La traduction juridique face à la traduction automatique.

Par Aboubekeur Zineddine, Traducteur assermenté.

La traduction automatique était encore un mythe pour les traducteurs ayant commencé leur ‎carrière il y a plus de 15 ans. Aujourd’hui, les progrès réalisés dans le domaine de la traduction ‎automatique sont remarquables, en particulier avec l’avancée de l’utilisation des corpus ‎linguistiques. Mais peut-on faire confiance à la traduction automatique pour un contenu ‎juridique ?‎

-

La traduction automatique entre performance et défaillance :‎

L’intelligence artificielle et les nouvelles technologies font partie de notre quotidien et ‎bouleversent nos pratiques professionnelles. Nous ne pouvons plus parler d’un sujet sans ‎recevoir via nos smartphones quelques minutes après des publicités à ce sujet. Nous ‎échangeons quotidiennement avec des bots, parfois même sans se rendre compte. Demain, ‎nous nous déplacerons certainement dans des voitures… sans chauffeurs.‎

Le domaine de la traduction est également concerné par ce progrès grâce au développement ‎du traitement automatique des langues (TAL). La traduction automatique a connu un tel ‎progrès que son usage est devenu courant pour certains échanges et dans certains milieux ‎professionnels. Cependant, si la traduction automatique rend un résultat satisfaisant pour des ‎textes non spécialisés et pour des langues assez proches, elle est loin d’atteindre un niveau ‎satisfaisant pour la traduction juridique et pour des langues éloignées (telles que le français et ‎l’arabe, par exemple).‎

Pour éclairer ce propos, voici une phrase extraite d’un jugement de divorce anglais, traduite ‎par un logiciel de traduction automatique (DeepL) :‎

Referring to the decree made in this cause ‎on the 31st January 2019, whereby it was ‎decreed that the marriage solemnised on ‎the 1st July 2013.‎ Se référant au décret pris dans cette cause le 31 ‎janvier 2019, par lequel il a été décrété que le ‎mariage serait solennellement célébré le 1er ‎juillet 2013.‎

Referring to the decree made in this cause ‎on the 31st January 2019, whereby it was ‎decreed that the marriage solemnised on ‎the 1st July 2013.‎ Se référant au décret pris dans cette cause le 31 ‎janvier 2019, par lequel il a été décrété que le ‎mariage serait solennellement célébré le 1er ‎juillet 2013.‎

Sans grande surprise, le logiciel n’est pas capable de rendre « decree » par « jugement » (les ‎divorcés seraient ravis d’apprendre qu’un décret a été rendu pour dissoudre leur mariage !). ‎Dans ce contexte, l’algorithme n’a pas su faire la différence entre un « décret » et un jugement ‎ou éventuellement une ordonnance, rendu(e) par le juge des affaires familiales.‎

Niveau conjugaison, le manque d’analyse du contexte donne lieu au conditionnel pour un ‎mariage célébré dans le passé. Des exemples similaires sont très nombreux. Sur le plan ‎phraséologique, la traduction automatique est incapable de reprendre et adapter le discours ‎juridique général et spécifique aux différents domaines du droit.‎

Le vrai piège de l’utilisation de la traduction automatique est de croire que son résultat est ‎parfait. Cette impression ne permet pas d’avoir le recul nécessaire sur la différence entre une ‎traduction automatique et la reformulation des traducteurs professionnels. C’est d’ailleurs un ‎problème omniprésent en didactique de la traduction spécialisée (Lire : La traduction ‎automatique ou le supplice du Nutella®, par Jean-Yves Bassole ‎) [1].

La post-édition, pratique consistant à vérifier un texte pré-traduit par un logiciel, a une ‎incidence indéniable sur le rendu stylistique et phraséologique du texte final. Le traducteur ou ‎le post-éditeur est constamment influencé par des propositions de traduction non humaines. ‎Des études empiriques sur de larges corpus de traductions « post-éditées » pourront ‎certainement démontrer que ces traductions sont de qualité inférieure à des traductions ‎réalisées par des traducteurs professionnels sans l’interférence de la traduction automatique.‎

La complexité de la traduction juridique :‎

Seules les personnes spécialisées dans le domaine juridique peuvent avoir une excellente ‎maîtrise et compréhension des textes et des subtilités juridiques. En plus de leurs ‎connaissances linguistiques, extralinguistiques et culturelles, les traducteurs juridiques ont une ‎bonne connaissance des différents systèmes juridiques et du droit comparé. Ces connaissances ‎sont indispensables pour trouver les bonnes équivalences aux notions juridiques existantes ‎dans les différents systèmes. En cas d’absence d’équivalences, les traducteurs juridiques ‎trouvent des solutions de traduction telles que l’emprunt à une langue étrangère, l’explication ‎des notions juridiques, la paraphrase… etc.‎

La traduction juridique fait partie des spécialisations les plus difficiles. Tous les traducteurs ne ‎sont pas capables d’appréhender des textes ou des discours juridiques. Les systèmes de ‎traduction automatique ne peuvent saisir les nuances et la complexité des systèmes juridiques ‎ainsi que les travaux de droit comparé visant à trouver les similitudes et les différences entre ‎les différents systèmes juridiques. En effet, à l’instar du juriste spécialisé en droit comparé, le ‎traducteur juridique tente de : connaître, comprendre et comparer (pour finir par trouver des ‎équivalences).‎

La traduction automatique repose, dans de nombreux systèmes conçus à partir de corpus ‎linguistiques, sur différentes propositions stylistiques, phraséologiques ou même ‎géographiques, par exemple anglais américain et anglais britannique. Les systèmes récoltent ‎des données linguistiques et des équivalences toutes faites et les reproduisent selon leurs ‎algorithmes sans pouvoir les analyser comme le ferait un traducteur professionnel. Cela veut ‎dire que pour une seule expression ou un seul terme, un logiciel de traduction automatique ‎peut fournir différentes propositions.‎

