Entraves au transfert de siège social dans l'UE : touché mais pas coulé ? Par Eric Chartier

Entraves au transfert de siège social dans l’UE : touché mais pas coulé ?

Par Eric Chartier

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Explorer : # fiscalité # transfert de siège # liberté d'établissement # droit communautaire

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Une récente réponse ministérielle (Rép. Buffet, Sén. 26 août 2010, p. 2215 n° 10752) rendue au sujet du traitement fiscal, en matière d’impôt direct, du transfert du siège d’une société étrangère (au cas particulier luxembourgeoise) en France donne l’occasion de faire un point sur ce thème.

Les conséquences fiscales du transfert, par une société, de son siège dans un autre Etat constituent de longue date un sujet épineux.

Les Etats prévoyant en effet, généralement, que les sociétés sont soumises au droit de l’Etat dans lequel elles ont leur siège social, le transfert dudit siège entraîne mécaniquement, en principe, la disparition juridique de la société concernée dans son Etat d’origine, et sa création dans l’Etat étranger.

Tel est l’analyse faite par la France, bien que les dispositions législatives en ce sens soient assez peu nombreuses [1].

C’est ainsi que, d’un point de vue fiscal, l’administration a précisé que le transfert du siège social d’une société entraîne, par principe, la dissolution de cette dernière suivie de la création d’une nouvelle personne morale [2].

Les conséquences fiscales peuvent être lourdes :

-  Du fait de la dissolution, la société peut être assujettie à l’impôt en France à raison, notamment, de ses plus-values latentes ;

-  Du fait de la création d’une personne morale nouvelle, la société peut se voir contrainte d’acquitter des droits de mutation, en particulier lorsqu’elle dispose de biens immobiliers en France.

La question s’est cependant posée, dernièrement, de la compatibilité de telles dispositions avec le droit communautaire. A cet égard, les réponses apportées diffèrent selon que l’on se place sur le terrain de l’impôt sur les sociétés ou bien sur celui des droits de mutation.

Comme on le verra, en effet, si la législation semble aujourd’hui tout à fait claire dans le premier cas, elle demeure largement imparfaite dans le second cas, ce qui n’est sans doute pas un gage de sécurité juridique.

1°) Une neutralité acquise en matière d’impôts directs

En ce qui concerne les impôts directs, l’article 221,2° du CGI dispose qu’ « en cas de […] transfert du siège […] à l’étranger, l’impôt sur les sociétés est établi dans les conditions prévues aux 1 et 3 de l’article 201 », c’est-à-dire comme en cas de cessation d’activité.

Il en résulte que, en principe, comme indiqué ci-avant, la société qui transfère son siège à l’étranger devient immédiatement redevable en France de l’impôt afférent, principalement, aux plus-values latentes.

Un tel traitement, qui peut être de nature à dissuader une entreprise de transférer son siège social à l’étranger, est apparu contraire aux libertés communautaires, et en particulier la liberté d’établissement, telle qu’affirmée par la Cour de Justice des Communautés Européennes [3]dans une jurisprudence abondante et audacieuse [4].

Ceci apparaissait également incompatible avec l’entrée en vigueur du règlement 2157/2001 du 8 octobre 2001 relatif au statut de la société européenne.

La loi de finances pour 2005 a donc modifié cet article qui prévoit désormais que « toutefois, le transfert de siège dans un autre Etat membre de la Communauté européenne, qu’il s’accompagne ou non de la perte de la personnalité juridique en France, n’emporte pas les conséquences de la cessation d’entreprise ».

On observera que la loi précise que la neutralité de cette opération a lieu, que le transfert entraîne ou non la perte de la personnalité juridique en France. Le souhait du législateur était sans doute d’embrasser les différentes hypothèses pouvant se présenter à l’occasion d’un transfert de siège, à défaut d’harmonisation législative applicable à pareille situation [5] .

L’administration fiscale française a toutefois fait savoir, de façon officieuse (par le biais d’un projet d’instruction jamais publié) qu’elle entendait subordonner une telle neutralité fiscale au maintien d’un établissement stable en France auquel demeureraient rattachés les actifs porteurs de plus-values latentes. En d’autres termes, seul le siège statutaire doit être délocalisé, et non les actifs qui étaient situés en France.

Ceci pose de réelles difficultés dans les cas où un établissement stable ne peut être techniquement constitué en France. Tel est le cas, par exemple, si la société transférant son siège social ne détient que des participations, ou des biens immobiliers, non suffisants pour caractériser un tel établissement stable.

En ce sens, la position de l’administration, qui vient ajouter à la loi, est certainement critiquable. Toutefois, à notre connaissance, celle-ci n’a pas encore été mise en pratique.

Quoi qu’il en soit, la législation française est mise en conformité avec la législation communautaire sur ce point.

On observera néanmoins que la législation fiscale est muette sur les éventuelles conséquences fiscales, en France, du transfert de siège social d’une société étrangère dans notre pays.

Cette lacune a récemment été réparée par l’administration elle-même, dans la réponse ministérielle citée en tête de la présente étude, concernant le transfert en France d’une société luxembourgeoise ayant la forme d’une SOPARFI.

