il sera distribué de l’argent pour les avoir portés ; ce sera le susdit Melzo qui le leur distribuera à sa volonté ; ces cierges seront répartis entre les quatre églises ci-dessus nommées.
Item le susdit testateur donne et accorde à chaque église ci-dessus nommée, dix livres de grosses bougies en cire qui seront mises dans lesdites églises pour servir le jour où l’on célébrera les Services sus désignés.
Item qu’il soit donné aux pauvres de l’Hôpital de Dieu, aux pauvres de Saint-Lazare d’Amboise, et pour ce faire qu’il soit donné et payé aux trésoriers de ces Confréries la somme et quantités de soixante-dix sous tournois.
Item le susdit Testateur donne et accorde à Messire François de Melzo, présent et acceptant, le reste de sa pension et une somme d’argent qui est une dette du passé, jusqu’au jour de sa mort. Pour recevoir cela, aller chez le Receveur ou Trésorier général, M. Jehan Sapin où se trouvent les sommes d’argent ainsi que ladite pension qu’il aura reçue. Dans le cas qu’il décède avant le susdit testateur cet argent se trouvera chez ledit testateur dans le lieu des sus nommé dit du Cloux.
Pareillement il donne audit de Melzo tous ses vêtements qu’il a ici dans le lieu dit du Cloux, tant pour rémunération de ses bons services qu’il a rendus jusqu’à présent que pour ses salaires, les fatigues et ennuis qu’il pourra avoir pour le présent testament, le tout bien entendu aux frais du Testateur.
Il ordonne et veut que la somme de quatre cents écus du soleil qu’il a en dépôt entre les mains du trésorier de sainte Marie Nouvelle dans la ville de Florence soit donnée à ses frères charnels, demeurant à Florence, les profits que peuvent devoir jusqu’à présent les susdits Trésoriers au dit Testateur par rapport aux quatre cens écus, depuis le jour où le susdit testateur les a donnés et consignés auxdits Trésoriers.
Item ledit Testateur veut et ordonne que ledit François de Melzo soit et reste seul exécuteur de son testament et que ledit testament soit révélé juste et entier, tel qu’il est narré et tenu de garder et observer. Le susdit Léonard de Vinci, testateur constitué, a obligé et oblige par ces présentes ses héritiers et successeurs de tous biens, meubles et immeubles, présents et à venir, et a renoncé par le présent acte à toute et à chaque disposition contraire.
Donné dans ledit lieu du Cloux en présence de maître Esprit Fieri, vicaire de l’église de Saint-Denis à Amboise, maître Guillaume Croyant, prêtre et capucin, maître Cyprien Fulchiu, le Père François de Cortone et François de Milan, Religieux du couvent des Pères Mineurs à Amboise, témoins appelés et cités pour ce par le juré de ladite Cour, en présence du susdit messire François de Melzo, acceptant et consentant, lequel a promis par religion et serment de son corps, par lui donné corporellement entre nos mains, de ne jamais rien faire, aller, dire, ou aller à l’encontre, et a été scellé, sur sa demande, du sceau royal apposé aux contrats légaux dans la ville d’Amboise en signe de vérité.
Daté du xxiii jour d’avril MDXVIII avant Pâques.
Et le xxiii dudit mois d’avril MDXVIII, en présence de Maître GuillaumeBoreau, Notaire Royal à la Cour du Baillage d’Amboise, le susdit Léonard de Vinci a donné, par son testament et l’ordre de ses dernières volontés dites ci-dessus, au dit Baptiste de Villanis, présent et acceptant, le droit de l’eau que feu le bon roi Louis XII, d’heureuse mémoire, avait donné audit Léonard de Vinci, sur la navigation du canal de Saint-Christophe dans le Duché de Milan, à titre de gratification, pour ledit Villanis en jouir toujours de la manière et façon qu’a procédé ledit seigneur lui-même.
Donné en présence de M. François de Melzo, Gentilhomme de Milan, et en la mienne.
Et, au jour susmentionné dudit mois d’avril de ladite année MDXVIII, le susdit Léonard de Vinci, par son testament et l’ordre de ses dernières volontés déjà dites ci-dessus, a donné au susdit Baptiste de Villanis présent et acceptant, tout et chaque meuble et ustensile de sa maison ici dans l’endroit du Cloux et cela en cas que ledit de Villannis survive au susdit Léonard de Vinci.
Fait en présence de M. François de Melzo et de moi, Notaire, etc.
Signé : Boreau“.
Ce présumé testament fait la part belle à Francisco Melzi puisque ce dernier en est le grand bénéficiaire.
En effet, il est non seulement institué exécuteur testamentaire et il reçoit une somme d’argent concernant une pension ayant produit des intérêts, mais aussi et surtout "tout ce qui regarde son art et son industrie de peintre". Cette dernière expression est suffisamment générale et imprécise pour englober toute la production picturale du testateur…
De tout ce qui précède, on peut légitimement s’interroger sur ce qui s’est vraiment passé.
Force est de constater que le roi François 1ᵉʳ n’a jamais délivré à Léonard de Vinci de lettre de naturalité, car si tel avait été le cas on en retrouverait trace dans le catalogue exhaustif en 9 tomes des actes du roi.
Il sera également précisé que nul n’a jamais retrouvé trace d’une quelconque demande de lettre de naturalité que Léonard de Vinci auprès du pouvoir royal.
Léonard de Vinci n’a donc pas pu établir le moindre testament puisque cela supposait l’octroi préalable d’une lettre de naturalité.
Compte tenu de l’importance de l’octroi d’une lettre de naturalité délivrée par François 1ᵉʳ pour que le supposé testament soit juridiquement valable, on ne peut qu’être surpris par le fait que le notaire d’Amboise ne mentionne pas expressément, dans la rédaction même du supposé testament, la date de la lettre de naturalité à laquelle il n’est fait nullement allusion.
Cette omission fait naître les plus grands doutes non seulement sur l’existence d’une lettre de naturalité au profit de Léonard de Vinci, mais aussi et surtout sur l’authenticité du prétendu testament.
On imagine mal, en effet, que le notaire d’Amboise ait pu faire l’impasse sur la mention de cette formalité substantielle qui conditionnait la validité du prétendu testament : pas de lettre de naturalité signifiait pas de testament possible.
