Affaire Sarah Halimi, la Cour de cassation aurait-elle dû juger autrement ?

Par Carole Dahan, Avocate.

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Le débat fait rage depuis l’arrêt rendu par la Cour de Cassation, le 14 avril 2021, dans l’affaire du Dr Sarah Halimi.
La Cour de Cassation a rejeté les pourvois formés, tant par les parties civiles que par le ministère public, contre la décision de la chambre d’instruction ayant reconnu l’abolition du discernement, et par conséquent l’irresponsabilité pénale de l’auteur d’un crime commis sous l’emprise de stupéfiants.

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La Cour de cassation a considéré en effet que « les dispositions de l’article 122-1, alinéa 1er, du code pénal, ne distinguent pas selon l’origine du trouble psychique ayant conduit à l’abolition de ce discernement  ».

Ce faisant, la Cour de cassation a approuvé la décision des juges d’instruction de considérer que « la circonstance que cette bouffée délirante soit due à la consommation régulière de cannabis, ne fait pas obstacle à ce que soit reconnue l’existence d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes, puisqu’aucun élément du dossier d’information n’indique que la consommation de cannabis par l’intéressé ait été effectuée avec la conscience que cet usage de stupéfiants puisse entraîner une telle manifestation  ».

Autrement et plus simplement exposé : en consommant des stupéfiants, l’auteur du crime n’avait pas conscience qu’il pourrait être victime d’une bouffée délirante pouvant le mener jusqu’à considérer sa voisine, parce que juive, comme le diable et donc la tuer. Cette bouffée délirante a totalement aboli son discernement, il ne sera donc pas soumis à un procès aux assises.

Dans un communiqué, la Cour de Cassation justifie comme suit sa position :

« En cohérence avec la jurisprudence antérieure, mais pour la première fois de façon aussi explicite, la Cour de cassation explique que la loi sur l’irresponsabilité pénale ne distingue pas selon l’origine du trouble mental qui a fait perdre à l’auteur la conscience de ses actes.

Or, le juge ne peut distinguer là où le législateur a choisi de ne pas distinguer.
Ainsi la décision de la chambre de l’instruction est conforme au droit en vigueur.
Les pourvois formés par les parties civiles sont donc rejetés
 ».

Manifestement, la Cour de cassation ressent immédiatement le besoin de se justifier en expliquant que la loi (le législateur) ne distinguant pas, volontairement (selon la Cour), entre la bouffée délirante provoquée par la consommation de cannabis et celle provoquée par une maladie mentale, le juge n’a donc pas, lui, la possibilité de procéder à cette distinction.

Reprenons d’abord les faits, puis l’état actuel du droit, avant d’analyser si effectivement cette décision est, comme le prétend la Cour de cassation « cohérente avec la jurisprudence antérieure » et « conforme au droit en vigueur », si le législateur a effectivement « choisi » de ne pas distinguer, et enfin si le juge n’avait pas au contraire le pouvoir (et même le devoir) de distinguer pour juger en équité. Dans notre droit, le principe de la séparation des pouvoirs auquel tiennent, avec raison, tellement les juges, n’empêche-t-il pas le législateur d’intervenir ?

Les faits

Le 4 avril 2017, en pleine nuit, Sarah Halimi, une femme juive de 65 ans, est rouée de coups de poing et de pieds. Le supplice est interminable et la police est déjà sur les lieux depuis plusieurs minutes, derrière la porte de l’appartement de la victime, lorsque Madame Halimi est défenestrée encore vivante aux cris de « Allah Akbar » du troisième étage de son immeuble situé à Paris.

L’auteur du crime : Kobili Traoré, 27 ans, un des voisins de la victime qui hurlera « j’ai tué le sheitan » (le démon, en arabe), lorsqu’il sera interpellé par la police une fois le crime accompli. Sans emploi, au casier judiciaire garni d’une vingtaine de condamnations pour usage et trafic de stupéfiants, vol, violences, outrage et rébellion, Kobili Traoré était sous l’emprise du cannabis au moment des faits. Il a en effet reconnu être consommateur de stupéfiants depuis son adolescence dans des proportions importantes et fumer une quinzaine de joints par jour.

