Les lecteurs de la Gazette du Palais se souviennent peut-être du billet paru début novembre 2002 dans lequel nous faisions part de nos inquiétudes quant à l’abandon de principes essentiels de la procédure civile française, c’est-à-dire l’effet suspensif de l’appel et la notion d’appel voie d’achèvement, au profit de règles dictées par l’American Law Institute (A.L.I.).
En effet, la lecture du livre intitulé « Vers un procès civil universel ? Les règles transnationales de procédure civile de l’American Law Institute » nous avait permis de relever que le projet de « règles transnationales de procédure civile » élaboré par l’A.L.I. dans sa version du 17 mars 2000 contenait notamment les deux propositions suivantes :
« 34.1... L’appel n’a pas d’effet suspensif, sous réserve des dispositions de l’article 38.3 » (demande de suspension de l’exécution pendant l’appel, « quand cela est nécessaire dans l’intérêt de la justice ») « et 38.4 » (versement d’une caution).
« 34.4 L’appel doit se borner aux seuls moyens soulevés en demande, défense, ou reconventionnellement devant le Tribunal de première instance. Les preuves supplémentaires que les parties auraient pu produire auparavant ne sont pas admissibles, sauf pour prévenir un déni de justice évident. ».
Nous écrivions alors ceci : « Qu’il soit permis au rédacteur du présent billet de s’inquiéter de ce que, à l’instar de ce qui est généralement constaté dans les actions de mondialisation, l’uniformisation ne se fasse sur la base du plus petit dénominateur commun au lieu du plus grand…La réflexion sur des règles communes de procédure civile ne peut s’entreprendre sous la seule logique économique, commerciale, ou, pire encore, de gestion des flux. »
En 2004, le Conseil de Direction d’Unidroit a adopté les Principes de procédure civile transnationale préparés par le Comité d’étude conjoint de l’American Law Institute et d’Unidroit.
Ces principes, formés de 31 dispositions, visent à mettre en compatibilité des divergences caractérisant les règles de procédure civile des systèmes juridiques nationaux, en s’attachant aux particularités des litiges transnationaux au regard des différends strictement internes. Ils peuvent servir de lignes directrices dans la préparation de codes dans des pays dépourvus de tradition procédurale ancrée de longue date, mais peuvent aussi inspirer les réformes juridiques dans des pays qui auraient en revanche un droit de la procédure de haute qualité depuis longtemps.
Parmi ces principes, deux retiennent plus particulièrement notre attention :
« 26. Caractère immédiatement exécutoire du jugement
26.1 Le jugement définitif de première instance est en principe immédiatement exécutoire… »
Avec ce commentaire : « …Dans certains Etats, l’exécution immédiate n’est possible que pour les décisions des juridictions de deuxième instance. La tendance est toutefois, comme c’est le cas en common law ou dans certains pays de droit civil, au caractère immédiatement exécutoire du jugement de première instance par la loi même ou par décision du tribunal... ».
« 27. Appel
27.2 L’appel est en principe limité aux demandes et défenses présentées en première instance.
27.3 Dans l’intérêt de la justice, la juridiction d’appel peut prendre en considération de nouveaux faits et de nouvelles preuves. »
Avec ce commentaire : « Historiquement, dans les systèmes de common law, l’appel était fondé sur le principe de “closed record”, ce qui signifiait que toutes les demandes, défenses, moyens de preuve et moyens de droit devaient avoir été présentés devant la juridiction de première instance. Toutefois, dans la plupart des systèmes modernes de common law, la juridiction d’appel peut apprécier s’il y a lieu de prendre en compte de nouveaux moyens de droit et, en cas de circonstances majeures, de nouvelles preuves. Historiquement, dans les pays de droit civil, la juridiction de seconde instance était autorisée à réexaminer entièrement les éléments du litige, mais de nombreux systèmes juridiques modernes se sont éloignés de cette approche. Ce n’est plus que dans un nombre de plus en plus faible de pays de droit civil que la procédure devant la juridiction d’appel peut être un procès entièrement nouveau et est couramment engagée. Dans de nombreux systèmes juridiques au contraire, la décision de la juridiction de première instance ne peut être infirmée ou modifiée qu’en cas d’erreur grave. Le Principe 27 rejette ces deux solutions extrêmes. Toutefois, la production de nouvelles preuves au cours de l’instance d’appel devrait être autorisée uniquement lorsqu’elle est dans l’intérêt de la justice... »
Parallèlement, la mission présidée par M. Magendie, alors Président du Tribunal de Grande Instance de Paris, remettait au Garde des Sceaux le 15 juin 2004 son rapport intitulé « Célérité et qualité de la justice ».