Le courrier de Francisco Melzi aux frères de Léonard de Vinci daté du 15 juin 1519, évoquant l’existence d’une lettre de naturalité et l’existence d’un testament, contient donc des informations manifestement inexactes, voire fausses, qui ont pu abuser certains historiens ayant repris l’information sans la vérifier.
En l’absence de tout original qui n’a jamais été retrouvé, la traduction de la copie du supposé testament découverte de manière rocambolesque dans un tonneau n’a aucune valeur probante.
La fable montée par Francisco Melzi ne tient pas.
Il est plus que vraisemblable que le véritable déroulé des faits soit complètement différent.
Le véritable déroulé des faits.
La chronologie des faits est, selon toute vraisemblance, très simple :
Léonard de Vinci meurt le 2 mai 1519.
Étant né à l’étranger ses biens, et notamment La Joconde reviennent au roi en l’absence de lettre de naturalité et en vertu du droit d’aubaine.
Son disciple et assistant Francisco Melzi fait main basse sur plusieurs autres tableaux et dessins figurant dans l’atelier du peintre.
Quelques années plus tard, voulant céder lesdits tableaux et dessins, il ne peut en justifier l’origine légale et fabrique de toutes pièces à la fois la lettre du 15 juin 1519 (dont on peut douter qu’elle ait été réellement envoyée aux frères du peintre) et le testament du 23 avril 1519, ces deux documents ayant un caractère apocryphe.
Dans son article déjà cité, l’historien Bertrand Jestaz précise que la découverte, en 1991, d’un inventaire dressé à Milan le 21 avril 1525 après le décès de Salaï, l’autre disciple de Léonard de Vinci, pour le partage de ses biens, a pu laisser croire que François 1ᵉʳ aurait acheté des tableaux, dont La Joconde, à l’artiste en 1518, soit avant sa mort. Mais cet inventaire ne mentionne nullement le nom de Léonard de Vinci et se borne à une énumération lapidaire de tableaux qui ne sauraient d’aucune manière sérieuse être rattachés à l’artiste. Il s’agit de pures conjectures basées sur des extrapolations incertaines.
Cela est si vrai que dans la notice de l’œuvre figurant sur le site internet des collections du Musée du Louvre, le tableau est présenté comme "très probablement acquis par François 1ᵉʳ en 1518" [9].
Selon le Musée du Louvre lui-même, l’acquisition par François 1ᵉʳ, qui repose sur l’inventaire susvisé découvert en 1991, est seulement probable, mais aucunement établie.
Bertrand Jestaz croit même utile de préciser dans son article susvisé :
"Il fallait donc renoncer à l’idée que Léonard aurait de son vivant laissé la moindre peinture à François Ier, car même s’il s’était agi d’un don manuel antérieur, il l’aurait certainement confirmé par son testament afin d’éviter toute contestation éventuelle et de clarifier pour ses héritiers et son exécuteur la dévolution de ses biens. Les chefs-d’œuvre s’étaient évanouis et n’avaient laissé aucune trace avant de ressurgir plus tard dans la collection royale, ce qui apparaissait comme un tour de magie particulièrement fort".
En l’absence de preuve de lettre de naturalité, en l’absence de toute trace dans les archives de vérification et d’enregistrement d’une telle lettre auprès de la Chambre des Comptes et de la Chambre du Trésor, en l’absence de tout acte de vente ou de donation, il apparaît clairement qu’en réalité François 1ᵉʳ n’a jamais acquis La Joconde contre espèces sonnantes et trébuchantes (ou par donation) avant le décès de l’artiste, mais s’est approprié l’œuvre en faisant jouer le droit d’aubaine, alors applicable de plein droit pour les étrangers.
En effet, il ne peut juridiquement en être autrement, le droit d’aubaine étant à l’époque d’ordre public, sauf lettre de naturalité.
Le droit d’aubaine.
La Rome ancienne connaissait un régime caractéristique à la cité antique : quiconque n’appartenait pas à celle-ci était tenu pour pérégrin. Toutefois, cette conception n’était logique que tant que les limites de l’État romain se confondaient avec celles de l’Urbs. À partir du moment où elles les dépassèrent, les habitants des pays conquis, Italiens d’abord, provinciaux ensuite, ne furent plus de véritables étrangers.
En 212, l’Empereur Caracalla prend un édit rédigé en ces termes [10] : “J’accorde la citoyenneté romaine à tous les étrangers domiciliés sur le territoire de l’empire…”.
Comme tous les citoyens romains, les étrangers (appelés “pérégrins”) pouvaient dès lors librement transmettre leurs biens à leurs héritiers moyennant un impôt sur les successions de 10%.
Cette disposition sera reprise par le Code de Théodose en 438.
Les invasions barbares conduisent à la chute de l’Empire romain d’occident vers 476.
Dès cette époque on assiste à une lente régression de l’application du droit romain, notamment en Gaule, avec une absence de droits pour les étrangers.
La période féodale qui lui succède (entre le IXe et le XIIIe siècle) marque un changement important.
Une coutume s’installe progressivement selon laquelle était étranger :
1- celui qui était né en France et qui appartenait à une châtellerie autre que celle où il se trouve actuellement
2 - celui qui était né hors de la France.
Les premiers sont appelés “aubains”, les seconds sont des “épaves”.
Cette situation est très longuement étudiée dans la thèse de doctorat de Maître Christo Bracaloff, avocat [11].
Ce dernier nous explique que :
“Le mot aubain apparaît pour la première fois au IXe siècle précisément au moment où le système féodal vient de s’établir en France. Il est donc naturel que ce mot se rattache au système qui l’a vu naitre. Or, ce système se résume en ceci : le seigneur qui habite le château féodal est un petit souverain absolu ; c’est vers lui que tout converge, pour lui que brille le soleil et que produit la terre. Il jouit de son pouvoir ; il est maître absolu sur ses terres ; il peut guerroyer, battre monnaie, établir des impôts, rendre justice, bref, faire tout ce qu’il veut dans la limite de ses domaines. Parmi ses divers droits il en est un et presque le plus important, c’est le ban c’est-à-dire le droit de juridiction sur toute l’étendue de son territoire, droit qui marquait l’étendue du pouvoir seigneurial. Tous ceux donc qui n’étaient pas de son ban, sous sa juridiction étaient “alii banni" c’est-à-dire gens qui n’étaient pas de son ban ou autrement dits "aubains". La condition des étrangers de la première classe, c’est-à-dire de ceux qui avaient quitté une châtellenie pour s’établir dans une autre, était presque la même que celle de serfs du seigneur, à condition qu’ils eussent reconnu le seigneur dans l’an et jour. Une première différence existant était : que l’étranger devait, à sa mort, laisser dans son testament, au seigneur qu’il avait reconnu, une bourse neuve et quatre deniers, sous peine d’une amende de soixante sols.