Au cours de l’instruction, trois expertises psychiatriques ont été réalisées sur la personne de Kobili Traoré. Il s’agissait de déterminer si le discernement de Kobili Traoré était, au moment des faits, altéré ou bien aboli, car en effet, le dispositif judiciaire n’est alors pas le même.

En 2017, un premier psychiatre conclut à l’altération du discernement. En 2018 et 2019, deux collèges de trois experts chacun concluront à l’abolition du discernement.

Le droit.

L’article 122-1 du Code pénal.

S’agissant de la possible responsabilité pénale d’une personne atteinte de trouble psychique ou neuropsychique, notre loi pénale distingue selon que l’auteur de l’infraction, au moment des faits, était atteint d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes, ou (seulement) altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes.

L’abolition du discernement au moment des faits exonère la personne de sa responsabilité pénale [1] alors que l’altération du discernement est une cause d’atténuation de sa responsabilité pénale [2] mais ne l’exonère pas.

Relevons que le rôle des experts est de déterminer si « au moment des faits », le discernement était aboli ou altéré, sans considération de la circonstance ayant entraîné cet état.

En effet, il n’appartient pas au psychiatre de distinguer selon que l’auteur de l’infraction souffre d’une maladie mentale identifiée (telle la schizophrénie) ou bien s’est, en amont de la commission de l’infraction, consciemment placé dans une telle situation par la consommation de stupéfiants. La seule question qui lui est posée est si, au moment des faits, Kobili Traoré jouissait de ses capacités mentales. Les experts ont répondu par la négative à cette question.

Si, certes les psychiatres ne pouvaient pas faire de distinction entre le trouble provoqué par des stupéfiants volontairement consommés et le trouble subi de fait d’une maladie mentale, qui du juge ou de la loi, est-il compétent en la matière ?

La Cour de cassation a estimé, se retranchant derrière le principe de l‘interprétation stricte de la loi pénale, que l’article 122-2 du code pénal ne procédant pas à cette distinction, il n’appartient pas au juge de la faire.

L’interprétation stricte de la loi pénale par le juge.

En droit pénal, l’article 111-4 pose le principe de l’interprétation stricte de la loi.
Or, « interpréter », c’est d’abord donner du (bon) sens à un texte.

Le juge a donc le devoir d’interpréter la loi en tirant les conséquences de l’objectif poursuivi par le législateur.

En l’occurrence, le juge a estimé que le législateur avait choisi de ne pas distinguer selon l’origine du trouble mental. Cette simple affirmation relève déjà de l’interprétation très large du texte pénal …

Au contraire, il est évident que le législateur n’a pas choisi de ne pas distinguer. Le législateur ne peut tout simplement pas imaginer qu’un délinquant multirécidiviste pourrait en toute impunité et aux cri de « Allah akbar », défenestrer sa voisine, convaincu d’avoir éliminé le Sheitan !

Le législateur ne peut pas non plus écrire les lois en fonction d’une situation à venir et qu’il ne connait pas. Il compte pour ça sur le bon sens et l’impartialité des juges, à fortiori sur les magistrats de la Cour de cassation.

En ce sens, en 2001, la Garde des Sceaux a précisé que « l’application effective de l’article 122-1 du code pénal concerne les situations psychiatriques les plus graves » et que « les causes d’irresponsabilité pénale ne sauraient être assimilables aux éléments extérieurs (prise d’alcool, de substances médicamenteuses, toxiques ou stupéfiants) qui ont pu jouer un rôle facilitant la commission des faits » [3].

Ainsi, la Cour de cassation aurait dû interpréter la volonté du législateur. Et, manifestement et en toute logique, le législateur entend protéger des valeurs essentielles, telles que le respect de la vie humaine et la lutte contre l’antisémitisme.

