Affaire Halimi-Traoré : pas de distinction selon l’origine du trouble psychique.

Par Sylvia Goudenege-Chauvin, Avocat.

12055 lectures 1re Parution: Modifié: 1 commentaire 4.4  /5

Dans un arrêt du 14 avril 2021, la Chambre criminelle de la Cour de Cassation vient de rappeler que l’article 122-1 alinéa 1er du Code pénal ne distingue pas selon l’origine du trouble psychique ayant conduit à l’abolition du discernement de l’auteur des faits délictuels ou criminels.

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En l’espèce, se posait la question de la faute préalable de l’auteur de faits (ici la prise de produits stupéfiants) et de sa conséquence sur le maintien ou non de l’irresponsabilité pénale qui doit être retenue en cas d’abolition du discernement.

C’est une application stricte de la règle de droit qui a été faite par cet arrêt : l’irresponsabilité pénale de l’auteur des faits doit être retenue, même en cas de prise antérieure et volontaire de produits stupéfiants et le juge ne peut distinguer là où le législateur a choisi de ne pas distinguer.

I- Une décision conforme à la lettre de l’article 122-1 du Code pénal.

C’est une affaire dramatique et médiatique qui a remis sur le devant la scène la question de l’irresponsabilité pénale en cas de troubles psychiques ayant aboli le discernement, et du comportement fautif de l’auteur des faits par la prise de produits stupéfiants.

La réponse de la Haute Cour s’inscrit dans une conformité à notre droit positif et refuse ainsi toute distinction quant à l’origine du trouble psychique à l’origine de l’abolition du discernement.

A- Les faits et la procédure.

Dans la nuit du 4 avril 2017, Monsieur Kobili Traoré, 27 ans, a tué sa voisine, Madame Sarah Halimi, en la défenestrant. Au moment des faits, les voisins ont pu entendre l’auteur des faits proférer des propos incohérents, ou crier « Allah Akbar », « j’ai tué le Sheitan, j’ai tué un démon », et il a été trouvé, au moment de son interpellation, en train de réciter des versets du Coran. La famille de M.Traoré a également pu rapporter que, quelques jours avant les faits, le comportement de ce dernier était devenu étrange et qu’il avait des propos incohérents.

Manifestement dans un état de décompensation psychotique aiguë, Monsieur Traoré est alors placé en hospitalisation dans une unité psychiatrique alors que l’information judiciaire s’ouvre le 14 avril. Il sera finalement mis en examen le 10 juillet 2017, et sera maintenu en hospitalisation sous contrainte.

Dans le premier rapport d’expertise, le médecin expert estimera que si la bouffée délirante et l’état psychotique de M. Traoré sont évidents, l’origine n’en serait pas une pathologie mentale telle que la schizophrénie, mais une consommation excessive de cannabis. En relevant le caractère volontaire de cette prise de stupéfiants, l’expert conclu à une simple altération du discernement compte tenu de cette prise consciente et régulière d’une substance illicite.

Deux autres collèges d’experts rendront des décisions qui concluent également à l’existence chez M. Traoré d’une bouffée délirante aiguë, mais retiendront que

« ce trouble psychotique bref a aboli son discernement, car l’augmentation de la consommation de cannabis (augmentation très relative) s’est faite pour apaiser son angoisse et son insomnie, prodromes probables de son délire, ce qui n’a fait qu’aggraver le processus psychotique déjà amorcé ».

Le 19 décembre 2019, la Chambre de l’instruction rendra une ordonnance retenant l’irresponsabilité pénale de M. Traoré, décision contre laquelle les parties civiles ont formé un pourvoi en cassation.