Voici ce que nous trouvons dans la coutume de Laudunois, an titre de Moyenne Justice article 5 : "Quand aucun forain qui ne sont du diocèse décèdent en sa justice, le seigneur a le droit d’avoir l’aubenage : c’est-à savoir une bourse neuve et quatre deniers dedans ; et doit être payé ledit aubenage au seigneur son receveur, ou en son absence, à autre son officier, avant que le corps du décédé soit mis hors de la maison où il est trépassé ; et en défaut de payer ledit aubenage, ledit seigneur peut prendre et lever soixante sols d’amende sur les héritiers et biens dudit défunt, ensemble sondit aubenage".
Ainsi donc, à l’époque féodale le droit d’aubaine, tout comme dans le droit romain, se limitait à une taxation relativement modique à laquelle étaient assujetties les successions des étrangers.
Le principe étant que les étrangers pouvaient librement transmettre leurs biens à leurs héritiers sous réserve de s’acquitter de l’aubenage. Cependant tout change lors du passage de l’époque féodale à l’époque monarchique. Avec la centralisation royale, les villes et les seigneurs perdent leurs prérogatives en matière de "naturalisation" au profit du roi : seul il peut l’accorder, puisqu’il est seul titulaire du droit d’aubaine dont la naturalisation a précisément pour effet de relever l’étranger.
Dans sa thèse de doctorat précitée, Maître Bracalloff indique page 76 que "nous croyons cependant pouvoir fixer l’époque du commencement de cette période à la publication des établissements de Saint Louis, car c’est alors que nous voyons apparaître un principe nouveau dans lequel nous trouvons l’explication du changement de la législation actuelle. L’objet principal des établissements de saint Louis était de transformer le droit seigneurial sur les aubains en droit régalien et de faire disparaître la distinction entre les aubains nés en dehors de la France et ceux qui y étaient nés ; car, vis-à-vis le roi, ces derniers ne pouvaient être que des Français…
La royauté, faible au commencement, finit par s’imposer de manière qu’à la fin du seizième siècle il n’y avait plus discussion sur le point savoir si le droit d’aubaine était un droit royal".
Les établissements de Saint Louis sont une compilation juridique composée entre la Toussaint 1272 et le 19 juin 1273, donc faussement attribuée au roi Louis IX (mort en août 1270). Dus à un juriste d’Orléans (et d’ordre privé), ils sont organisés en deux livres et fondés sur la coutume d’Orléans et de Paris, ainsi que les ordonnances de Saint Louis.
Ce texte a été publié par Du Cange, en 1668, en annexe de son édition de l’Histoire de Saint Louis de Jean de Joinville ; par Eusèbe de Laurière, en 1723, dans la collection des Ordonnances ; par François Jérôme Riffard de Saint-Martin (1744-1814), en 1786, avec une version en langue moderne ; par Paul Violet en 1881 dans la collection de la société de l’histoire de France.
Dans l’édition de Paul Violet on relève [12] la règle suivante rédigée en ancien français :
"Se aucuns aubains ou batarz muert sanz oir ou sanz lignage, li rois est oirs, ou li sires souz cui il est, s’il muert ou cuer de son chastel. Ne nus batarz, ne aubains ne puet faire autre seignor que le roi en s’obeïssance, ne en autrui seignorie, ne en son resort, qui vaille, ne qui soit estable, selonc l’usage d’Orlenois et de Seeloigne".
La traduction en français moderne est la suivante :
"Si un aubain ou un bâtard meurt sans héritiers ni descendants, le roi est son héritier, ou le seigneur dont il est l’homme, s’il meurt serf. Mais un bâtard ou un aubain ne peut prendre aucun seigneur que le roi dans les territoires qui lui obéissent directement ni le laisser s’établir dans d’autres seigneuries qui sont la juridiction de sa justice, selon l’usage des coutumes orléanaises et solognaises".
Dans une ordonnance datée du 21 avril 1475 et intitulée "Lettres pour exempter du droit d’aubaine les sommes dues à Conrart Hanequis et Pierre Scheffre", de Mayence, imprimeurs", le roi Louis XI est amené à édicter une loi générale du royaume concernant le droit d’aubaine.
Le procédé peut surprendre aujourd’hui puisque c’est à l’occasion d’une lettre d’exemption concernant deux personnes physiques, que le roi est amené, de manière incidente, mais expresse, à prendre une disposition générale et impersonnelle.
Dans son ordonnance du 21 avril 1475 [13] le roi Louis XI consacre ainsi "erga omnes" la règle selon laquelle :
"par la loy generale de nostre royaume, toutes fois que aucun estranger et non natif de iceluy nostre royaume va de vie trespassement, sans lettres de naturalité et habilitation et puissance de nous de tester, tous les biens qu’il a en nostredict royaume, à l’heure de sondit trespas, nous competent et appartiennent par droit d’aubenage"
La traduction en français moderne est la suivante :
" Par la loi générale de notre royaume, toutes les fois qu’un étranger non natif de notre royaume va de vie à trépas, sans lettres de naturalités et habilitation par nous de pouvoir tester, tous les biens qu’il a en notre dit royaume à l’heure de son trépas sont de notre ressort et nous appartiennent par droit d’aubaine".
Il s’ensuit que tous les étrangers qui meurent sans lettre de naturalité voient leurs biens situés en France revenir de plein droit au roi. Tous les étrangers se trouvent ainsi assujettis à une incapacité testamentaire et successorale totale.
D’un droit particulier qui ne connaissait pas l’incapacité successorale et testamentaire, on passe à un droit commun aux dispositions duquel nul n’échappe, qualifié par Louis XI dans son ordonnance précitée du 21 avril 1475 de "loi générale du royaume".