J’en conclus que la Cour de cassation, contrairement à ce qu’elle a affirmé aux termes de son communiqué, non seulement « pouvait » (comme elle l’a déjà fait en 2018), mais même avait le « devoir », d’interpréter l’article 122-2 du copie pénal dans le sens probablement choisi par le législateur, savoir avec l’application d’une des valeur fondamentale de notre droit « nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude » ; certes, un principe de droit civil mais avant tout un principe moral et de bon sens.

Par conséquent, c’est avec une absence totale de logique (de discernement ?), de bon sens et de valeur humaine que la Cour de cassation a, elle (et non le législateur), choisi de ne pas distinguer selon l’origine du trouble mental et de ne pas prendre en considération le fait que l’intéressé s’est, de sa propre initiative et par la consommation de drogues, placé en situation de subir un trouble mental dangereux pour lui-même et les tiers. Il est en ce sens particulièrement choquant de lire que la « consommation de cannabis par l’intéressé n’a pas été effectuée avec la conscience que cet usage de stupéfiants puisse entraîner une telle manifestation ».

La jurisprudence avant l’affaire Kobili Traoré.

Contrairement à ce qu’elle affirme dans son communiqué du 14 avril, la Cour de cassation n’est pas cohérente avec sa jurisprudence antérieure. Au contraire, la jurisprudence est constante pour reconnaître que l’ivresse est une circonstance aggravante :
Dans une affaire dans laquelle des experts-psychiatres avaient conclu qu’une personne, qui était au moment des faits sous l’emprise de l’alcool et qui était poursuivie pour coups et blessures volontaires, avait agi en état de démence, le tribunal correctionnel de Nevers a, dans son jugement du 30 janvier 1976 [4], jugé qu’en dépit des conclusions des experts et même si le sujet n’avait nullement l’intention de commettre les graves infractions qui lui sont reprochées, « sa responsabilité doit être considérée comme entière dans la mesure où, précisément, il a été volontairement l’auteur de la seule pathologie révélée par l’expertise psychiatrique », soit l’ivresse excitomotrice.

L’avocate générale elle-même a cité la décision rendue par la chambre criminelle le 2 septembre 2014 : « l’ivresse manifeste ne constitue pas un cause d’irresponsabilité pénale ou d’atténuation de responsabilité pénale mais au contraire une circonstance aggravante ».

Plus récemment encore, dans un arrêt du 13 février 2018, largement cité par la presse récente, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé contre un arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles qui avait exclu « tout trouble psychique » et avait décidé de renvoyer le mis en examen devant la cour d’assises en relevant notamment que « la consommation importante de stupéfiants ne doit pas s’analyser comme une cause d’abolition du discernement mais au contraire comme une circonstance aggravante ».

En conclusion, et contrairement à ce que la Cour de cassation déclare dans son communiqué, la décision de la chambre de l’instruction n’est pas conforme au droit en vigueur et la décision de la Cour de cassation n’est pas cohérente avec sa propre jurisprudence.

Enfin, aujourd’hui 30 avril 2021, parait dans la presse (le Parisien), la décision du tribunal correctionnel de Marseille de condamner à 10 mois de prison ferme un schizophrène et consommateur de cannabis ayant martyrisé et jeté à la poubelle, heureusement sans le tuer, un … chien. Le tribunal a considéré que son discernement était altéré mais pas aboli.

Cherchez l’erreur … A qui revient la responsabilité de la corriger ?

Le propos, ici, n’est pas de revenir sur l’onde de choc provoquée par la décision de la Cour de cassation, l’incompréhension qu’elle a suscitée, le permis de tuer sous l’emprise de stupéfiants qu’il serait possible d’en déduire, déjà largement commentés dans la presse et dans la rue.

Le sujet est d’essayer de comprendre pourquoi et comment la Cour de cassation a, sous prétexte d’une interprétation stricte de la loi pénale, opéré un revirement de sa propre jurisprudence alors que, contrairement à ce qu’elle affirme, elle pouvait facilement et même aurait dû en toute équité de jugement, distinguer entre le trouble mental provoqué par une consommation de stupéfiant et la vraie maladie mentale.