Les parties civiles reprochent à la chambre de l’instruction d’avoir déclaré M. Traoré irresponsable pénalement alors que :
- la toxicomanie n’est pas une maladie mentale et n’entre pas dans le champ des troubles psychiques ou neuropsychiques visés par l’article 122-1 du Code pénal,
- l’acte volontaire de consommation de stupéfiants est constitutif d’un comportement fautif qui viendrait exclure l’irresponsabilité pénale de l’auteur,
- la consommation de cannabis ayant pour but d’obtenir une modification de l’état de conscience, il ne pouvait être déduit du seul fait que Kobili Traoré n’avait pas encore eu de bouffée délirante à la suite de sa consommation de stupéfiants, qu’il n’avait pas conscience des risques encourus par cette consommation,
- la chambre de l’instruction ne pouvait, sans se contredire, à la fois constater que les propos tenus par le mis en examen « avant et après de défenestrer J... X... » « illustrent un reste de conscience », constater également que le mis en examen a « volontairement » précipité la victime de son balcon, a agi en ayant « conscience du judaïsme de Mme X... », et en déduire cependant l’abolition de son discernement au moment des faits.

La Cour de Cassation rejette le pourvoi considérant que

« les dispositions de l’article 122-1, alinéa 1er, du Code pénal, ne distinguent pas selon l’origine du trouble psychique ayant conduit à l’abolition de ce discernement ».

B- Le rôle protecteur du droit pénal en cas d’abolition du discernement.

Selon l’article 122-1 alinéa 1er du Code pénal

« n’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes ».

Bien qu’ayant un objectif répressif, le Droit pénal est aussi un droit protecteur et envisage depuis très longtemps le trouble psychique aliénant le discernement comme une cause de vulnérabilité particulière de l’agent qui, à ce titre, mérite d’être protégé.

A Rome, comme au moyen âge, les fous ne sont pas considérés comme pouvant répondre pénalement de leurs infractions.

Le terme « démence » initialement utilisé par l’ancien Code pénal, a été substitué par « trouble psychique ou neuropsychique » dès 1992 afin de s’adapter aux évolutions de la science médicale et psychiatrique.

Si aucune définition n’est donnée par le législateur, c’est bien la notion de « perte totale de libre arbitre » et de « d’absence de repère avec le monde réel » qui est ici visé par cet alinéa de l’article, puisqu’est visé un trouble aliénant le discernement, c’est-à-dire rendant le sujet incapable de percevoir l’incohérence de ses actes et leur caractère délirant.

La seule exigence prévue par le texte est la concomitance entre cet état de trouble psychique intense et le passage à l’acte.

Le trouble non-défini par le texte peut renvoyer notamment à un phénomène particulièrement rare, nommée « bouffée délirante aiguë », ou « trouble psychotique bref ».

La « bouffée délirante aiguë » ou « trouble psychotique bref » est un épisode psychotique aigu survenant brutalement chez un sujet souvent sans antécédent de même nature, et généralement jeune (moins de 30 ans).

Cet épisode induit, selon le DSM (manuel de critères diagnostiques), des idées délirantes, des hallucinations, ou encore un discours désorganisé.

La personne va se mettre à voir, entendre ou ressentir des choses qui n’existent pas et avoir des idées totalement désorganisées, incohérentes et récurrentes sur plusieurs thèmes : mystique, messianique, onirique, sexuel, mégalomaniaque, paranoïaque ou de persécution.

Dans un tel cas de figure, la personne devient totalement déconnectée du monde réel et le législateur refuse qu’une personne dont le discernement est aboli puisse être jugée pour des faits commis au temps de cette abolition de son discernement.

Quel sens pourrait-on, en effet, donner à une sanction pénale qui viendrait punir un comportement qui n’a pas été voulu ni même conscientisé par l’auteur de ces faits ?

Et ce n’est finalement pas tant l’origine du trouble qui intéresse le droit pénal, que les conséquences de ce trouble sur l’auteur de l’infraction.

Cependant, le délire dans lequel se trouve le sujet peut être « raccordé » à certains faits du réel et l’auteur peut, en se basant sur des vérités partielles (la vue de la torah et du chandelier, la connaissance du judaïsme de la victime), les intégrer dans un système selon lui cohérent et pourtant déconnecté du réel.

