Affaire TF1 / Dailymotion : sur le statut d’hébergeur, le rôle passif de la plateforme et la non obligation de contrôle ou filtrage à priori des contenus.

Par Antoine Cheron, Avocat.

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Explorer : # hébergeur # responsabilité # contenus illicites # modération

Dans le contentieux judiciaire et médiatique opposant le groupe TF1 à la SA Dailymotion à propos de vidéos mises en ligne illégalement, la Cour d’appel de Paris vient de rendre une décision conforme et sans surprise par rapport à la jurisprudence actuelle relative à la responsabilité des hébergeurs [1].

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On se souvient que les faits remontent à l’année 2007, ainsi d’ailleurs que les premières assignations délivrées par le groupe TF1 à l’encontre de la SA Dailymotion du fait de la présence illicite de vidéos sur la plateforme technique. Lors d’un premier jugement, le TGI de Paris avait condamné la SA Dailymotion à verser au groupe audiovisuel 270 000 euros de dommages-intérêts [2].

Non satisfait du résultat obtenu le groupe TF1 avait interjeté appel de la décision. D’une part les sommes octroyées restaient en effet largement en deçà des prétentions s’élevant à 78 millions d’euros et d’autre part, le groupe n’était pas parvenu à faire qualifier la SA Dailymotion d’éditeur. La Cour d’appel de Paris rend aujourd’hui une décision confirmant quasiment en tous ses points le jugement rendu par le TGI de Paris en 2012.

Pour l’essentiel, la cour confirme la qualité d’hébergeur de la SA Dailymotion en rappelant que son rôle passif implique l’absence de connaissance et de contrôle a priori des données stockées. Elle maintient également la condamnation prononcée par le tribunal à raison des retards accusés par la SA Dailymotion pour retirer les contenus signalés comme illicites.

Seul le montant des dommages-intérêts évolue, passant désormais à 1.3 millions d’euros. Contrairement au TGI, Les juges en appel retiennent la validité d’un plus grand nombre de cessions de droits exclusifs d’exploitation des œuvres au profil du groupe TF1, ce qui lui permet d’obtenir une réparation sur davantage de manquements par la SA Dailymotion à son obligation de prompt retrait.

1 - Confirmation de la qualité d’hébergeur de Dailymotion

C’est sans surprise que la cour d’appel rejette l’argumentation du groupe TF1 tendant à qualifier la plateforme technique d’éditeur de contenus. La tentative pour établir que la SA Dailymotion a un rôle éditorial passe toujours par le même chemin, à savoir son rôle actif sur les contenus postés par les utilisateurs, les moyens de modération des contenus dont dispose la SA Dailymotion et enfin la promotion de ces contenus par son moteur de recherche.

L’enjeu d’une telle qualification est de soumettre l’intermédiaire technique aux règles de la responsabilité de droit commun, moins protectrices que les dispositions de l’article 6-1-2 de la LCEN de 2004 qui prévoit un régime de responsabilité allégée en faveur des intermédiaires techniques.

Cet article prévoit que les prestataires ayant une activité de stockage de contenus numériques ne sont pas responsables des informations stockées si ils n’avaient pas connaissance de leur caractère illicite ou qu’ils n’ont pas agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l’accès impossible dès cette connaissance.

La clarté de ce texte n’est qu’apparente et ne constitue surtout pas une dissuasion pour les titulaires de droits d’auteur ou de droit exclusifs d’exploitation d’œuvres comme en l’espèce, de lancer des attaques contre les plateformes techniques.

La présomption simple de responsabilité qui pèse sur les intermédiaires techniques à partir de la notification d’un contenu illicite reste insuffisante du point de vue des titulaires de droits. Ils souhaiteraient que les plateformes techniques soient soumises à une responsabilité de plein droit dès lors que le contenu est illicite, sans passer par une notification.

Sur ce point, il convient de reconnaître que ce mécanisme de notification ne joue pas en leur faveur. La Cour de cassation a par exemple décidé que l’impossibilité de soumettre la plateforme technique à une obligation générale de surveillance imposait de l’aviser du contenu illicite par une nouvelle notification lorsque la première n’a pas atteint son objectif [3].

Il est compréhensible que les titulaires de droits d’exploitation cherchent à mieux protéger leurs intérêts en assignant en justice les plateformes quand celles-ci violent leurs droits. Toutefois, on peut s’interroger sur cette obsession à vouloir qualifier d’éditeur des plateformes que la jurisprudence dans son unanimité considère comme des hébergeurs admis à bénéficier du régime de faveur de la LCEN.