Successivement, le vocable féodal appliqué à des personnes s’est mué en un terme moderne désignant des biens puis, bientôt, un droit général applicable à ces derniers et opposable à leurs propriétaires.
Le phénomène traduit l’aboutissement du processus par lequel le souverain est parvenu à la résorption progressive de l’ancien régime juridique féodal appliqué à l’aubain.
Le caractère illégal de l’appropriation par François 1ᵉʳ du tableau La Joconde au titre du droit d’aubaine et sur l’inexistence de l’acte attaqué.
Nous avons vu que la seule manière légale et d’ordre public par laquelle le roi François 1ᵉʳ a pu entrer en possession du tableau litigieux est l’exercice du droit d’aubaine.
En effet, lorsque Léonard de Vinci est décédé le 2 mai 1519, en l’absence de lettre de naturalité et face à l’impossibilité légale de transmettre par testament ses biens à ses héritiers (sa fratrie domiciliée en Toscane), l’ensemble de son patrimoine revenait de plein droit au roi.
Le caractère contestable de l’appropriation par François 1ᵉʳ du tableau La Joconde au titre du droit d’aubaine ne fait aucun doute tant au regard du droit applicable au moment des faits que du droit positif contemporain.
Nous allons donc successivement envisager l’illégalité de l’acte attaqué sur ces deux aspects temporels.
Nous répondrons également à la question de savoir si François 1ᵉʳ avait le droit, au moment des faits, de s’approprier légalement le tableau La Joconde appartenant à Léonard de Vinci au titre du droit d’aubaine. Nous nous interrogerons également sur la question de savoir si l’illégalité d’une telle appropriation est d’une gravité telle qu’elle infecte d’inexistence la décision d’appropriation.
L’illégalité de l’appropriation de La Joconde au regard du droit applicable.
À l’époque des faits, le droit d’aubaine reposait juridiquement sur l’ordonnance du roi Louis XI du 21 avril 1475. En tant qu’il portait attente au droit de propriété, ce droit d’aubaine relevait d’une pratique totalement contraire au droit naturel. Mais l’acte attaqué continue de produire ses effets aujourd’hui puisque La Joconde fait partie des collections du musée du Louvre et fait l’objet d’une exposition publique alors même qu’en raison de son appropriation illégale, elle devrait être la propriété des descendants des héritiers de Léonard de Vinci. Il conviendra donc d’établir en quoi cette appropriation contrevient aussi au droit positif contemporain.
L’atteinte au droit naturel.
Le droit naturel ou jusnaturalisme est un mode de pensée juridique qui s’oppose au droit positif, au positivisme. Dès lors ici, le droit n’est pas ce qui est posé par l’autorité habilitée à le faire, mais le droit naturel se trouve être, selon Serge Braudo (conseiller honoraire à la cour d’appel de Versailles) :
"L’ensemble des droits que chaque individu possède du fait de son appartenance à l’humanité et non du fait de la société dans laquelle il vit. Le droit naturel, qui comprend notamment, le droit à la vie, et à la santé, le droit à la liberté, comme le droit de propriété ; il est inhérent à l’humanité, universel et inaltérable" [14].
"Droit naturel, droit imprescriptible, droit sacré", c’est ainsi que les Constituants de 1789, dans la foulée des différentes déclarations des droits américaines, avaient qualifié la propriété. À lire les discussions qui entourent la préparation du Code en 1804, à lire surtout les discours de présentation, on a souvent le sentiment que ses rédacteurs entendaient mettre en œuvre ce principe, et qu’ils sont guidés par la pensée qui a conduit à cette adoption.
C’est le principe mutualisé du droit de conservation qui doit toutefois s’accommoder du total respect de la propriété individuelle. Ce droit étant fondé dans la nature, justifie que tout individu qui entre en société pourvu de sa propriété doit bénéficier de la protection qui convient par le pouvoir normatif, en faisant prendre en compte cette protection par la loi civile.
Ainsi donc, en s’appropriant La Joconde, en usant du droit d’aubaine au préjudice des héritiers légitimes de Léonard de Vinci, le roi François 1ᵉʳ n’a pas respecté la loi naturelle à laquelle il était tenu.
Cette loi naturelle s’imposait à lui et constituait une norme qu’il avait l’obligation de suivre et qu’il a manifestement violée.
L’atteinte au droit positif et le caractère contraire à la Constitution de l’ordonnance du 21 avril 1475.
L’appropriation du tableau litigieux continue de produire ses effets aujourd’hui puisque La Joconde fait partie des collections du musée du Louvre et fait l’objet d’une exposition publique alors même qu’en raison de son appropriation illégale elle devrait être la propriété des descendants des héritiers de Léonard de Vinci.
Nous sommes donc en présence d’une illégalité continue qui se perpétue depuis l’origine de l’appropriation jusqu’à aujourd’hui.
Le droit d’aubaine, consacré officiellement comme loi générale du royaume par l’ordonnance du roi Louis XI du 21 avril 1475, a été aboli par l’Assemblée nationale constituante sous la Révolution.
Dans sa séance du 6 août 1790, Barrère de Vieuzac, rapporteur sur l’abolition du droit d’aubaine, écrivait [15] :
"Cet usage féodal, aussi contraire à l’humanité qu’au droit des gens, disparut quand les rois reprirent quelque autorité ; et les sages établissements de saint Louis portent que les étrangers ne pourront se faire d’autre seigneur que le roi. Dès lors, le droit d’aubaine fut regardé comme domanial et incommunicable.
La législation vint légitimer ce qui n’avait été, chez les anciens, qu’une preuve d’ignorance ; chez les seigneurs féodaux, qu’un acte d’usurpation ; et chez nous, qu’une police fiscale qui a subi depuis quelques vicissitudes et quelques adoucissements à la voix du commerce, des sciences et des arts. Voici les principes observés jusqu’à ce moment en cette matière : tout étranger est capable, dans un royaume, du droit des gens ; il peut librement vendre, échanger et, en général, passer toutes sortes de contrats que ce droit autorise ; il peut donner et recevoir entre vifs, mais il ne peut recevoir ni disposer par testament, ni pour cause de mort. Il vit libre, mais il meurt serf : telle est la maxime atroce que les représentants d’un peuple libre doivent s’empresser d’effacer de ses lois. La France doit ouvrir aujourd’hui son sein à tous les peuples de la terre. Quels motifs pourraient s’y opposer, la politique ? Mais ce droit a paru si barbare et contraire même aux intérêts de l’État, que nos anciennes lois en ont adouci ou suspendu l’exercice. Que l’étranger vienne donc chercher en France une patrie ; qu’il puisse y séjourner, sans crainte de voir des héritiers légitimes, frustrés d’un bien qui doit naturellement leur appartenir ; qu’il y jouisse de la liberté pendant sa vie, et ses enfants de sa bienfaisance après sa mort".