L’administration, rappelant les dispositions de l’article 221,2 du CGI, indique que par symétrie il peut être admis que le transfert en France du siège social d’une telle soit « fiscalement neutre et n’entraîne aucune conséquence fiscale immédiate ». Cette neutralité est uniquement subordonnée à la mise en conformité des statuts de la société luxembourgeoise avec la législation française.

Il en résulte en définitive une clarification complète des incidences, en matière d’impôts directs, des opérations de transfert de siège social au sein de l’UE.

Ceci s’insère pleinement dans les travaux menés par les autorités communautaires, et visant à assurer le libre transfert du siège social entre Etats membres de l’UE. En particulier, on rappellera qu’il existe actuellement un projet de 14e directive relatif au transfert transfrontalier de siège statutaire des sociétés de capitaux dans l’UE, dont l’objectif est d’assurer la faisabilité d’une telle opération au sein de l’UE sans que ceci ne soit vu par les Etats comme impliquant une dissolution de la société dans l’Etat de résidence initial suivie de sa constitution dans l’Etat d’accueil .

Si les choses apparaissent claires au regard de la fiscalité directe, ceci est moins évident au regard des droits de mutation, notamment en présence de biens immobiliers situés en France, comme on va le voir maintenant.

2°) Une neutralité imparfaite en matière de droits de mutation

La règlementation applicable en matière de droits de mutation est plus obscure que celle applicable en matière d’impôts directs.

Ainsi, il faut combiner les articles 809 et suivants du CGI, qui fixent les modalités d’assujettissement à l’impôt des apports faits à une société, et l’article 808 A du CGI qui fixe les règles de territorialité desdits apports.
Ce dernier article, à la rédaction particulièrement alambiquée, a pour objectif d’éviter les situations de double imposition tenant à la prise en compte, au sein de l’UE, d’un double critère, à savoir le siège statutaire et le siège effectif.

Ainsi, en substance, cet article prévoit que ne sont pas assujetties au droit d’apport ou à la taxe de publicité foncière les sociétés qui disposent en France, ou qui y établissent :

-  Leur siège statutaire, lorsque leur siège de direction effective est situé dans un autre Etat membre de l’UE ;

-  A l’inverse, leur siège de direction effective, lorsque leur siège statutaire est situé dans un autre Etat membre de l’UE.

Il convient toutefois de ne pas se méprendre sur la portée réelle de ces dispositions.

En effet, selon l’administration fiscale, cette exonération ne concerne que le droit visé à l’article 810 du CGI (à savoir le droit fixe égal, selon les cas, à 375 € ou 500 €), mais non le droit de mutation de 5% applicable aux immeubles situés en France ni, le cas échéant, la TVA applicable sur ces immeubles [6].

Ainsi, par exemple, une société luxembourgeoise détenant des biens immobiliers en France et désirant transférer son siège social en France devrait, en principe, acquitter des droits de mutation à raison des immeubles réputés « apportés » lors de la constitution de la nouvelle personne morale en France (alors même que, au regard des impôts directs, cette opération serait neutre).

Il est permis de s’interroger sur le bien-fondé de l’analyse ainsi menée par l’administration fiscale, qui ne semble pas réellement confirmée par le texte même de l’article 808 A qui parle de « droit d’apport » et de « taxe de publicité foncière ».

En fait, cette analyse semble tirée des dispositions de la directive du Conseil des Communautés Européennes 69/335 du 17 juillet 1969 concernant les impôts indirects frappant les rassemblements de capitaux, dont l’article 808 A serait la transposition.

En effet, si l’article 10 de cette directive prévoit, par principe, l’absence de taxation à l’occasion d’une opération d’apport de bien ou de transfert de siège social au sein de l’UE, ce principe est tempéré par les dispositions de l’article 12, rédigées comme suit :

« Par dérogation aux dispositions des articles 10 et 11, les États membres peuvent percevoir […]des droits de mutation, y compris les taxes de publicité foncière, sur l’apport à une société, association ou personne morale poursuivant des buts lucratifs, de biens immeubles ou de fonds de commerce situés sur leur territoire ».

Cette interprétation de l’article 808 A du CGI, à la lumière de la directive précitée, a été confirmée par la jurisprudence [7].

Il est à noter que ces dispositions, anciennes, conservent leur actualité. En effet, les instances communautaires ont procédé en 2008 à une mise à jour de la directive de 1969 (devenue la directive 2008/7/CE), mais il s’agit d’un travail de réécriture de forme, sans modification de fond.

Cette nouvelle directive rappelle ainsi, de nouveau, le principe de l’absence de taxation (article 5) mais la possibilité laissée, par exception, aux Etats membres de percevoir des droits de mutation (article 6).

On peut s’interroger sur l’applicabilité de telles dispositions au cas du transfert de siège social dans l’UE, qui apparait peu compatible avec les libertés prônées par le marché intérieur et affirmées à de nombreuses reprises par la CJUE. L’exigibilité de droits de mutation en France constitue sans nul doute, en effet, une entrave à la liberté d’établissement.