Ce rapport faisait référence aux travaux alors en cours de l’A.L.I. et d’Unidroit et à la « nécessité de travailler dans le sens d’une harmonisation à venir des procédures au sein de l’Europe. »
Il préconisait notamment le principe d’une exécution de plein droit des jugements de première instance et celui d’un appel « voie d’achèvement tempéré ».
Devant l’opposition vigoureuse des professeurs de droit et des praticiens de la procédure civile, l’exécution de plein droit des décisions de première instance n’était pas retenue par la Chancellerie. Toutefois, le sacro-saint principe de l’effet suspensif de l’appel a été fortement remis en cause par la parution du décret du 28 décembre 2005 instituant l’article 526 du nouveau Code de procédure civile et la radiation de l’appel faute d’exécution.
Le 24 mai 2008, la mission présidée par M. Magendie devenu Premier Président de la Cour d’appel de Paris remettait au Garde des Sceaux son rapport intitulé « Célérité et qualité de la justice devant la Cour d’Appel ».
A nouveau, la référence aux travaux de l’American Law Institute était constante dans ceux de la Mission.
La conception de l’appel voie d’achèvement y était considérée comme ayant un « effet pervers » et présentant deux inconvénients : elle entrainerait « un inévitable ralentissement de l’instance d’appel dans la mesure où elle contraint la cour d’appel à instruire une affaire partiellement nouvelle » et elle ne permettrait pas « de valoriser le premier degré de juridiction », le justiciable « utilisant le premier degré comme un galop d’essai ».
S’appuyant sur les arrêts du 7 juillet 2006 et du 21 décembre 2007 de l’Assemblée Plénière de la Cour de Cassation, la Mission préconisait désormais une « voie d’achèvement du litige contrôlée, maîtrisée » intégrant dans le procès d’appel le principe de concentration posé par la Cour de Cassation en première instance, soit une concentration des moyens, et des délais précis encadrant l’activité des parties assortis de sanctions.
A la suite de ce rapport, trois dispositifs ont été quasi simultanément mis en place bouleversant en profondeur notre procédure civile d’appel :
la suppression de la profession d’avoué (loi du 25 janvier 2011)
la mise en œuvre de la communication électronique pour pallier cette suppression
les décrets dits Magendie des 9 décembre 2009 et 28 décembre 2010 (rédigés par la seule Chancellerie)
Les conséquences actuelles et prévisibles de ces réformes conduites dans la hâte et avec une impréparation évidente sont aujourd’hui très claires :
des délais de conclusions drastiquement réduits, accompagnées de sanctions à haut risque de mise en cause de la responsabilité de l’auxiliaire, mais en contrepartie un allongement de la durée des procédures d’appel relevant des nouveaux décrets [1],
une mise en état « intelligente » qui disparaît au profit de calendriers stricts gérés par l’informatique et les greffes,
des pouvoirs accrus du Conseiller de la Mise en État une fois les délais expirés puisque le texte lui permet de décider s’il y a lieu ou non à réponse aux conclusions [2],
des conclusions qui sont élaborées dans l’urgence, généralement par les avocats de première instance, qui doivent respecter le principe de concentration, et avec le risque du copier-coller des écritures soumises au Tribunal, a fortiori si, comme il y a tout lieu de le craindre, les parties n’auront plus droit, à terme, qu’à un seul jeu de conclusions pour réduire les délais d’audiencement,
et donc le risque de disparition de l’appel voie d’achèvement au profit de la voie de réformation puisque le débat devant la Cour sera le même qu’en première instance. A cet égard, la délibération du 31 mai 2013 de la Conférence des Premiers Présidents lors de son Séminaire de la Baule confirme nos craintes puisque la Conférence préconise l’abandon de l’appel voie d’achèvement et « le retour à la tradition française de l’appel réformation avec des aménagements pour tenir compte par exemple de la survenance entre le premier et le second degré de juridiction, de pièces ou de faits nouveaux ».
Ainsi donc la boucle sera-t-elle prochainement bouclée puisque les propositions de l’American Law Institute visant à élaborer une procédure mondialement harmonisée auront fait leur chemin dans la procédure civile française au point de la transformer en une justice automatisée et déshumanisée, dans un objectif statistique et de réduction des crédits.
Les acquis de constructions patientes et constantes, de haute qualité, de notre jurisprudence et de notre doctrine auront donc été, patiemment mais avec constance, détruits afin d’uniformiser notre procédure avec celle des autres pays européens et la common law.
Le rouleau compresseur de la mondialisation aura fait son œuvre et le justiciable n’en sortira pas gagnant.
Madame la Garde des Sceaux souhaite entreprendre une réforme profonde de l’organisation judiciaire avec l’objectif affiché de la rapprocher des citoyens.
Puisse ce même objectif gouverner la réflexion sur l’évolution de notre procédure au cours de ce siècle.