Pour ne prendre que quelques exemples marquants, le TGI de Paris a pu ainsi juger que « les sociétés du Groupe TF1 n’établissaient pas que la société YouTube aurait un rôle éditorial ou aurait développé une ligne éditoriale » [4]. C’est encore le cas lorsque la Cour de cassation vient confirmer la qualification d’hébergeur de Dailymotion [5].

La Cour d’appel dans son arrêt du 2 décembre 2014 ne fait donc que reposer sa décision sur cette jurisprudence favorable à l’application de la LCEN à la SA Dailymotion. Néanmoins elle prend soin d’examiner tous les arguments du groupe TF1.

Ainsi, s’agissant du rôle actif de la SA Dailymotion sur les contenus postés par les utilisateurs, le groupe TF1 mettait en avant notamment le droit de retrait de la SA Dailymotion sur les vidéos des utilisateurs ainsi que la rétrocession de droits d’exploitation à son profit sur les vidéos postées, activités caractéristiques de l’éditeur de contenus.

La Cour d’appel rejettera cet argument en s’appuyant sur la décision Google de la CJUE du 23 mars 2010 [6] qui avait retenu que le bénéfice du régime de responsabilité propre à l’hébergement implique que l’intermédiaire technique n’ait pas joué un rôle actif de nature à lui confier une connaissance ou un contrôle des données stockées.

Selon la cour d’appel, le rôle de la SA Dailymotion était passif : « il apparaît que la SA DAILYMOTION n’intervient que comme un prestataire intermédiaire dont l’activité est purement technique et passive, impliquant l’absence de connaissance ou de contrôle a priori des données qu’il stocke ». Les opérations de réencodage ou de formatage des vidéos pour leur assurer une compatibilité avec l’interface de visualisation ne sont que des opérations techniques qui font parties par essence de l’activité d’hébergement.

Les moyens de modération des contenus par la SA Dailymotion, notamment à travers l’adhésion par l’utilisateur à ses conditions générales d’utilisation, ne relèvent pas d’un contrôle éditorial a priori mais de la simple préservation des tiers et du respect de la loi et constituent donc un contrôle a posteriori des données stockées.

Par ailleurs, la Cour relève que la SA Dailymotion peut avoir la double qualité d’hébergeur et d’éditeur dès lors que les prestations fournies sont distinctes. Ainsi rien ne s’oppose à ce que Dailymotion exploite commercialement, dans le cadre de partenariats prévoyant des cessions de droits à son profit, les vidéos mises en ligne.

Plus généralement sur ce point, et cela depuis l’arrêt de la Cour de cassation du 17 février 2011, le recours à la publicité ne remet pas en cause la qualité d’hébergeur. C’est ce que vient souligner la cour d’appel dans la présente décision : « l’exploitation commerciale d’un service hébergeur par la publicité n’est pas interdite par la LCEN, dès lors que cette exploitation n’induit pas une capacité d’action du service sur les contenus en ligne ».

En d’autres termes, à condition qu’elle ait un rôle passif par rapport au contenu en ligne, la plateforme la SA Dailymotion aura le statut d’hébergeur. Ce critère de passivité est déterminant dans l’appréciation de la qualité d’hébergeur. Il revient aux juridictions nationales, d’après la décision de la CJUE du 23 mars 2010, volontairement imprécise sur la notion de passivité, d’analyser pour chaque situation s’il y a lieu de caractériser la passivité de l’intermédiaire technique. C’est précisément ce à quoi se sont livrés les juges d’appel pour parvenir à la qualification d’hébergeur au profil de Dailymotion.

2 - Dailymotion est hébergeur mais reste responsable.

Le groupe TF1 soulève à titre subsidiaire la mise en œuvre de la responsabilité de la SA Dailymotion sur le fondement de l’article 6-1-2 de la LCEN. Plus précisément, le groupe TF1 reproche à la SA Dailymotion des manquements à son obligation de prompt retrait après avoir été avisée par des notifications régulières de la présence en ligne de vidéos dont le groupe TF1 détient les droits exclusifs d’exploitation.

Par ailleurs, il est également reproché à la SA Dailymotion, toujours sur le fondement de l’article précité, de ne pas avoir rendu impossible l’accès au contenu illicite et plus spécialement de n’avoir pas désactivé le compte des utilisateurs expressément signalés par le groupe audiovisuel.