Pourquoi la Cour de cassation est-elle allée jusqu’à oser prétendre que la consommation de cannabis pouvait l’être sans la conscience que cet usage de stupéfiants puisse entraîner un comportement dangereux pour le consommateur et les tiers ?

Il semble que la Cour de cassation ait déplacé le débat sur le sujet de l’altération ou de l’abolition du discernement, s’en remettant ainsi totalement aux experts, dont 6 sur 7 ont conclu à l’abolition du discernement et donc, mécaniquement, à l’irresponsabilité pénale en application du premier alinéa de l’article 122-1 du code pénal.

Or, peu importe les conclusions des experts, que le discernement ait été aboli ou altéré, les juges auraient d’abord dû répondre à la question de savoir comment ce trouble mental a été provoqué et reconnaître que la consommation de drogues ne peut se faire qu’avec la conscience des troubles qu’elle peut provoquer.

Le résultat est que la plus haute instance judiciaire de notre pays a commis un déni de justice, en s’en remettant aux seuls avis des experts psychiatres (et sans avis unanime entre eux) et en reportant sur le législateur la responsabilité des dégâts considérables pour notre société et le salut public. Le pouvoir judiciaire est allé jusqu’à recadrer le pouvoir exécutif (intervention du Président Macron du 23 janvier 2020 sur le besoin d’un procès), en rappelant l’indépendance de la justice. Le paradoxe est flagrant entre un pouvoir judiciaire qui crie à son indépendance mais renvoie sur les autres pouvoirs ses propres prérogatives.

Entraîné par la vindicte populaire, le législateur va être prochainement amené à modifier et compléter l’article122-1 du code pénal afin de couvrir une situation que le juge (et bien lui) a choisi (alors qu’il n’y était pas contraint par la loi pénale), en toute indépendance, de laisser en suspens.

Or, à mon sens, il ne revient pas au législateur de se substituer au juge pour, au travers d’une loi, remédier à la défaillance et à l’erreur d’analyse de ce dernier.

Mon avis, qui n’engage que moi, est que, ce faisant, le législateur reconnaîtrait alors que les juges ont correctement appliqué la loi et qu’il existerait un vide juridique dû à sa propre omission. Or c’est faux. Les magistrats ont fait une mauvaise interprétation de la loi sans rechercher la volonté du législateur et les valeurs humaines et morales à protéger. Le législateur ne peut couvrir, par une loi, cette dramatique erreur.

Il serait à mon sens pertinent de diligenter une commission d’enquête visée par l’article 51-2 de la Constitution. Pour rappel, ces Commissions d’enquête permettent à une assemblée, au titre du contrôle de l’action gouvernementale, de recueillir des éléments d’information sur des faits précis concernant entre autres la gestion d’un service public comme, par exemple, « les dysfonctionnements de la justice ».

Laissons la Cour de cassation face à ses pairs et supporter seule, totalement indépendante qu’elle est, la responsabilité de ses propres décisions et le désordre social engendré.

Pour ma part, je fais confiance en la justice de mon pays et aux tribunaux pour appliquer le droit avec discernement et bon sens. Faisons le pari que ce dangereux arrêt de la Cour de cassation ne fera pas jurisprudence.

Enfin, si loi il y a, l’appeler, comme d’aucuns le réclament « Sarah Halimi » serait, à mon sens, par la consonance judaïsante du prénom et du nom, limiter le débat autour de la lutte contre l’antisémitisme. Or, tel n’est pas le seul sujet à mon avis.

Carole Dahan, Avocate.
Cabinet Dahan Avocats
www.dahanavocats.com

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[1122-1 alinéa 1 du Code pénal.

[2122-1 alinéa 2 du Code pénal.

[3Question écrite avec réponse n° 66102, 24 sept. 2001, Responsabilité pénale - Personnes atteintes de troubles psychiques, P. Douste-Blazy, ministère de la justice.

[4TGI Nevers, 30 janv. 1976, Gaz. Pal. 1976. Somm. 227.

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