Monnaie électronique et affaire Liberty Reserve : quelle règlementation applicable en France ?

Par François Fabiani, Avocat.

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Explorer : # monnaie électronique # blanchiment d'argent # réglementation financière # Établissements de paiement

Lorsqu’a éclaté l’affaire Liberty Reserve (paiements par monnaie électronique prétendument utilisée à des fins de paiements illicites), il a semblé à certains qu’un secteur entier, la monnaie électronique, n’était soumis à aucune règlementation. Ce n’est pas entièrement exact.

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Avant d’aller plus avant, il est sans doute utile de rappeler brièvement comment fonctionnait Liberty Reserve. Il s’agissait d’une société immatriculée au Costa Rica qui se présentait comme un établissement de paiement et de transfert de fonds. Elle détient des comptes bancaires dans de nombreux pays aux premiers rangs desquels figurent le Costa Rica, Chypre, la Russie, Hong Kong, la Chine, le Maroc et l’Espagne.
Elle est accusée d’avoir principalement servi à transférer de manière discrète des fonds provenant d’activités illégales. Cette discrétion découle, outre le fait que Liberty Reserve n’a jamais déclaré son activité ni cherché à identifier ses clients, du système de changeurs (exchangers) mis en place. Pour virer ou retirer des fonds (ou « LR ») chez Liberty Reserve, un client devait obligatoirement passer par un changeur [1]. Un client devait transférer des fonds en une monnaie usuelle (« mainstream ») à un changeur lequel avait préalablement un compte suffisamment approvisionné chez Liberty Reserve. A réception de ce paiement, le changeur transférait l’équivalent sur le compte Liberty Reserve dudit client. Ainsi Liberty Reserve ne connaissait ni ses clients ni l’origine de leurs fonds, c’est-à-dire méconnaissait entièrement les deux piliers de la lutte anti-blanchiment.

Les commissions étaient pour le moins troublantes. Liberty Reserve prélevait 1% de toute transaction et 75 cents par transaction si le client voulait garder confidentiel son numéro de compte Liberty Reserve. Les changeurs prélevaient jusqu’à 5% du montant de la transaction .

Si le blanchiment est évidemment pénalement sanctionné en France (et plus généralement en Europe), quel est le régime applicable à une entité émettant de la monnaie électronique (I) et quelles sont les règles prudentielles et anti-blanchiment applicables (II) ?

I L’établissement de monnaie électronique

A. Origine et contexte

La réalisation du Marché Unique puis le passage à l’euro ayant augmenté le nombre de paiements transfrontaliers, la Commission a souhaité les simplifier et harmoniser le cade juridique des paiements internes. Le projet SEPA (Single Euro Payment Area), en cours d’achèvement s’inscrit dans ce cadre. Rappelons qu’il vise à simplifier les paiements transfrontaliers en carte et virement, à l’exclusion des chèques. Dans la continuité de ce projet et afin de développer les paiements électroniques, une directive du 13 novembre 2007 (transposée en France) a créé les établissements de paiement puis une directive du 16 septembre 2009 a créé les établissements de monnaie électronique. Cette dernière devait être transposée au plus tard le 31 décembre 2011. Malgré l’adoption d’une loi (tardive) du 28 janvier 2013, la transposition est, à ce jour, incomplète.

B. Constitution d’un établissement de monnaie électronique

1. La monnaie

Le Code monétaire et financier définit la monnaie électronique comme « une valeur monétaire qui est stockée sous une forme électronique (...) représentant une créance sur l’émetteur, qui est émise contre la remise de fonds aux fins d’opérations de paiement (…) et qui est acceptée par une personne physique ou morale autre que l’émetteur de monnaie électronique » [2].

Comme on le voit, la monnaie électronique n’a pas le même pouvoir libératoire que la monnaie puisqu’elle suppose une acceptation du créancier. N’ayant pas tous les attributs d’une monnaie, son émission échappe au pouvoir régalien de l’Etat.

2. L’établissement

Les établissements de monnaie électronique (ci-après "EME") sont des « personnes morales (…) qui émettent et qui gèrent à titre de profession habituelle de la monnaie électronique  » [3].
Ils doivent être agréés par l’Autorité de contrôle prudentiel, laquelle vérifie que les conditions suivantes sont réunies :

  • 1° l’établissement a son administration centrale et son siège statutaire sur le territoire de la République française ;
  • 2° Dispose, au moment de la délivrance de l’agrément, d’un capital libéré d’un montant au moins égal à une somme fixée par voie réglementaire ;
  • 3° Est dirigé effectivement par deux personnes au moins possédant l’honorabilité ainsi que la compétence et l’expérience nécessaires à leur fonction ;
  • 4° Dispose d’un solide dispositif de gouvernement d’entreprise, comprenant notamment une structure organisationnelle claire avec un partage des responsabilités bien défini, transparent et cohérent ;
  • 5° Dispose de procédures efficaces de détection, de gestion, de contrôle et de déclaration des risques auxquels il est ou pourrait être exposé et d’un dispositif adéquat de contrôle interne,
  • 6° Ne voit pas l’exercice de son contrôle entravé soit par l’existence de liens de capital ou de contrôle directs ou indirects entre l’entreprise et d’autres personnes, soit par l’existence de dispositions législatives ou réglementaires d’un Etat qui n’est pas partie à l’accord sur l’Espace économique européen et dont relèvent une ou plusieurs de ces personnes ;
  • 7° Dispose d’une description de son réseau de distribution conforme.

