I. La définition des activités de tenue de marché et de négociation pour compte propre sous MIF 2.
Teneur de marché.
Sous MIF 2 [1], un « teneur de marché » est une personne qui (i) est présente de manière continue sur les marchés financiers (ii) pour négocier pour son propre compte, et qui se porte acheteuse et vendeuse d’instruments financiers, (iii) en engageant ses propres capitaux, (iv) à des prix fixés par elle [2].
Au sens de MIF 2, les teneurs de marché exercent une forme réglementée de négociation pour compte propre, et sont généralement perçus comme des prestataires de services opérants avec des clients (en agissant en tant que contrepartie de leur transaction) et des plates-formes de négociation, ce qui implique qu’ils soient agréés en tant que Prestataire de services d’investissement (« PSI »).
Définition de la négociation pour compte propre.
Conformément à MIF 2, on entend par « négociation pour compte propre » (i) le fait de négocier en engageant ses propres capitaux un ou plusieurs instruments financiers, (ii) en vue de conclure des transactions [3].
La négociation pour compte propre est listée parmi les services d’investissement réglementés visés à l’annexe 1, section A de MIF 2, dont la fourniture nécessite d’être agréé en tant que PSI, sous réserve de certaines exemptions, telles que détaillées ci-dessous.
Exemption liée à la négociation pour compte propre.
En principe, les entreprises qui opèrent uniquement pour compte propre n’ont pas besoin d’être agréées en tant que PSI car elles bénéficient d’une exemption spécifique prévue par MIF 2 [4].
- Les entreprises qui négocient pour compte propre sont généralement qualifiées de “proprietary trading firms” (ou “Prop Firms”) - c’est-à-dire des entreprises qui engagent leurs capitaux propres en vue de conclure des transactions sur un ou plusieurs instruments financiers.
- Les Prop Firms n’opèrent pas dans une logique de relation prestataire de services/client, mais agissent dans leur seul intérêt, dans le but de générer des profits à partir de leurs activités de négociation et de faire face à d’autres contreparties commerciales (et non pas à des clients).
Limites à l’exemption.
MIF 2 précise que l’exemption ne s’applique pas notamment lorsque les prestataires [5] :
- sont des teneurs de marché ;
- appliquent une technique de trading algorithmique à haute fréquence ; ou
- négocient pour compte propre lorsqu’ils exécutent les ordres de clients (c’est à dire que, pour leurs activités de courtage-négociation, ils s’interposent comme contrepartie à la transaction pour exécuter les ordres de leurs clients).
II. Approche comparative des activités de tenue de marché sous MIF 2 et MiCA.
Agrément obligatoire comme PSCA pour fournir des services sur crypto-actifs.
Un PSCA au sens de MiCA [6] est défini comme : « une personne morale ou une autre entreprise dont l’occupation ou l’activité consiste à fournir un ou plusieurs services sur crypto-actifs [7] à des clients à titre professionnel, et qui est autorisée à fournir des services sur crypto-actifs conformément à l’article 59 [de MiCA] » [8].
En d’autres termes, sous MiCA, seuls les PSCA agréés et certaines institutions financières (comme les établissements de crédit, les entreprises d’investissement, etc.) seront autorisés à fournir activement des services sur crypto-actifs à des clients situés au sein de l’Union européenne.
Absence de définition des activités de tenue de marché et de négociation pour compte propre par MiCA.
Aucune de ces deux notions n’est expressément mentionnée parmi les services sur crypto-actifs listés par MiCA. À ce titre, ce règlement :
- ne fait aucune référence à l’activité de tenue de marché ; et
- fait référence à la « négociation pour compte propre » à trois reprises :
- à l’article 111, 5. (g), qui énumère les sanctions et mesures administratives que peuvent prendre les autorités nationales compétentes, notamment du fait de « l’interdiction provisoire, pour tout membre de l’organe de direction du [PSCA] ou toute autre personne physique tenue pour responsable de l’infraction, de négocier pour compte propre » ;
- à l’article 76, 5., qui dispose que : « les [PSCA] qui exploitent une plate-forme de négociation de crypto-actifs ne négocient pas pour compte propre sur la plate-forme de négociation de crypto-actifs qu’ils exploitent [...] » ; et
- à l’article 60, 3., qui autorise certaines entreprises d’investissement à fournir des services sur crypto-actifs et précise que l’échange de crypto-actifs (i) contre des fonds, (ii) ou contre d’autres crypto-actifs (ensemble, les « Services d’échange ») est « réputé équivalent à la négociation pour compte propre » visée par MIF 2 [9].
Équivalence entre le service de négociation pour compte propre de MIF 2 et les « Services d’échange » de MiCA.