L’article 4 du décret du 13 avril 1791 disposait dans son article 7 : "Les droits de déshérence, d’aubaine, de bâtardise, d’épaves, de varech, de trésor trouvé, et celui de s’approprier les terres vaines et vagues, ou gastes, landes, biens hèmes ou vacants, garrigues, flégards ou vareschaix, n’auront plus lieu en faveur des ci-devant seigneurs, à compter pareillement de la publication des décrets du 4 août 1789, les ci-devant seigneurs demeurant, depuis cette époque, déchargés de l’entretien des enfants trouvés" [16].
Toutefois, sous le Premier Empire, les articles 726 et 912 du Code civil réintroduisirent une importante distinction entre nationaux et étrangers vis-à-vis du droit des successions.
Ils subordonnaient la faculté pour les étrangers de recevoir un héritage en France à des conditions de réciprocité diplomatique et législative : l’étranger ne pouvait hériter en France que dans les mêmes conditions qu’un Français pouvait hériter dans le pays dont cet étranger était ressortissant.
Rétabli dans le Code civil de 1803, le droit d’aubaine fut définitivement supprimé par l’article 1ᵉʳ de loi n°6986 du 14 juillet 1819 rédigé en ces termes [17] :
"Louis, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre, à tous présents et à venir, Salut.
Nous avons proposé, les Chambres ont adopté, nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :
Article 1ᵉʳ : Les articles 726 et 912 du Code civil sont abrogés : en conséquence, les étrangers auront le droit de succéder, de disposer et de recevoir de la même manière que les Français dans toute l’étendue du Royaume".
La loi du 14 juillet 1819 avait pour objet l’abrogation de ces articles du Code civil. Elle n’abolissait donc pas, à proprement parler, le droit d’aubaine, déjà aboli en 1791, mais les conditions de réciprocité auxquelles étaient soumises les successions des étrangers en France.
Néanmoins, l’article 2 de cette même loi maintenait, en partie, une condition de réciprocité législative puisqu’il prévoyait que "dans le cas de partage d’une même succession entre des cohéritiers étrangers et français, ceux-ci prélèveront sur les biens situés en France une portion égale à la valeur des biens situés en pays étranger dont ils seraient exclus, à quelque titre que ce soit, en vertu des lois et coutumes locales".
Cette disposition s’est appliquée jusqu’à la décision n°2011-159 QPC du 5 août 2011 du Conseil constitutionnel qui l’a déclarée contraire à la Constitution et, en particulier, au principe d’égalité [18].
En effet, la décision précitée du Conseil Constitutionnel du 5 août 2011 rappelle sans aucune ambiguïté le principe d’égalité et le droit de propriété auxquels contrevient manifestement le droit d’aubaine.
Nul ne saurait sérieusement contester que le droit d’aubaine constitue une violation manifeste de l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 (qui a valeur constitutionnelle puisque expressément visée dans le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958) aux termes duquel "la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité".
Le droit d’aubaine contrevient également au principe d’égalité consacré par l’article 1ᵉʳ de la Déclaration précitée aux termes duquel "les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits".
Le droit d’aubaine constitue aussi une violation évidente de l’article 17 de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 qui dispose que "toute personne, aussi bien seule qu’en collectivité, a droit à la propriété. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété".
Par ailleurs, aux termes de l’article 1ᵉʳ du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : "toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international".
À la lumière de ce qui précède, se pose la question de la constitutionnalité de l’ordonnance royale du 21 avril 1475, fondement juridique et loi générale du royaume sur la base duquel le roi François 1ᵉʳ s’est approprié La Joconde en faisant valoir le droit d’aubaine dont les conséquences perdurent aujourd’hui.
Il convient de préciser à cet égard qu’une question prioritaire de constitutionnalité peut être déposée contre toute loi, quelle que soit sa date de promulgation, y compris donc si elle est antérieure à la Constitution du 4 octobre 1958, texte fondateur de la Cinquième République. Elle peut par conséquent porter sur des textes très anciens, comme par exemple un texte adopté par la Convention nationale ou une ordonnance royale.
L’inexistence de l’acte d’appropriation.
Il est manifeste que le tableau La Joconde a fait l’objet d’une appropriation entachée d’excès de pouvoir caractérisé.
Un acte obtenu par fraude ne crée pas de droits (CE 29 novembre 2002, req. 223027). C’est l’application de l’adage "Fraus omnia currumpit".
Dans son célèbre arrêt d’Assemblée du 31 mai 1957 (req.n°26188), le Conseil d’État a jugé que "les actes administratifs affectés d’une illégalité particulièrement grave et flagrante doivent être regardés comme inexistants et sont considérés comme nuls et non avenus".
L’acte inexistant est tellement intolérable que le juge ne fait que le constater. Si le juge l’annulait, cela supposerait que l’acte a été à un moment présumé légal.
Il n’a virtuellement jamais vu le jour.
La qualification d’un acte inexistant ne répond pas à des critères très précis. En effet, le juge administratif utilise une formule assez générale qui est la suivante :
"Un acte ne peut être regardé comme inexistant que s’il est dépourvu d’existence matérielle ou s’il est entaché d’un vice d’une gravité telle qu’il affecte, non seulement sa légalité, mais son existence même" (par exemple : CE, 28 sept. 2016, req. n° 399173, Anticor).
Il ressort de cette formule deux grandes catégories d’actes inexistants :
l’inexistence matérielle
le vice d’une particulière gravité entachant un acte déjà illégal par nature.
L’acte inexistant produit deux séries d’effets : il peut être anéanti à tout moment et il ne produit aucun effet juridique. Lorsqu’un acte qui est en réalité inexistant se présente devant le juge administratif, celui-ci doit le relever d’office comme moyen d’ordre public (par exemple : CE, 5 mai 1971, req. n° 75655, Préfet de Paris).