C’est d’ailleurs ce qui explique que la Haute Cour ait pu à la fois retenir le caractère antisémite de l’acte, en soulignant que M. Traoré avait conservé un « reste de conscience du judaïsme de Mme X » et dans le même temps, retenir l’irresponsabilité pénale de l’auteur. L’abolition du discernement n’empêche pas une construction délirante basée sur des « restes » de fondement en lien avec le réel.

II- La prise de stupéfiants : une faute antérieure inopérante pour écarter l’irresponsabilité pénale pour abolition du discernement.

Si la toxicomanie n’est pas une maladie mentale visée par l’article 122-1 du Code pénal, la consommation de produits stupéfiants peut induire une décompensation psychotique aiguë et révéler par la suite une maladie mentale. Le maintien des ateliers de sensibilisation aux jeunes est, en ce sens, essentiel pour informer sur ce risque trop souvent méconnu ou banalisé.

Pour autant, cette vérité médicale est statistiquement rare, les bouffées délirantes aiguës induites par la consommation de stupéfiants et entrainant un passage à l’acte criminel étant exceptionnelles.

Il ne semble pas possible de parler en ce sens de véritable « conscience du risque » pris par l’auteur qui use de produits stupéfiants, et la Cour de cassation a retenu que cette faute antérieure commise n’est pas exonératoire de l’irresponsabilité pénale de l’auteur.

Un cas particulier permettrait peut-être d’écarter l’irresponsabilité pénale en cas de prise antérieure par l’auteur de produit stupéfiant : si l’auteur use de stupéfiants pour se donner le courage de commettre son méfait.

A- Un acte volontaire sans conscience du risque d’abolition du discernement.

Le raisonnement suivi par la Haute Cour dans cette affaire concerne, rappelons-le, les cas visés par l’alinéa 1er du Code pénal, à savoir les cas de troubles psychiques ou neuropsychiques entrainant l’abolition de discernement.

L’analyse d’une prise antérieure de produits stupéfiants avec une commission postérieure d’infraction, dans le cas de troubles ayant seulement « altérés » le discernement (alinéa 2 de l’article 122-1 du CP), sera bien évidemment différente, et une simple cause d’atténuation de la responsabilité pénale pourra être retenue.

La bouffée aiguë délirante peut avoir pour origine une maladie mentale latente et non encore révélée et/ou diagnostiquée. Mais parmi les facteurs déclenchants de la bouffée délirante aiguë, on peut répertorier des chocs émotionnels (deuil, échec professionnel ou scolaire, séparation conjugale, accident, accouchement, surmenage), une prise de médicaments (antidépresseurs, corticoïdes, antituberculeux..) ou une prise de toxiques comme l’alcool et les drogues (cannabis, cocaïne, LSD…).

C’est dans ce dernier cas de figure, à savoir l’utilisation consciente de produits stupéfiants, que se pose la question de l’impact de cette consommation en droit pénal.

L’auteur, en prenant volontairement des produits stupéfiants, commet-il une faute de nature à exclure sa possible irresponsabilité pénale en cas de survenance d’une bouffée délirante aiguë ?

Rappelons que dans le cas d’espèce les infractions reprochées à M. Traoré sont des infractions intentionnelles.

La question est donc de savoir si l’irresponsabilité pénale peut être retenue à l’encontre de la personne, auteur d’un crime ou d’un délit intentionnel, alors même qu’elle a, antérieurement à la commission de ce crime ou délit, commis une faute, en consommant librement les substances à l’origine de l’abolition de son discernement ou du contrôle de ses actes au moment des faits.

La Cour de cassation a confirmé dans cet arrêt que cette faute antérieure de l’auteur ne peut être retenue comme exonératoire d’irresponsabilité pénale.

Cette solution semble cohérente car en matière d’infractions intentionnelles, et particulièrement pour des infractions comme le meurtre, même si l’imputabilité était retenue pour un auteur dont l’abolition du discernement résulterait d’une intoxication volontaire, l’élément moral ne pourrait pas ensuite être établi et la culpabilité déclarée, l’auteur n’ayant plus aucun libre arbitre ni aucune volonté consciente.