Il convient alors de comparer les définitions de ces notions données par MIF 2 et MiCA :
- MIF 2 définit le service de négociation pour compte propre comme : « le fait de négocier en engageant ses propres capitaux un ou plusieurs instruments financiers en vue de conclure des transactions » [10] ; et
- MiCA définit les Services d’échange comme : « la conclusion, avec des clients, de contrats d’achat ou de vente de crypto-actifs contre des fonds (ou contre d’autres crypto-actifs), avec utilisation de capitaux détenus en propre » [11].
Le service de négociation pour compte propre au sens de MIF 2 et les Services d’échange définis par MiCA désignent donc tous deux (i) la négociation (ou conclusion) de contrats d’achat et de vente aboutissant à la conclusion de transactions sur un ou plusieurs instruments financiers (ou crypto-actifs, selon les cas) (ii) contre (ou par) l’utilisation de capitaux détenus en propre.
Cela étant dit, la référence aux « clients » n’apparaît que dans la définition des Services d’échange mais elle n’est pas mentionnée dans la définition du service de négociation pour compte propre donnée par MIF 2.
Par conséquent, il pourrait être soutenu que la négociation pour compte propre de crypto-actifs, lors de l’exécution d’ordres de clients dans le cadre de services fournis à ces derniers, devrait être considérée comme un service sur crypto-actifs (à savoir l’un des Services d’échange), nécessitant pour la personne fournissant de tels services d’être agréée en tant que PSCA.
À l’inverse, il pourrait également être soutenu que la négociation pour compte propre par le biais d’une activité de tenue de marché pourrait ne pas entrer dans le champ d’application de MiCA, étant donné que, contrairement à MIF 2, MiCA ne mentionne pas explicitement les activités de tenue de marché, de sorte que ces activités pourraient ne pas être considérées comme des services sur crypto-actifs nécessitant l’obtention d’un agrément PSCA.
Incertitudes quant à la qualification de l’activité de tenue de marché sur crypto-actifs.
Comme indiqué plus avant, dans la mesure où (i) l’activité de tenue de marché est expressément visée et définie par MIF 2 comme une forme réglementée de négociation pour compte propre et (ii) qu’il n’y a aucune définition ou référence précise à de telles activités au sein de MiCA, (iii) il n’existe pas, à ce jour, de réponse claire à la question de savoir si une activité de tenue de marché sur crypto-actifs peut ou doit, per se, être qualifiée de service sur crypto-actifs au sens de MiCA.
Nécessité d’un statut adapté pour les teneurs de marché sur crypto-actifs.
Dans une étude commandée par la Commission des affaires économiques et monétaires (ECON) du Parlement européen intitulée “Remaining regulatory challenges in digital finance and crypto-assets after MiCA”, il est indiqué que : « le titre ‘exchange’ devrait être réservé aux entités qui organisent la rencontre de l’offre et de la demande de crypto-actifs entre des tiers dans un environnement conçu et géré de manière appropriée, tandis que les entreprises d’investissement agissant en tant que courtiers, teneurs de marché ou gestionnaires d’actifs et les établissements de crédit devraient être soumis à des exigences adaptées » [12] (traduit de l’anglais).
Qualification de l’échange de crypto-actifs contre des fonds en tant qu’activité de tenue de marché par le SMSG.
Le Securities and Markets Stakeholder Group (“SMSG”) [13], a déclaré que : « l’échange de crypto-actifs contre des fonds, tel que défini par l’article 3.1.(19) [de MiCA], est une activité de tenue de marché dans laquelle le PSCA achète et vend des contrats portants sur des crypto-actifs avec des clients pour des fonds, en utilisant des capitaux propres » [14] (traduit de l’anglais).
Cadre réglementaire incertain pour les teneurs de marché sur crypto-actifs.
Certains auteurs ont récemment souligné l’« écart substantiel » entre le traitement des teneurs de marché sous MIF 2 et sous MiCA, déclarant que : « cette divergence crée un cadre complexe et peu clair, tant pour les teneurs de marché que pour les [Prop Firms] qui opèrent sur des crypto-actifs » et soutenant qu’« un ensemble de dispositions (et d’exemptions) dédiées, similaires à ce qui se fait actuellement dans le cadre de MIF 2, devrait être reproduit dans MiCA, en clarifiant le fait que les [Prop Firms] et leurs activités devraient être exclues du périmètre de MiCA, tandis que des dispositions supplémentaires devraient être introduites pour englober les teneurs de marché » [15] (traduit de l’anglais).
III. Les incertitudes du cadre réglementaire français.
Transposition en droit français des définitions posées par MIF 2.