L’acte inexistant ne crée aucun droit acquis. Autrement dit, il n’est pas possible d’opposer quoi que ce soit en se fondant sur un tel acte. La constatation ou le retrait d’un acte inexistant entraine la disparition des actes subséquents, soit ceux qui ont été pris sur son fondement.
En l’espèce, l’appropriation du tableau La Joconde par le truchement du droit d’aubaine en l’absence de lettre de naturalité ou d’acte de vente ou de donation valables, au détriment des héritiers de l’artiste, constitue un acte d’une illégalité particulièrement grave.
Dès lors, l’incorporation de ce tableau au domaine public revêt manifestement un caractère inexistant.
En droit, une telle incorporation est juridiquement inexistante et de nul effet, les articles L451-3 et L451-5 du Code du patrimoine et l’article L3111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques qui consacrent l’imprescriptibilité et l’inaliénabilité des collections publiques étant inopposables en cas d’inexistence. Par ailleurs, l’article D451-19 du Code du patrimoine dispose que la radiation d’un bien figurant sur un inventaire des musées de France peut intervenir "en cas d’inscription indue sur l’inventaire".
L’appropriation d’un tableau sous couvert d’un droit d’aubaine contraire aux principes les plus élémentaires du droit et sa conservation par le musée du Louvre relève de l’atteinte substantielle au droit de propriété. L’acte inexistant ne crée aucun droit acquis. Autrement dit, il n’est pas possible d’opposer quoi que ce soit en se fondant sur un tel acte. La constatation ou le retrait d’un acte inexistant entraine la disparition des actes subséquents, soit ceux qui ont été pris sur son fondement.
Les descendants des héritiers de Léonard de Vinci.
Deux historiens italiens Alessandro Vezzosi et Agnese Sabato ont découvert au moins 14 descendants directs vivants de Leonardo da Vinci.
Ces 14 descendants directs sont en fait issus des lignées de ses frères et sœurs, l’artiste, lui, n’ayant jamais eu d’enfants. Leur enquête, qui date de 2021 publiée dans la revue Human Evolution et relayée par le quotidien britannique The Guardian [19] révèle que les 14 descendants ont entre 1 et 85 ans et vivent en Toscane, la région italienne natale de Leonardo da Vinci. Les deux chercheurs ont procédé à des analyses ADN, en plus de décortiquer une ligne généalogique vieille de 690 ans, à travers des registres d’églises et des registres fonciers de la région.
Pas moins de 21 générations sont concernées, de 1331, année de naissance de son grand-père, à aujourd’hui. Elles incluent cinq branches familiales. Leonardo da Vinci a eu 22 demi-frères. Pour parvenir à leurs résultats, les chercheurs ont suivi le chromosome Y, transmis de père en fils, resté presque inchangé pendant 25 générations, a expliqué Alessandro Vezzosi à l’agence de presse italienne Ansa.
Il apparaît clairement qu’il existe des descendants directs de Léonard de Vinci, dont certains n’ont pas été identifiés, seuls 14 d’entre eux ayant pu être retrouvés par l’enquête susvisée, sans d’ailleurs que leurs noms aient été révélés.
La Joconde appartient en réalité à ces héritiers dans la mesure où l’acte initial d’appropriation par François 1ᵉʳ sous couvert du droit d’aubaine est juridiquement inexistant et n’a pu produire aucun effet.
La saisine du Conseil d’État par l’ONG International Restitutions.
C’est dans ce contexte que l’ONG International Restitutions a déposé le 16 février 2024 une requête devant le Conseil d’État.
L’objet statutaire [20] de cette association régie par la loi française du 1ᵉʳ juillet 1901 est le suivant :
a) de veiller à la licéité de la composition des collections des musées publics ;
b) de protéger le patrimoine culturel mobilier afin qu’il reste à disposition des populations autochtones dans le lieu où le pays d’origine de création de manière à conserver, affirmer et promouvoir leur identité culturelle et la puissance créatrice de leur histoire ;
c) d’obtenir, en vue de réaliser l’objectif prévu aux points a) et b), l’annulation ou la constatation de l’inexistence de tout acte ayant conduit à l’incorporation ou à l’affectation au domaine public de tout musée ou établissement tant français qu’étranger de tout bien culturel spolié, acquis ou approprié frauduleusement, irrégulièrement ou illégitimement de manière directe ou indirecte, tant par des personnes privées que par des États ou personnes morales de droit public, en particulier, mais non exclusivement, à l’occasion des différentes périodes de conflits armés ou de colonisation.
La requête déposée devant le Conseil d’État avait pour finalité :
"de déclarer inexistante la décision de spoliation illicite prise par le roi François 1ᵉʳ concernant la Joconde
de déclarer par voie de conséquence inexistants tous les actes subséquents pris sur le fondement de la décision attaquée
d’ordonner que soit rétablie la licéité de la composition des collections du musée du Louvre en tant qu’elles comportent le portrait susvisé
d’ordonner, au titre de la gestion d’affaires exercée par la requérante pour le compte des descendants des héritiers du peintre, la radiation de l’inventaire du Musée du Louvre du portrait susvisé pour inscription indue en application de l’article D451-19 du Code du patrimoine
de renvoyer tout intéressé à se pourvoir comme il l’entendra afin qu’il soit statué par le juge judiciaire sur la dévolution du portrait susvisé."
Par mémoire distinct du recours sur le fond, l’ONG International Restitutions déposait également une question prioritaire de constitutionnalité concernant l’ordonnance royale du 21 avril 1475.
In limine litis, se posait devant le juge la question de la recevabilité de la requête.
Dans un précédent recours [21], concernant la radiation de l’inventaire du musée du Louvre des œuvres pillées à l’occasion du sac du Palais d’Été de Pékin en 1860, l’ONG International Restitutions avait vu sa requête déclarée irrecevable au motif que seuls les propriétaires des œuvres avaient intérêt à agir.
La même question de recevabilité devait donc être tranchée par le Conseil d’État à l’occasion du second recours concernant La Joconde.
La décision rendue par le Conseil d’État le 14 mai 2024.
