Introduction.
Le droit parle. Il parle pour dire, interdire, accorder, condamner. Pourtant, ce qui fait silence dans la sphère juridique n’est pas absence, mais résonance. Le silence en droit n’est jamais neutre, il est porté par le contexte, par l’asymétrie des rapports, par l’écart entre ceux qui savent et ceux qui taisent. Ce silence peut être omission, oubli, défaut de preuve. Mais il peut aussi être acte. Acte de résistance, acte de soumission, acte de stratégie. Il n’est jamais innocent.
Cette réflexion vise à interroger le statut du silence en droit, non pas comme simple vide normatif, mais comme instrument juridique à part entière. Elle propose un dialogue entre deux traditions, celle du droit français, qui encadre le silence par le texte, et celle de la common law, qui le fait parler par la jurisprudence. Ces regards croisés révèlent que le silence n’est pas l’absence de langage juridique, mais un langage autre. Un langage codé, souvent interprété, parfois manipulé.
I. Le silence comme outil procédural entre protection, déséquilibre et rhétorique judiciaire.
A. Le silence comme droit : protection de soi ou défaut d’écoute ?
En droit pénal français, le silence de l’accusé est un droit fondamental, inscrit à l’article préliminaire du Code de procédure pénale et reconnu par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme [1]. Il garantit que nul ne peut être contraint de contribuer à sa propre incrimination. Pourtant, ce silence est souvent soupconné. Il est regardé comme suspect. Il oblige le justiciable à se justifier de ne rien dire. Il n’est plus protection, mais défaut d’écoute.
Dans les juridictions anglo-saxonnes, ce paradoxe est plus flagrant. Si le cinquième amendement de la Constitution américaine garantit le droit de se taire, des décisions comme Berghuis v. Thompkins (2010) [2] ou Salinas v. Texas (2013) [3] autorisent une interprétation à charge du silence si celui-ci n’est pas explicitement revendiqué. En Angleterre, le Criminal Justice and Public Order Act 1994 [4] permet aux jurys de tirer des inférences défavorables du mutisme d’un accusé. Le silence n’est plus inviolable. Il devient un comportement judiciaire à analyser, voire à suspecter.
B. Le silence comme outil tactique : rhétorique de l’absence, pouvoir implicite et performativité judiciaire.
Dans la pratique judiciaire, le silence est aussi une arme. Il est manié par les avocats, les magistrats, les parties. Il ponctue les plaidoiries, désoriente l’adversaire, ou installe un rapport de force. Il peut être délibérément opposé à l’attente judiciaire, ne pas répondre, c’est parfois parler plus fort.
Ce silence est performatif, il produit un effet, non par ce qu’il dit, mais par ce qu’il suspend. John Austin l’aurait analysé comme un acte illocutoire négatif - un non-dit qui fait advenir un changement d’interprétation [5]. La salle d’audience elle-même devient un espace de tension dramatique où l’attente du mot non prononcé influe sur la construction du sens juridique.
Mais le silence est aussi le reflet d’une dissymétrie cognitive. L’accusé qui se tait parce qu’il est sidéré, la salariée qui ne dénonce pas par peur, le justiciable qui ne comprend pas ses droits... tous sont désarmés par un système qui interprète leur silence sans le comprendre. Le silence devient alors le lieu d’une violence symbolique, décrite par Pierre Bourdieu comme "ce qui est dit sans être dit" [6]. Il est un fait juridique que le droit ne veut pas toujours entendre.
Dans ce cadre, l’expertise juridique doit changer de posture, elle ne peut plus simplement codifier le silence. Elle doit apprendre à l’écouter. L’enjeu est de taille, car ce qui se tait en droit est souvent ce qui ne peut pas encore se dire.
II. Le silence comme fiction juridique entre consentement présumé et asymétrie institutionnelle.
A. Du silence comme acceptation tacite à la fabrique du consentement biaisé.
En droit français, le silence ne vaut généralement pas acceptation. L’article 1120 du Code civil affirme clairement qu’il ne peut être interprété comme tel, sauf dans des cas d’usages ou de relations d’affaires. Pourtant, cette position cache une pratique jurisprudentielle et contractuelle qui, dans certains contextes, continue de tirer conséquences juridiques du non-dit. Le silence devient alors une présomption de consentement, ce qui est redoutable dans les relations asymétriques où une partie ne maîtrise ni les règles ni le langage juridique.
La common law, elle, introduit plus explicitement la notion d’estoppel by silence, notamment dans les relations d’affaires où le silence peut empêcher une partie de se dédire si elle a, par son inaction, permis l’installation d’une croyance légitime chez l’autre. L’affaire Saint John [7] en fournit une illustration puissante. Ici, le silence n’est pas passivité, il est comportement signifiant, et donc engageant. Ce glissement renforce la dimension performative du non-dit juridique, le mutisme devient producteur d’effets.
B. L’asymétrie informationnelle et le piège du silence interprété.
La plus grande menace du silence juridique est son interprétation décontextualisée. Dans les rapports sociaux marqués par l’inégalité cognitive ou structurelle (employeur/salarié, administration/usager, homme de loi/profane), le silence n’est jamais neutre. Il est souvent l’expression d’une incompréhension, d’une peur, ou d’un isolement. Le droit, en le traitant comme s’il était maîtrisé, renforce l’injustice.
Dans le champ administratif, par exemple, la règle du "silence valant acceptation" [8] présente ce risque, elle suppose une capacité d’anticipation juridique et d’action que beaucoup d’usagers n’ont pas. Le silence y est présumé actif alors qu’il est bien souvent subi. C’est là une fiction dangereuse, d’autant plus perverse qu’elle est présentée comme un "progrès" pour l’usager.
En common law, les mêmes logiques se retrouvent sous une forme jurisprudentielle. Dans R. v. Cowan [9], les juges britanniques ont reconnu la nécessité d’évaluer les causes profondes du silence de l’accusé avant d’en tirer une inférence à charge. Ce mouvement vers une "herméneutique du silence" est salutaire. Il invite le droit à se méfier de ses automatismes interprétatifs.
Conclusion.
Penser le silence, ce n’est pas dénoncer l’absence du droit, c’est révéler sa part d’ombre. Ce que le droit ne dit pas est parfois ce qu’il redoute d’entendre. Le silence est un fait juridique, mais aussi un fait social, psychologique, et symbolique. Il appelle une approche transversale où l’interprète du droit devient aussi un écouteur du sensible.
Alors que les décisions judiciaires tendent à se numériser, que les raisonnements s’algorithment, il devient impératif de rendre au silence son épaisseur humaine. Ce qui n’est pas dit en droit est peut-être ce qui compte le plus, le refus, la peur, la blessure. Ce qui se tait peut être plus éloquent que ce qui s’énonce.
Il faut donc penser une théorie juridique du silence, non pas comme exception ou faille, mais comme dimension fondamentale de l’équilibre judiciaire. Une théorie qui sache distinguer le silence stratégique du silence contraint, le silence rhétorique du silence blessé. Une théorie qui, en définitive, ne se contente pas de parler pour juger, mais qui sache aussi écouter pour comprendre.