Entre télétravail et mobilité internationale, les frontières de l’entreprise deviennent de plus en plus floues. Les contraintes économique et le développement des nouvelles technologies mettent parfois le salarié devant une alternative brutale : être mobile professionnellement et géographiquement ou être exclu. A l’opposé, on assiste à la montée en puissance des libertés individuelles du salarié, sous l’influence de la CEDH et notamment de son article 8 §1 proclamant le droit au respect de la vie privée et familiale, et du domicile. Le lieu de travail devient ainsi un élément essentiel de l’équilibre du salarié et sur sa vie familiale et privée.
C’est au droit qu’il incombe de concilier au mieux deux mouvements opposées, d’accompagner l’effacement des frontières de l’entreprise sans empiéter sur les libertés du salarié. Quels sont alors les instruments mis en œuvre pour délimiter l’espace dans lequel le salarié peut se déplacer pour travailler ?
Si l’espace géographique permanent de travail est déterminé par voie conventionnelle, ou à défaut par voie jurisprudentielle (I), il n’en reste pas moins que d’importantes exceptions permettent de tracer les contours d’un espace géographique temporaire de travail (II).
Ne seront abordées ici ni la clause de résidence (qui n’impacte qu’indirectement l’espace géographique de travail) ni la clause de non-concurrence (qui permettrait plutôt de déterminer l’espace géographique de « non-travail »)
I/ La détermination de l’espace géographique permanent
L’espace géographique permanent s’entend de l’espace géographique où le salarié est amené à travailler habituellement. Cet espace géographique de principe est déterminé conventionnellement, et à défaut par la jurisprudence.
A/ L’espace géographique conventionnel
1/ L’espace géographique déterminé par le contrat de travail
Mention du lieu de travail dans le contrat de travail. Il convient tout d’abord de préciser que la mention du lieu de travail dans le contrat de travail n’est pas synonyme de détermination contractuelle de l’espace géographique de travail. La Cour de cassation énonce en effet dans un arrêt du 3 juin 2003 [1] que la mention du lieu de travail dans le contrat de travail (qui est obligatoire depuis la directive 91/533/CEE du 14 octobre 1991) n’a que la valeur d’une information et ne lie pas l’employeur, sauf s’il est expressément stipulé que le salarié exécutera son travail exclusivement dans ce lieu.
La restriction de l’espace géographique de travail par le contrat de travail. Une des conséquences de la généralisation de l’internet est le développement du télétravail (et de l’une de ses déclinaisons : le travail à domicile), codifié par la loi de simplification du droit du 22 mars 2012 [2]. La jurisprudence a précisé le régime de cette organisation du travail qui ne peut être imposée par l’employeur [3], mais qui se négocie et se contractualise. Le télétravail restreint l’espace géographique de travail puisqu’il prévoit que le travail serait effectué en un lieu bien précis (souvent, mais pas toujours, le domicile du télétravailleur), beaucoup plus limité que le secteur géographique.
L’extension de l’espace géographique de travail par le contrat de travail. Il s’agit ici de la fameuse clause de mobilité géographique, clause par laquelle un salarié s’engage à l’avance à accepter toute modification de son lieu de travail. La clause de mobilité est très encadrée et doit être rédigée avec précision car le juge veille. Par une solution de principe plusieurs fois reprise, la Cour de cassation énonce qu’une « clause de mobilité doit définir de façon précise sa zone géographique d’application et qu’elle ne peut conférer à l’employeur le pouvoir d’en étendre unilatéralement la portée » [4]. Si le champ géographique de la mobilité n’est pas clairement défini, la clause peut s’apparenter à une clause potestative.
Par ailleurs, il a été jugé que la clause du contrat de travail par laquelle l’employeur n’exclut pas des déplacements hors du secteur géographique, n’impose pas d’avance au salarié une mobilité géographique totale et ce dernier ne commet pas de faute en refusant une mission de six mois hors de son lieu principal de travail [5]. Enfin, la clause de mobilité ne doit en principe pas porter atteinte au droit du salarié à une vie personnelle et familiale. A défaut, cette atteinte doit être « justifiée par la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché » [6] (la clause de mobilité sera par exemple annulée dans le cas d’une salariée veuve et élevant seule deux jeunes enfants [7]). Lorsque la clause de mobilité géographique emporte une atteinte injustifiée et disproportionnée à son droit à la vie personnel et familiale, le salarié peut légitimement refuser sa mise en œuvre [8].
Conflit de détermination contractuelle de l’espace géographique de travail. Il peut arriver que deux déterminations conventionnelles de l’espace géographique entrent en conflit, par exemple lorsqu’une clause de mobilité et une clause organisant le travail à domicile coexistent dans un même contrat. Dans ces rares cas, le juge tranche selon l’espèce, et souvent il choisit d’ignorer la clause de mobilité [9].