C’est l’état de ce cerveau malade qui est à l’origine de ce passage à l’acte, pas une intention antérieure de l’auteur.

En outre, La Haute Cour a pu relever

« qu’aucun élément du dossier d’information n’indiquait que la consommation de cannabis par l’intéressé avait été effectuée avec la conscience que cet usage de stupéfiants puisse entraîner une bouffée délirante ».

Ainsi, M. Traoré, comme la majorité des consommateurs de produits stupéfiants n’avait donc pas conscience du risque, très rare, qu’une telle consommation puisse entrainer chez lui une bouffée délirante aiguë, le privant ainsi de tout discernement. Il n’avait d’ailleurs jamais été sujet à ce type de trouble psychotique.

Notons cependant que les experts ayant examinés l’auteur des faits ont pu noter que :

« la bouffée délirante s’est avérée inaugurale d’une psychose chronique, probablement schizophrénique et que ce trouble psychotique bref a aboli son discernement ».

En outre, retenir la conscience possible d’un trouble si rare que la bouffée délirante aigüe sera difficile à retenir et sujet à grande controverse, quand on sait que les antidépresseurs, par exemple, sont aussi à risque d’induire ce type de phénomène, sauf à considérer qu’un tel raisonnement s’applique aux produits stupéfiants car ils sont d’usage illicite…

B- Le cas particulier des auteurs ayant pris consciemment des stupéfiants pour se « donner le courage » de commettre une infraction.

Un cas particulier permettrait cependant de retenir que l’usage de produits stupéfiants avant la commission d’une infraction est de nature à venir exclure l’irresponsabilité pénale de l’auteur en cas de troubles abolissant le discernement.

Il s’agirait du cas où l’auteur, pour se donner le courage de commettre son méfait, ferait usage de produits stupéfiants avant de passer à l’acte.

On pense par exemple au cas de terroristes qui, avant de commettre une tuerie, vont ingérer des drogues dans l’espoir d’être dans un état psychique bien particulier et d’avoir le courage de commettre leurs actes criminels.

Cependant, ce cas précis suppose une intention de l’acte criminel avant même la prise de produits stupéfiants, de sorte que cette prise de produits stupéfiants s’inscrit dans la logique criminelle de l’auteur et dans « son plan » de passage à l’acte.

Dans ce cas, exclure l’irresponsabilité pénale ne viendrait pas remettre en cause le principe selon lequel il ne peut y avoir crime ou délit sans intention de le commettre, l’appréciation de l’existence de l’élément moral étant seulement décalée par rapport au temps de l’action.

L’auteur qui a préparé son projet criminel et se drogue pour en faciliter la commission est, à ce moment-là, déjà entré en phase d’exécution.

Bibliographie.
- Audibert, De la condition des fous et des prodigues en droit romain, Archives d’anthropologie criminelle 1892. 593.
- Laingui et Lebigre, Histoire du droit pénal, t. 1, 1979, coll. Synthèse, Cujas, p. 69.
- Mini DSM - 5 - Critères diagnostiques - Amércian Psychiatric Association, Elsevier Masson, 2016, p43.
- Répertoire de droit pénal et de procédure pénale - Troubles psychiques - - Malades mentaux - Evelyne Bonis - Octobre 2018.
- La folle histoire des idées folles en psychiatrie- Boris Cyrulnik et Partick Lemoine- Odile Jacob 2020.

Sylvia GOUDENEGE CHAUVIN
Avocat au Barreau d’AGEN
www.martial-rlgc.fr

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  • par jouan , Le 28 avril 2021 à 23:45

    Mais alors qu’en penser dans les cas de conduite sous état alcoolique ou médicamenteux ou sous ’emprise de stupéfiants ayant entraîné un accident corporel ou matériel grave ? N’est ce pas le même raisonnement qui devrait prévaloir ?

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