En droit français, les teneurs de marché et la négociation pour compte propre sont définis respectivement aux articles L. 531-2, L. 321-1, 3, et D. 321-1, 3. du Code monétaire et financier (« CMF »), qui transposent les définitions contenues dans MIF 2.
Régulation des prestataires souhaitant fournir des services sur actifs numériques.
Seuls les PSAN agréés et ceux soumis à l’enregistrement renforcé sont autorisés à fournir activement en France les services sur actifs numériques suivants [16] :
- la conservation pour compte de tiers d’actifs numériques ;
- l’achat ou la vente d’actifs numériques en monnaie ayant cours légal ;
- l’échange d’actifs numériques contre d’autres actifs numériques ; et/ou
- l’exploitation d’une plateforme de négociation d’actifs numériques.
Il est intéressant de noter que le Règlement général de l’AMF (« RG AMF ») indique que les services d’achat ou de vente d’actifs numériques en monnaie ayant cours légal ou d’échange d’actifs numériques contre d’autres actifs numériques – qui équivalent aux Services d’échange définis par MiCA – peuvent être fournis par un PSAN :
- soit en transmettant les ordres du client pour exécution sur une plateforme de négociation d’actifs numériques ; ou
- soit en interposant son compte propre lors de l’exécution de l’ordre du client [17].
L’approche substance over form adoptée par les régulateurs français.
À notre connaissance, aucune autorité de régulation française (l’AMF et/ou l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (« ACPR ») ), ou européenne (l’ESMA et/ou l’Autorité bancaire européenne (“EBA”) ) n’a publié de déclaration ni émis de position au sujet de la qualification de l’activité de tenue de marché sur actifs numériques, que ce soit au regard du droit français applicable ou de MiCA.
Il convient par ailleurs de noter qu’à ce jour deux des plus importants teneurs de marché sur actifs numériques français [18] sont enregistrés auprès de l’AMF en tant que PSAN pour les services sur actifs numériques n°1 à 3.
Il semblerait donc que l’AMF ait appliqué aux cas d’espèce le principe “substance over form” (« prééminence du fond sur la forme ») lors de la qualification juridique des services desdits prestataires. Ainsi, il semblerait que le régulateur français ait considéré que des services sur actifs numériques étaient fournis par ces entités dans le cadre de leurs activités de tenue de marché sur actifs numériques, nécessitant un enregistrement PSAN.
En ce sens, la société B2C2 [19] qui a acquis Woorton en août 2023 a déclaré à cette occasion que : « cette décision stratégique marque son engagement à iséliorer la couverture client et, avec la prochaine réglementation MiCA, B2C2 aura ainsi l’opportunité de proposer ses services à des clients dans l’Union européenne » [20] (traduit de l’anglais)).
IV. Conclusion.
En dépit du fait, qu’à ce jour, l’AMF n’a pas fait de déclaration publique ou publié de doctrine sur le sujet, le fait que les sociétés Flowdesk et Woorton soient toutes deux enregistrées en tant que PSAN semble illustrer son approche “substance over form”, considérant que l’activité de tenue de marché sur actifs numériques est une activité réglementée dès lors qu’elle implique la fourniture de services sur actifs numériques.
Dans le cadre de MiCA, de nombreuses incertitudes demeurent. Cela dit, l’approche conservatrice ayant présidé à la rédaction de MiCA nous semble difficilement conciliable avec une exclusion de l’activité de tenue de marché sur crypto-actifs de son champ d’application.
Les régulateurs européens, et en particulier l’ESMA, devraient publier prochainement des RTS et/ou lignes directrices pour préciser le champ d’application de MiCA. A ce titre, il est attendu des clarifications sur la qualification à retenir pour les activités de tenue de marché sur crypto-actifs, soit directement par les autorités européennes soit en renvoyant à la marge d’interprétation et d’application de MiCA laissée aux autorités nationales compétentes (dont l’AMF) pour sa mise en œuvre.
En tout état de cause, une analyse juridique in concreto des (i) services fournis (ou envisagés), et (ii) des schémas de flux du teneur de marché sur actifs numériques considéré devra être réalisée afin de déterminer si ses activités entrainent la fourniture de services sur crypto-actifs réglementés, impliquant l’obtention d’un agrément en tant que PSCA.
Avertissement : cet article, publié à des fins informatives et éducatives uniquement, n’est pas destiné et ne doit pas être interprété comme un conseil juridique. Toute responsabilité est déclinée par les auteurs quant à l’exactitude, l’actualité, l’exhaustivité ou la qualité des informations transmises. Les auteurs peuvent, à tout moment suspendre, compléter, modifier ou supprimer tout ou partie de cette publication sans préavis, temporairement ou définitivement.
Les auteurs remercient Maximilien Luquiau pour son concours dans la rédaction de cet article.