2/ L’espace géographique déterminé par la négociation collective
L’espace géographique de travail peut être déterminé par des conventions ou accords collectifs à divers niveaux.
Négociation de branche. Au niveau de la branche tout d’abord. Ainsi, l’article 15 de l’annexe 3 de la Convention nationale des transports routiers énonce que « sauf spécification expresse de la lettre d’embauchage, l’embauchage n’est valable que pour la localité dans laquelle est situé le lieu de travail ». Cette rédaction peut être source de contentieux, le salarié étant selon la Cour de cassation en droit de refuser une affectation d’une commune à la place d’un autre [10].
Négociation d’entreprise. La Loi de Sécurisation de l’Emploi du 14 juin 2013 a introduit dans le Code du Travail l’article L.2242-21 instaurant la possibilité d’une négociation au niveau de l’entreprise portant entre autre sur la mobilité géographique interne [11]. L’article L.2242-22 énonce les dispositions que l’accord sur la mobilité issu de la négociation doit comporter :
la zone géographique de mobilité dans laquelle pourra être mise en œuvre la mobilité géographique des salariés concernés par l’accord. Comme la clause de mobilité définie au niveau du contrat de travail, la détermination de la zone géographique doit être proportionné au but géographique, répondre à l’intérêt de l’entreprise et doit respecter la vie personnelle et familiale du salarié. Une proposition de limite kilométrique de la zone géographique fut rejetée car elle aurait conduit à une rigidité excessive.
les mesures d’aide à la mobilité comme par exemple la prise en charge des actions de formation, des frais de déménagements etc...
les mesures permettant au salarié de concilier sa vie professionnelle et sa vie familiale (on peut noter ici l’influence de l’article 8 §1 de la CEDH). L’employeur doit en outre participer à la compensation d’une éventuelle perte de pouvoir d’achat.
Suprématie de la détermination de l’espace géographique de travail issue de la négociation collective sur celle résultant du contrat de travail. Comment s’articulent l’espace géographique de travail issu du contrat de travail et l’espace géographique de travail issu de la négociation collective ? Le législateur a résolu cette question à l’article L.24242-23 alinéa 2 en consacrant la suprématie de l’espace géographique issu de la convention collective : « les clauses du contrat de travail contraires à l’accord sont suspendues. » Cette disposition est contestable car elle peut porter atteinte au principe de faveur ainsi qu’à la sécurité juridique.
B/ L’espace géographique jurisprudentiel
La jurisprudence a dégagé dans un arrêt du 16 décembre 1998 [12] la notion de secteur géographique afin de déterminer quand l’employeur avait le pouvoir de muter le salarié sans que cette mutation ne constitue une modification du contrat de travail requérant l’accord du salarié.
1/ La délimitation du secteur géographique
Cette notion de secteur géographique n’est pas définie clairement par la Cour de cassation et l’appréciation relève des juges du fond. Elle correspond le plus souvent à plusieurs communes, un département, un bassin d’emploi…
Quelques exemples. La Cour de cassation a fourni aux juges du fond des outils permettant une évaluation harmonisée du secteur géographique. Ainsi peut-on citer la distance kilométrique séparant les deux lieux de travail [13] et leur desserte par les transports en communs [14]. Par exemple, si Pau et Tarbes éloignés de 40 kilomètres et situés dans deux départements distincts, mais reliées par une autoroute, ont été considérées comme appartenant au même secteur géographique [15], à l’inverse, depuis 2004 la jurisprudence ne considère plus la région parisienne comme un même secteur géographique [16].
La notion de bassin d’emploi. La notion de bassin d’emploi apparait régulièrement (elle est également utilisée pour les restructurations), mais elle n’a pas de définition juridique en tant que telle, afin que puisse être prise en considération la diversité du tissu économique du territoire national. Plusieurs éléments contribuent à définir le périmètre adéquat. Le trajet moyen domicile-lieu de travail parcouru par les salariés ou l’implantation géographique des sous-traitants peuvent constituer des indices.
2/ La fonction du secteur géographique
Absence de modification du contrat de travail. La principale utilité du secteur géographique est qu’à l’intérieur de celui-ci l’employeur peut librement modifier le lieu de travail. Ainsi la Cour de Cassation considère qu’un changement de lieu de travail ne constitue pas une modification du contrat de travail, dès lors que le nouveau lieu de travail se situe dans le même secteur géographique que l’ancien [17]. Cette notion sert donc également de limite entre le changement des conditions de travail (déplacement à l’intérieur d’un même secteur géographique) et la modification du contrat de travail (déplacement au-delà du secteur géographique) qui requiert l’accord du salarié.