La règle posée par la LCEN est a priori claire : pour engager la responsabilité d’un hébergeur de contenu tel que Dailymotion il convient d’établir que ce dernier avait effectivement connaissance du contenu illicite. L’idée que l’hébergeur doit avoir été informé du contenu illicite constitue le cœur du dispositif puisqu’il ne peut jamais être reproché à un hébergeur de ne pas prendre d’initiatives pour retirer un contenu illicite.

En effet la jurisprudence rappelle de manière récurrente que l’hébergeur ne peut se voir imposer une obligation générale de surveillance des contenus illicites, ni la mise en place d’un dispositif de blocage sans limitation dans le temps [7].

En l’espèce, plusieurs notifications avaient été adressées à la SA Dailymotion pour l’informer du contenu illicite. Toutefois, la plateforme n’est pas intervenue promptement pour retirer ce contenu illicite dont elle avait désormais connaissance. Pour certains contenus il s’est écoulé quelques fois jusqu’à 3 mois avant que le retrait n’intervienne. Dans ces conditions le manquement à l’obligation de prompt retrait après notification est largement caractérisé.

Le groupe TF1 reproche également à la SA Dailymotion son inaction à l’encontre des utilisateurs du service repérés comme exerçant une activité illicite en ligne. La cour d’appel retient la responsabilité de la SA Dailymotion à ce titre en retenant que celle-ci se devait de désactiver les comptes des utilisateurs ayant porté atteinte aux droits des tiers.

Mais curieusement la cour d’appel ne s’explique pas sur cette obligation de désactiver des comptes utilisateurs pesant sur la SA Dailymotion. L’obligation figure bien dans les conditions générales d’utilisation de la société mais rien ne l’oblige à la mettre en œuvre contre les utilisateurs de ses services.

Il peut s’agir d’une injonction judiciaire à l’instar de celle prévue à l’article 336-2 du CPI permettant au juge « en présence d’une atteinte à un droit d’auteur occasionnée par le contenu d’un service de communication au public en ligne… d’ordonner à la demande des titulaires des droit d’auteur…toutes mesures propres à prévenir ou faire cesser une telle atteinte ».

La CJUE vient elle-même de se déclarer favorable à ce que les juges nationaux puissent adresser des injonctions aux fournisseurs d’accès à Internet pour cesser de fournir l’accès à un site qui viole les droits d’auteur et afin de rendre difficilement réalisables les consultations non autorisées des objets protégés [8].

Toutefois une telle injonction pourra être considérée comme une obligation de filtrage a priori ou même de blocage ayant un caractère disproportionné par rapport au but poursuivi, selon la jurisprudence actuelle de la Cour de cassation [9].

C’est d’ailleurs parce que la LCEN ne prévoit pas d’obligation générale de vigilance ou de filtrage a priori à la charge de l’hébergeur que la cour d’appel a refusé de faire droit aux demandes du groupe TF1 de mettre en place un système de filtrage a priori des contenus de la SA Dailymotion et le retrait de tous les contenus comportant les logos TF1 et LCI.

En revanche la cour d’appel reçoit la demande du groupe TF1 sur la suppression des désignations TF1 et LCI dans les suggestions de mots clés du moteur de recherche de la SA Dailymotion. Ici, rien de plus classique concernant cette condamnation qui s’apparente à celles dont a fait l’objet à plusieurs reprises le moteur de recherche Google pour sa fonction Suggest.

La décision de la cour d’appel s’inscrit donc dans le courant de la jurisprudence actuelle. Le groupe TF1 n’est certes pas parvenu à faire qualifier d’éditeur la plateforme Dailymotion mais reçoit à titre de consolation une réparation cinq fois supérieure à celle obtenue en 1re instance. Concernant la SA Dailymotion, également satisfaite par la confirmation de leur statut d’hébergeur, ses dirigeants ont d’ores et déjà communiqué leur intention de se pourvoir en cassation.

Antoine Cheron

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Notes de l'article:

[1CA Paris, 2 décembre 2014, TF1 et autres c/ SA Dailymotion

[2TGI de Paris 13 septembre 2012

[31re Chambre civile, 12 juillet 2012 N° 11-15.165 et 11-15.188 Google et Aufeminin.com c/ M. X

[4TGI de Paris, 29 mai 2012, Sté TF1 c/ Sté YouTube

[51re Chambre civile, 17 févr. 2011, n° 09‐76.896 Nord-Ouest Production c/ Dailymotion

[6C-236/08

[7arrêt précité 1re Chambre civile 12 juillet 2012

[8CJUE 27 mars 2014 UPC Telekabel C-314/12

[9arrêt précité 1re Chambre civile 12 juillet 2012 N° 11-15.165 Google et Aufeminin.com c/ M. X

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