Afin d’éviter une deuxième décision d’irrecevabilité sans que le fond de l’affaire soit examiné, l’ONG International Restitutions est intervenue dans le dossier au titre de la gestion d’affaires.
La gestion d’affaires est définie à l’article 1301 du Code civil comme le fait de "celui qui, sans y être tenu, gère sciemment et utilement l’affaire d’autrui, à l’insu ou sans opposition du maître de cette affaire". Il s’agit autrement dit pour une personne, que l’on appelle le gérant d’affaires, d’intervenir spontanément dans les affaires d’autrui, le maître de l’affaire ou le géré, aux fins de lui rendre un service. La particularité de la gestion d’affaires est qu’elle suppose qu’une personne ait agi pour le compte d’un tiers et dans son intérêt, ce, sans avoir été mandaté par celui-ci, ni qu’il en ait été tenu informé.
Dans un arrêt du 21 décembre 1981 [22], la Cour de cassation a jugé qu’une personne dépourvue de la qualité de mandataire puisse, en raison de circonstances exceptionnelles, représenter un tiers en justice en agissant en tant que gérant d’affaires.
Au soutien de sa décision, elle précise que "aucune disposition légale ne subordonne la validité de l’action intentée par le gérant d’affaires à l’acceptation des débats par le tiers contre lequel cette action est exercée".
Il ressort de cette décision que rien ne s’oppose donc à ce qu’une action en justice puisse être engagée par le gérant d’affaires pour le compte du maître, dès lors qu’il s’agit de représenter autrui et non d’agir en son nom propre, puisque nul ne plaide par procureur.
Au cas présent, il existe des descendants des héritiers de Léonard de Vinci qui sont les légitimes propriétaires du tableau indument inscrit à l’inventaire du musée du Louvre. Ces descendants ne sont pas tous identifiés à ce jour. L’ONG International Restitutions considérait qu’elle avait donc bien intérêt à agir pour demander, au titre de la gestion d’affaires, la radiation sollicitée, pour le compte notamment des héritiers non identifiés des descendants de Léonard de Vinci.
Dans sa décision n°491862 du 14 mai 2024, les juges du Conseil d’État n’ont pas validé l’analyse juridique de l’ONG International Restitutions et ont entièrement suivi les conclusions du rapporteur public qui était en faveur d’une irrecevabilité de la requête pour défaut d’intérêt à agir.
L’arrêt du Conseil d’État est motivé de la manière suivante :
"En premier lieu, la circonstance que l’association International Restitutions se soit donnée pour objet statutaire "de veiller à la licéité de la composition des collections des musées publics" et "de protéger le patrimoine culturel mobilier afin qu’il reste à disposition des populations autochtones dans le lieu où le pays d’origine de création de manière à conserver, affirmer et promouvoir leur identité culturelle et la puissance créatrice de leur histoire" n’est pas de nature à lui conférer un intérêt lui donnant qualité pour introduire devant le juge de l’excès de pouvoir une action tendant à contester l’appartenance de biens au domaine public mobilier de l’État afin de permettre la restitution de ceux-ci aux personnes dont elle soutient qu’elles en seraient les légitimes propriétaires, seules ces dernières ayant intérêt, le cas échéant, à introduire une action en justice pour obtenir la restitution de ces biens. L’association ne saurait davantage soutenir qu’elle aurait vocation à représenter ces personnes au titre de la "gestion d’affaires". La requête de l’association "International Restitutions" est donc, à ce premier titre, manifestement irrecevable.
En second lieu, des conclusions tendant à ce que soient déclarées nulles et non avenues par le juge administratif des "décisions" par lesquelles, sous l’Ancien régime, l’autorité souveraine aurait acquis et incorporé des biens dans le domaine de la Couronne, biens qui font désormais partie du domaine public, sont manifestement irrecevables. Tel est le cas des conclusions dirigées contre la prétendue décision par laquelle le roi François 1ᵉʳ se serait, selon l’association requérante, approprié en 1519 le portrait de La Joconde.
Il résulte de ce qui précède que la requête de l’association International Restitutions est entachée d’irrecevabilités manifestes insusceptibles d’être couvertes en cours d’instance et doit être rejetée par application des dispositions de l’article R351-4 du Code de justice administrative, y compris ses conclusions tendant à l’annulation par voie de conséquence des actes qui auraient été pris sur le fondement de la "décision" de 1519, ainsi que ses conclusions aux fins d’injonction, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur le renvoi au Conseil constitutionnel de la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par l’association tirée de ce que les dispositions de l’ordonnance du 21 avril 1475 porteraient atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution.
Aux termes de l’article R741-12 du Code de justice administrative : "Le juge peut infliger à l’auteur d’une requête qu’il estime abusive une amende dont le montant ne peut excéder 10 000 euros". En l’espèce, la présente requête de l’association International Restitutions présente un caractère abusif. Dès lors, il y a lieu de la condamner à payer une amende de 3 000 euros".
Il sera simplement observé que cet arrêt est insuffisamment motivé en ce qu’il écarte lapidairement l’intérêt à agir de l’ONG International Restitutions au titre de la gestion d’affaires, sans expliquer, même sommairement, en quoi cette gestion ne s’appliquerait pas en l’espèce.
Dans l’arrêt Van de Hurk c/ Pays-Bas du 19 avril 1994 la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que “l’article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales oblige les tribunaux à motiver leurs décisions".
La Cour européenne des droits de l’homme vérifie l’existence de la motivation et considère qu’elle ne peut être totalement absente d’une décision. Elle veille aussi à ce qu’elle soit suffisante : elle rejette alors le caractère implicite de la motivation et affirme qu’elle ne peut revêtir un aspect lapidaire.
Dans ces conditions, l’ONG International Restitutions a présenté une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme pour violation du droit au procès équitable consacré par l’article 6-1 de la Convention.
Cette requête est à ce jour en cours d’instruction.
Conclusion provisoire.
Le Conseil d’État admet que "seuls les légitimes propriétaires ont intérêt à introduire une action en justice pour obtenir la restitution".
La balle est donc désormais dans le camp des héritiers de Léonard de Vinci qui pourront, s’ils le souhaitent, saisir la justice afin que soit tranchée la question de la légitimité de l’appropriation de la Joconde par François 1ᵉʳ.