La délimitation de la prise en charge de l’abonnement de transport du salarié. La notion de secteur géographique, apparait également dans le contentieux de la prise en charge des abonnements de transport. Ainsi la Cour de cassation a donné tort à un employeur qui soutenait que l’obligation qui lui était faite de prendre en charge la moitié du prix des titres d’abonnements souscrits par un salarié pour ses déplacements entre sa résidence habituelle et son lieu de travail ne visait que les déplacements de nature professionnelle effectués dans les limites du secteur géographique de celui-ci [18].
II/ La détermination de l’espace géographique temporaire
Une grande importance pratique. La problématique de la mutation temporaire hors de l’espace géographique de principe revêt une grande importance pratique. En effet, nombreuses sont les entreprises requérant pour diverses raisons le déplacement de salariés hors de l’espace géographique traditionnel. Or, en l’absence d’une clause de mobilité (et en sa présence, encore faut-il qu’elle soit correctement rédigée et respectueuse d’un certain nombre de libertés du salarié pour faire effet), l’entreprise ne pouvait pas exiger du salarié qu’il effectue une mission temporaire en dehors de son secteur géographique de travail. Cependant, la Cour de cassation a dégagé un traitement spécifique de la mobilité occasionnelle du salarié qui permet à l’employeur de s’affranchir - sous certaines conditions - du carcan du secteur ou de la zone géographique de travail.
A/ Le double motif de la sortie temporaire de l’espace géographique permanent
La notion de sortie temporaire. A titre préliminaire, qu’entend la jurisprudence par « sortie temporaire » ? C’est une sortie qui ne dure qu’un temps limité, qui est occasionnelle. Ainsi, par exemple, une mission d’une durée de six mois renouvelable ne peut être qualifié d’occasionnelle [19]. En outre, dans son contrôle de la sortie temporaire de l’espace géographique de principe, la Cour de cassation exige que l’employé informe le salarié du « caractère temporaire de l’affectation et de sa durée prévisible ».
1/ Une sortie temporaire fondée sur la nature des fonctions du salarié
Fonctions impliquant une certaine mobilité. La Cour de cassation par deux arrêts en date du 23 janvier 2003 [20] a pris position sur le changement temporaire du secteur géographique. Ainsi, en présence d’une mutation temporaire, la qualification de modification du contrat de travail ne repose plus sur une analyse géographique (le nouveau lieu de travail se situe-t-il en dehors du secteur ou de la zone géographique ?) mais sur une analyse de la nature des fonctions du salarié.
Si les fonctions du salarié impliquent une certaine mobilité (par exemple le niveau de responsabilité appelle des déplacements), la qualification de modification du contrat sera écartée, quelle que soit la localisation de l’affectation temporaire. Cette décision a pour conséquence que la décision prise relève du pouvoir de l’employeur, même si ce pouvoir est contrôlé.
2/ Une sortie temporaire fondée sur des circonstances exceptionnelles
En présence d’une clause de mobilité. En l’absence de fonction impliquant une certaine mobilité, la Cour de cassation a pris position sur la sortie temporaire de la zone géographique définie contractuellement par les parties par un arrêt du 3 février 2010 .
En l’espèce, une salariée employée dans un magasin situé à Chatou dont le contrat de travail prévoyait qu’elle pouvait être affectée dans tout établissement de l’enseigne situé dans la même commune ou dans une commune limitrophe a été mutée dans un magasin situé à Saint-Denis pour la durée de la fermeture pour travaux de l’établissement de Chatou. La salarié refusait de prendre ses fonctions et a été licencié pour faute grave. La Cour de cassation donne raison à l’employeur et pose une nouvelle pierre à l’édifice de la mobilité géographique temporaire.
Cet arrêt présente un double apport : tout d’abord, il était nécessaire de déterminer si la salariée ayant contractuellement consenti à une mobilité précise pouvait s’opposer à une sortie temporaire du cadre conventionnellement défini. La Haute Cour répond par l’affirmative, nous permettant de tirer une conclusion : ce qui vaut dans le cadre du secteur géographique (c’est à dire en dehors de toute prévision des parties) vaut également dans le cadre de la mobilité organisée par les parties (la clause de mobilité).
Le critère des circonstances exceptionnelles. En outre, la salariée employée de cafétéria ne pouvant être tenue pour mobile de par la nature de ses fonctions, la Cour de cassation ne pouvait se baser sur ce motif. Les juges ont donc dégagé un autre critère basé sur les « circonstances exceptionnelles » conduisant à la mutation temporaire du salarié. Ainsi tout fait inhabituel, soudain, pourra justifier la neutralisation des dispositions contractuelles relative à l’espace géographique. La fermeture d’une entreprise pour travaux rentre dans ce cadre visé, tout comme devrait l’être le sinistre (incendie, explosion…) ou le décès d’un salarié (que le salarié muté devrait remplacer), de par leur caractère imprévu et rare.