Il faut rappeler à cet égard que l’application de droits de mutation au cas de transfert de siège se justifie uniquement du fait que, selon la conception française, une telle opération constitue une dissolution suivie d’une constitution, impliquant donc, mécaniquement, l’apport des biens antérieurement détenus par la société dissoute au profit de la société constituée.

Par conséquent, aussi longtemps qu’une telle conception ne sera pas remise en question, la possibilité pour la France de prélever un droit de mutation sur les immeubles semblera difficilement contestable, dès lors qu’elle est expressément permise par la directive de 2008 précitée.

Comme on l’a vu, toutefois, cette conception, dans la mesure où elle conduit à entraver la liberté de circulation des entreprises au sein de l’UE, a en principe vocation à disparaître. Tel est en effet l’objectif du projet de 14e directive cité ci-avant.

Mais, ce projet n’étant pas encore adopté, il en résulte aujourd’hui une situation d’incertitude juridique.

Celle-ci semble atténuée par un courant jurisprudentiel récent.

Dans une décision en date du 16 décembre 2008, la CJUE a ainsi pu affirmer, dans le cadre d’une affaire concernant précisément un cas de transfert de siège social au sein de l’UE, que si un Etat est libre de fixer les critères de nationalité d’une société (siège statutaire ou siège de direction effectif), en revanche, une législation qui prévoit que le transfert de siège dans un autre Etat membre constitue une dissolution de la société est contraire à la liberté d’établissement [8].

Même si cette affaire ne concernait pas la France, on sait que les principes dégagés par la CJUE s’imposent à tous les Etats membres.

Il semble donc que la conception française postulant que le transfert constitue une dissolution suivie d’une constitution, qui repose au demeurant davantage sur une « prise de position » que sur une législation solide, comme indiqué ci-avant, puisse être vue comme contraire à la liberté d’établissement.

Plus récemment encore, la Chambre commerciale de la Cour de cassation, dans une décision en date du 27 octobre 2009, semble avoir validé, implicitement mais nécessairement, le fait que le transfert en France d’une société étrangère n’entraîne qu’un changement de nationalité, mais n’implique pas la dissolution de cette société et la constitution d’une nouvelle société en France [9].

La position des magistrats semble fondée sur l’absence de dispositions législatives impératives, et s’inspire probablement également de la jurisprudence communautaire.

Relevons que cette affaire ne concernait pas un litige fiscal, mais un litige sur l’opposabilité d’une ordonnance exécutoire. Cependant, l’analyse faite par la Cour de cassation serait sans doute transposable, et ceci d’autant plus qu’un litige en matière de droits de mutation qui serait soumis à la Cour de cassation serait également tranché par la Chambre commerciale.

Dans ces conditions, l’analyse française visant à considérer qu’un transfert de siège s’analyse comme une dissolution suivie d’une constitution de société semble sérieusement ébranlée, surtout lorsqu’il s’agit du transfert, en France, du siège d’une société étrangère puisque dans ce cas, comme on l’a vu, la conception française ne repose sur aucun fondement juridique précis et solide.

Cela étant, à défaut d’une intégration directe de ces principes dans la législation française, et en particulier fiscale, tout risque de contentieux avec les services fiscaux ne saurait être aujourd’hui écarté. Les entreprises ne pourraient en être quittes qu’au prix d’un contentieux qui peut s’avérer à la fois long et couteux.

Il serait donc souhaitable que cette question puisse recevoir au plus vite une clarification de la part du législateur, ou à tout le moins des autorités fiscales elles-mêmes.

Eric CHARTIER

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Notes de l'article:

[1Il existe notamment une référence directe au cas de transfert du siège d’une SA hors de France (article L 225-97 du code de commerce). En revanche, aucune disposition n’existe sur le cas du transfert en France du siège d’une société étrangère, qui a simplement fait l’objet de deux réponses ministérielles (voir Rép. Min. 19 février 1972, JOAN 19 mai 1072 p. 1701, et Rép. Min. 26 janvier 1987, JOAN 6 avril 1987 p. 2000)

[2Voir D. adm. 7 H-3424 n° 3 et suivants

[3Devenue la CJUE depuis l’entrée en vigueur, en décembre 2009, du traité de Lisbonne

[4Voir par ex. CJCE 11 mars 2004 aff. C-9/02, « Lasteyrie du Saillant » et, plus récemment, CJCE 16 décembre 2008, aff. C 210/06 « Cartesio »

[5En effet, si, par principe, le transfert de siège social à l’étranger entraîne la perte de la personnalité morale en France, des dispositions spécifiques sont prévues pour la société européenne (articles L 229-2 et s. du code de commerce).

[6D. adm. 7 H-3424, n° 9

[7Cass. Com. 21 mai 1996, « Sté Lexus Properties 2 BV », RJF 8-9/96 n° 1113

[8CJUE aff. C 210/06 « Cartesio » précitée, point n° 112

[9Cass. Com. 27 octobre 2009, n° 08-16115, « Sté Europe Motor Automobile », commenté par Mr le Pr. Michel Menjucq dans le Bulletin Joly Sociétés du mois d’avril 2010, p.176 et s

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