La décision du Conseil d’État était néanmoins prévisible dans la mesure où il aurait fallu être bien naïf pour s’attendre à ce que les sages du Palais Royal, dont le jacobinisme est bien connu, ordonnent le retour en Italie du tableau le plus emblématique du musée du Louvre.
On peut cependant regretter une décision mal ficelée sur la recevabilité et un geste d’agacement "ab irato" dans le prononcé d’une amende de 3 000 € pour une procédure qualifiée d’abusive, là encore sans la moindre motivation justifiant du caractère abusif de la requête, certes atypique, initiée par l’ONG International Restitutions.
Compte tenu du retentissement médiatique que cette décision du Conseil d’État a suscité dans la presse tant nationale qu’internationale, notamment en Italie (plusieurs milliers d’articles recensés dans 87 pays différents), ce dossier n’est peut-être pas tout à fait clos.
L’avenir nous le dira.
Discussions en cours :
La critique de la décision du Conseil d’Etat, fondée sur la nullité du droit régalien par suite de son abrogation après la révolution française, est selon moi entachée d’illogisme. Si on applique le droit postérieur à un acte ancien on méprise le principe de non-rétroactivité de la loi, inscrit dans notre Constitution, ainsi que la prescription acquisitive. Il est surprenant que ces moyens n’aient pas été soulevé devant le Conseil d’Etat. La tendance actuelle a remettre en cause toutes les situations acquises depuis très longtemps, si elle favorise les plaideurs et leurs conseils, tend à rendre fragile toute situation acquise, sauf fraude, ce qui n’est pas le cas. Ceci sans remettre en cause le droit pour tout justiciable de critiquer le jugement rendu.
Le recours devant le Conseil d’État ne repose pas exclusivement sur la nullité du droit d’aubaine par suite de son abrogation après la Révolution française mais aussi et surtout sur la violation du droit naturel de propriété. C’est d’ailleurs pour ce motif que le révolutionnaire de 1792 a abrogé le droit d’aubaine. L’ordonnance du 21 avril 1475 portait manifestement atteinte au droit de propriété qui s’imposait au pouvoir royal. L’appropriation de la Joconde est donc illégitime dès le départ. Quant aux principes de non-rétroactivité et de prescription acquisitive ils ne s’appliquent pas en cas d’acte inexistant, c’est-à-dire entaché d’une grave irrégularité.
Cour de cassation, civile, Chambre civile 3, 4 janvier 2023, 21-18.993, Publié au bulletin "Vu les articles 712 et 2258 du code civil et le livre premier de la première partie du code général de la propriété des personnes publiques :
5. Selon les deux premiers textes, la propriété s’acquiert par la prescription qui est un moyen d’acquérir un bien ou un droit par l’effet de la possession. Ces textes ne réservent pas aux seules personnes privées le bénéfice de ce mode d’acquisition qui répond à un motif d’intérêt général de sécurité juridique en faisant correspondre le droit de propriété à une situation de fait durable, caractérisée par une possession continue et non interrompue, paisible, publique, non équivoque et à titre de propriétaire (3e Civ., 17 juin 2011, pourvoi n° 11-40.014, Bull. 2011, III, n° 106).
6. Le livre susvisé énumère des modes d’acquisition de la propriété des personnes publiques, sans exclure la possibilité pour celles-ci de l’acquérir par prescription.
7. Pour déclarer irrecevable l’action en revendication de la commune, l’arrêt retient que, même si le code civil ne distingue pas entre les personnes, le code général de la propriété des personnes publiques énumère de manière exhaustive et exclusive les modes d’acquisition des biens immobiliers et mobiliers par les personnes publiques, de sorte que, depuis son entrée en vigueur, la prescription acquisitive, qui n’y est pas mentionnée, ne peut plus être invoquée par une personne publique.
8. En statuant ainsi, alors que les personnes publiques peuvent acquérir par prescription, la cour d’appel a violé les textes susvisés."
Le débat est clos, les faits sont prescrits..
Observations suite au commentaire de M° Etienne TETE
Dès lors que l’illégalité constatée par le juge revêt un caractère particulièrement grave, au point que la l’existence même de l’acte est remise en question, le recours en excès de pouvoir dirigé à l’encontre de cet acte est recevable sans condition de délai. (CE, 28 février 1986, n°62206.).
L’office du juge en la matière a été synthétisée par le Tribunal Administratif de Montpellier : « il appartient au juge administratif de constater, sans conditions de délai, qu’un acte administratif est nul et de nul effet, compte tenu des conditions dans lesquelles il a été discuté, lorsqu’il n’a pas d’existence matérielle, ou lorsque la gravité des vices affectant sa légalité l’entache d’inexistence juridique » (TA Montpellier, 8 janvier 2008, Association Trait d’union Languedoc-Roussillon, n°0505643).
La théorie de l’inexistence se présente en quelque sorte comme un complément utile de la théorie de l’illégalité proprement dite. Elle permet tout d’abord de constater la nullité d’actes qui ne pourraient plus faire l’objet de recours contentieux parce que le délai est écoulé
D’autre part, l’inexistence d’un acte administratif peut être constatée par le juge judiciaire aussi bien que par le juge administratif. Dans l’arrêt Guigon (27 juin 1966, dossier n° 01889) le Tribunal des conflits, après avoir affirmé que la décision était nulle et non avenue, spécifie ensuite « qu’il appartient tant à la juridiction administrative qu’à l’autorité judiciaire de constater cette nullité ». Au cas présent, l’acte d’appropriation de la Joconde au titre du droit d’aubaine porte manifestement atteinte au droit naturel de propriété qui s’imposait au pouvoir royal. Cette illégalité est d’une gravité telle qu’elle entraîne l’inexistence juridique de l’acte d’appropriation. L’inexistence entraîne la nullité rétroactive de l’acte d’appropriation et de ses actes subséquents. L’acte n’ayant jamais produit d’effet dès l’origine, la prescription acquisitive ne peut pas jouer. Et ce d’autant plus qu’il est de jurisprudence constante que la prescription acquisitive prévue par l’article 2258 du code civil n’est pas opposable en cas de mauvaise foi, notamment en cas d’appropriation frauduleuse.
Dans ces conditions, le récent arrêt de la 3ème chambre civile de la Cour de cassation du 4 janvier 2023 ne clos nullement le débat et ne s’applique pas en l’espèce.