« En bref, on présente un très grand nombre d’exemples de bonnes traductions ‎humaines à la machine et celle-ci va apprendre à reproduire des traductions ‎humaines, avec un algorithme qui produit des textes. On va rectifier chaque fois - des ‎milliards de fois - un peu les paramètres internes de la machine pour qu’elle refasse ‎un peu plus précisément la tâche confiée »

nous explique François Yvon, chercheur ‎au LISN/CNRS, membre du groupe Traitement du langage parlé et qui s’exprimait ‎lors d’une conférence sur ces thèmes organisée par le CNRS [2]‎‎.‎

Il est important d’ajouter que le traducteur juridique apporte à une traduction une valeur ‎ajoutée qui consiste en une touche humaine et culturelle, ainsi que son savoir-faire. Il prend en ‎compte l’environnement culturel et juridique du ou des destinataire(s).‎

Par ailleurs, les systèmes de traduction automatique n’analysent pas les passages dans leur ‎ensemble ou dans une pluralité de documents, ni des projets de traduction dans leur globalité ‎en les contextualisant, contrairement aux traducteurs juridiques qui se posent toujours les ‎bonnes questions :‎
- Avant la traduction : afin de comprendre le destinataire et les enjeux de la traduction à ‎réaliser ;‎
- Pendant la traduction : ce sont le plus souvent des questions d’ordre documentaire ou ‎terminologique ;‎
- Et enfin, après la traduction : pour avoir le recul nécessaire pour relire la traduction et ‎l’améliorer si besoin.‎

D’ailleurs, quand un traducteur pose des questions c’est souvent bon signe (pour ne pas dire ‎tout le temps) !‎

‎Traduction automatique et traduction assermentée : sont-elles compatibles ?

A l’instar du juge, l’expert ou le traducteur assermenté doit être impartial. Tout comme un juge ‎qui ne ferait pas confiance à l’intelligence artificielle pour rendre une décision, un traducteur ‎assermenté ne peut avoir recours à la traduction automatique pour rendre une traduction ‎assermentée. Les juges et les experts judiciaires (y compris les traducteurs assermentés) ont la ‎même déontologie et le même devoir d’impartialité.‎

Ce principe d’impartialité, ne peut être réalisé en faisant appel à un logiciel de traduction, aussi ‎performant et aussi bien paramétré qu’il soit. En plus du principe d’impartialité, il y a la ‎fidélité qui doit être respectée scrupuleusement pour toute traduction, qu’elle soit réalisée avec ‎ou sans assermentation. Enfin, une traduction assermentée doit être réalisée par le traducteur ‎assermenté lui-même. Pour une question précise, un traducteur assermenté peut faire appel à ‎un sapiteur [3], mais à mon sens, ce connaisseur ne peut pas être un algorithme.‎

Conclusion :‎

La traduction automatique peut permettre de comprendre un texte ou le traduire vers une ‎langue étrangère pour transmettre un message. Mais il serait hasardeux de l’utiliser pour ‎traduire un contrat ou un jugement.

A cela s’ajoute bien évidemment la problématique de ‎confidentialité que pose l’utilisation de plateformes de traduction automatique pour traduire ‎un contenu juridique sensible dans le domaine des affaires ou l’arbitrage pour ne citer que ‎deux exemples.‎

Aboubekeur Zineddine
Traducteur Expert judiciaire (langues : anglais, arabe)

Recommandez-vous cet article ?

Donnez une note de 1 à 5 à cet article :
L’avez-vous apprécié ?

36 votes

Cet article est protégé par les droits d'auteur pour toute réutilisation ou diffusion (plus d'infos dans nos mentions légales).

Notes de l'article:

[3L’expert commis doit recueillir des informations dans une catégorie technique qui n’est pas la sienne, celui-ci ‎fait alors appel à un sapiteur (C. pr. civ., art. 278)‎.

Commenter cet article

Discussions en cours :

  • par Hélène Marpeau, traductrice juridique anglais-français , Le 7 février 2024 à 11:11

    Merci pour cet article auquel je souscris entièrement. Par ailleurs, le traducteur juridique peut adapter sa traduction au destinataire du document, même juridique. On ne traduit pas de la même façon un document à destination d’un avocat, du patron d’une PME (non juriste) ou d’un particulier. La traduction automatique ne permet pas non plus de refléter les nuances entre deux langues dont les systèmes juridiques sont très différents, car elle propose une solution toute prête, comme dans votre exemple du décret de mariage ! Enfin, il est vrai que la qualité de la post-édition de document juridique est bien moindre à celle de la traduction dite humaine. Pour pratique les deux, je vois bien que je suis fortement influencée par les propositions de traduction automatique et je me satisfais parfois d’une rédaction qui n’est pas aussi travaillée que lorsque je traduis de zéro.

Village de la justice et du Droit

Bienvenue sur le Village de la Justice.

Le 1er site de la communauté du droit: Avocats, juristes, fiscalistes, notaires, commissaires de Justice, magistrats, RH, paralegals, RH, étudiants... y trouvent services, informations, contacts et peuvent échanger et recruter. *

Aujourd'hui: 156 320 membres, 27838 articles, 127 254 messages sur les forums, 2 750 annonces d'emploi et stage... et 1 600 000 visites du site par mois en moyenne. *


FOCUS SUR...

• Assemblées Générales : les solutions 2025.

• Voici le Palmarès Choiseul "Futur du droit" : Les 40 qui font le futur du droit.




LES HABITANTS

Membres

PROFESSIONNELS DU DROIT

Solutions

Formateurs