Selon la directive, le montant du capital social ne saurait être inférieur à 350.000 euros. Quel est le montant retenu par le gouvernement ? Aucune à ce jour : le décret d’application n’a pas été publié. Faute de précision, le nouveau régime n’est pas applicable (et la directive non transposée). Il est néanmoins vraisemblable que le seuil de 350.000 euros sera retenu ; l’on peut souhaiter que le décret attendu soit enfin adopté.
Une exemption d’agrément est possible pour les établissements générant une moyenne de monnaie électronique en circulation inférieure à cinq million d’euros.
L’établissement de monnaie électronique doit adhérer à un organisme professionnel affilié à l’Association française des établissements de crédit et des entreprises d’investissement.
Bien entendu, un établissement de monnaie électronique français peut implanter une succursale ou exercer dans tout Etat Membre (et réciproquement).

C. Régime applicable à un établissement de monnaie électronique – Fonctionnement

1. Usage limité de la monnaie électronique

Il convient de noter que l’usage de la monnaie électronique a vocation à être limité, tout comme pour les espèces. En effet, aucun paiement au-delà de 3.000 euros ne peut être effectué par ce moyen (limite portée à 15.000 euros pour les non-résidents effectuant un paiement pour une activité non-professionnelle) [4].

2. Le prépaiement

L’économie des EME est placée sous le signe du prépaiement. Le client « achète » de la monnaie électronique par carte ou virement, ou le cas échéant en espèces (le chèque étant exclu). L’EME ne peut pas octroyer de crédit ni même verser des intérêts ; il n’y a donc pas de création de monnaie stricto sensu. Par dérogation au monopole bancaire, l’EME peut donc recevoir des fonds du public.

3. Droits du client

En contrepartie, le client a un droit au remboursement intégral de la monnaie électronique [5] , sauf en cas d’exemption. Les exceptions au principe de remboursement intégral ainsi que les frais de remboursement sont encadrés. Un EME ne peut donc pas avoir un business model du type « perdu / périmé » prévoyant de dégager un profit grâce aux chèques cadeaux et cartes d’achat perdus ou périmés. En outre, l’EME doit souscrire une assurance garantissant le remboursement dû aux clients.

II Règles prudentielles et anti-blanchiment

A. Aperçu des règles prudentielles

Les EME sont soumis à des règles prudentielles allégées [6].

Ces obligations portent sur :
-  l’obligation de respecter des normes de gestion destinées à garantir leur solvabilité ainsi que l’équilibre de leur structure financière ;
-  la tenue d’un dispositif approprié de contrôle interne leur permettant notamment de mesurer les risques et la rentabilité de leurs activités (y compris lorsqu’ils confient à des tiers des fonctions ou autres tâches opérationnelles essentielles ou importantes) et
-  un niveau de fonds propres adéquat, soit au moins 2% de la moyenne de la monnaie électronique en circulation.

En outre, les fonds collectés par les EME agréés doivent être conservés à part. Tout comme les établissements de crédit, les EME agréés sont soumis à des règles particulières en matière de procédures collectives destinées à protéger les déposants [7] .

B. Aperçu des règles anti-blanchiment

Le Code monétaire et financier classe les mesures anti-blanchiment en mesures de vigilance à l’égard de la clientèle et en obligation de déclaration.

1. Mesures de vigilance à l’égard de la clientèle

En règle générale, les établissements de crédit doivent identifier leurs clients ainsi que le bénéficiaire d’une opération (par exemple d’un ordre de virement). Par principe, les EME sont soumis à a même obligation. Toutefois, on conçoit aisément qu’appliquer cette règle à des paiements ayant vocation à être d’un montant relativement faible rendrait les paiements par monnaie électronique impossibles en pratique. Par conséquent, les EME bénéficient d’une importante dérogation. L’obligation de vigilance n’est pas applicable (dès lors qu’il n’y a pas de soupçon de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme) :
-  aux supports non rechargeables d’un montant inférieur ou égal à 250 euros ;
-  aux supports rechargeables, pour autant qu’une limite de 2 500 euros soit fixée pour le montant total des opérations sur une année civile [8] .
Toutefois, afin d’éviter des détournements, l’obligation d’identification est en tout état de cause applicable pour les demandes de remboursement au-delà de 1.000 euros par année civile.
Il est donc probable que les opérations des EME se cantonneront à des opérations en deçà de ces seuils.

2. Obligation de déclaration

Les EME doivent également déclarer à Tracfin les opérations pour lesquels ils « savent, soupçonnent ou ont de bonnes raisons de soupçonner qu’elles proviennent d’une infraction passible d’une peine privative de liberté supérieure à un an ou participent au financement du terrorisme ».

Afin de faciliter les obligations de contrôle, les EME communautaires doivent désigner un représentant.

En conclusion, sous la réserve de décrets en attente, le régime des établissements créant et gérant de la monnaie électronique existe bien. Il s’agit d’un statut ayant vocation à se généraliser puisque les EME pourront faire ce que font les établissements de paiement (créés par la directive de 2007) mais que la réciproque n’est pas vraie.

François Fabiani
Avocat au barreau de Paris

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Notes de l'article:

[1En général situé en Malaisie, Russie, Nigeria ou Vietnam

[2Art. L 315-1 I du Code Monétaire et Financier.

[3Art L 526-1 du Code Monétaire et Financier

[4Art L 112-6 Code Monétaire et Financier

[5Art L 133-29 et s. Code Monétaire et Financier.

[6Art L526-27 et s. Code monétaire et financier.

[7Art L 613-30-1 et s. Code Monétaire et Financier

[8Art 561-16 5° Code Monétaire et Financier

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