Coexistence des deux motifs. Comme le soulignait Alexia Gardin, ces deux motifs de neutralisation de la modification du contrat de travail en cas de sortie temporaire de l’espace géographique permanent devraient coexister. Il existerait donc deux motifs, l’un « tenant aux fonctions du salarié, l’autre à la situation de l’entreprise » [21].
B/ Le double contrôle de la sortie temporaire de l’espace géographique de principe
Comme pour la mise en œuvre de la clause de mobilité, la sortie temporaire de l’espace géographique ordinaire est soumise à un certain nombre de conditions qui visent à garantir l’exercice raisonnable de son pouvoir de direction par l’employeur [22].
1/ Un contrôle sur la forme
Une information dans un délai raisonnable. La jurisprudence essaye de limiter d’éventuels abus dans l’exercice du pouvoir de direction de l’employeur en lui imposant notamment de faire connaitre sa décision au salarié dans un délai raisonnable.
Cette règle explicite depuis l’arrêt du 3 février 2010 est souvent reprise dans un attendu de principe invariable « le salarié doit être informé préalablement dans un délai raisonnable du caractère temporaire de l’affectation et de sa durée prévisible ». Concrètement, il semble qu’un délai de quinze jours est en moyenne requis, mais les juges du fond peuvent le modifier en fonction des faits d’espèces.
Il est permis de penser que le contrôle portant sur la clause de mobilité est transposable à la mutation temporaire. Il en va ainsi de l’employeur qui « agit avec précipitation en notifiant la mutation sans faire bénéficier la salariée ni du délai contractuel de réflexion de 8 jours, ni d’un délai de prévenance suffisant pour rejoindre son nouveau lieu de travail, et ce sans que la nécessité de la mutation dans l’intérêt de l’entreprise soit établie » [23] (l’arrêt portait sur la clause de mobilité). A défaut d’une information dans un délai raisonnable, l’exercice du pouvoir de direction de l’employeur sera considéré comme abusif et le refus du salarié ne pourra être qualifié de fautif.
2/ Un contrôle sur le fond
Le critère de l’intérêt de l’entreprise. Le contrôle sur le fond porte sur les justifications de la sortie temporaire du salarié de sa zone géographique de principe. Ainsi, l’on ne s’interroge plus sur le comportement de l’employeur mais sur les raisons qui l’ont amené à prendre la décision de mutation temporaire. La tendance est à l’apparition du critère de « l’intérêt de l’entreprise », qui est repris par la Cour de cassation tant dans le contrôle de la sortie temporaire du secteur géographique [24]que de la zone géographique de la clause de mobilité [25].
L’intérêt de l’entreprise peut être appréhendé au sens large comme son bon fonctionnement, un gain de productivité, une économie… Si la décision de sortie temporaire de l’espace géographique permanent a été prise sur des considérations extérieures à l’entreprise, alors le pouvoir de direction est abusif, et le refus d’obtempérer du salarié n’est pas constitutif d’une faute.
Charge de la preuve. Cependant, sur qui repose la charge de la preuve de la non-conformité à l’intérêt de l’entreprise de la sortie géographique temporaire ? Sans doute repose-t-elle sur l’employeur qui doit se justifier, tandis que le salarié n’a qu’à alléguer un défaut d’intérêt de l’entreprise. En effet, la sortie temporaire de l’espace géographique de travail est une exception qui doit s’interpréter restrictivement, à charge pour celui qui s’en prévaut de rapporter la preuve que les conditions sont réunies. En outre, il est plus pratique de faire peser la charge de la preuve sur l’employeur qui a accès aux données concernant la situation de l’entreprise.
Discussions en cours :
Qu’en serait-il d’un contrat de travail qui, dans un premier temps, fixerait un lieu d’exercice, de rattachement administratif sur une ville qui ne correspondrait pas au secteur d’activité du salarié (habituel et factuel) qui serait visé dans la clause de non-concurrence s’appliquant lui "à l’ensemble du territoire sur lequel le salarié aura exercé ses fonctions"
Quel lieu d’exercice des fonctions primerait ?
Merci pour votre article très clair et complet.
L’organisation actuelle du travail favorise le travail dans de multiples lieux, notamment chez les consultants/conseillers qui doivent se déplacer en clientèle. Cette flexibilité nécessaire de lieu de travail n’est pas toujours évidente à traduire en termes contractuelles quand un salarié passe beaucoup de temps en clientèle, en travaillant a domicile et un peu au bureau ??
Très clair et compréhensible pour le prof à et écrit dans un français élégant