Le préjudice permanent exceptionnel de rupture identitaire.

Par Charles Joseph-Oudin et Amandine Chausse, Avocats.

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Explorer : # préjudice identitaire # traumatisme crânien # rupture identitaire # indemnisation

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Les lésions cérébrales causées par des traumatismes crâniens peuvent entraîner une rupture d'identité, affectant profondément la perception de soi des victimes. Cette altération nécessite une indemnisation spécifique, distincte des préjudices fonctionnels, en raison de son impact unique sur la continuité de l'existence et les interactions sociales.
Description rédigée par l'IA du Village

Par un jugement rendu le 16 mai 2024, le pôle social du Tribunal judiciaire de Paris a accordé à une personne victime d’un grave traumatisme crânien, dont le déficit fonctionnel permanent a été évalué à 83%, l’indemnisation d’un préjudice permanent exceptionnel de “rupture identitaire”, aussi dit de dépersonnalisation.

Si cette solution n’est pas nouvelle, elle est toutefois remarquable en ce qu’elle reste rare et justifie d’être exposée afin d’en saisir la portée.

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Les lésions cérébrales et les séquelles neurocognitives permanentes importantes dont souffrent les victimes de traumatismes crâniens peuvent être à l’origine d’une rupture identitaire, et ainsi de la perte de la certitude de leur propre existence telle qu’elle était établie avant la survenance de l’événement traumatique.

L’identité peut se définir comme le sentiment d’être, le sentiment d’unité et de cohérence de la personne, ce qui la définit comme un être singulier, spécifique, unique, particulier, en définitive ce qui lui est propre.

La rupture identitaire se manifeste alors par une altération radicale du sentiment d’identité de la victime, qui peut éprouver le sentiment de ne plus être elle-même, de ne plus se reconnaître dans son propre corps et son esprit, affectant ainsi la continuité de son existence.

Ces manifestations ont des répercussions profondes, la personne cérébrolésée subissant alors cette perte d’identité tant sur le plan personnel, c’est-à-dire de son existence propre, que sur les plans familiaux, sociaux, professionnels.

La victime peut se retrouver en situation de désinsertion professionnelle, d’instabilité sociale et d’errance familiale, avec l’incapacité de trouver un positionnement adapté et un ancrage identitaire au sein de ces différentes sphères auparavant établies.

Cette rupture est source de perte de repères, de bouleversement dans sa relation au monde, de difficultés de projections dans l’avenir et de souffrances considérables, traduites par un renfermement de la personne sur elle-même [1].

On comprend ainsi que cette altération du sentiment d’identité va bien au-delà des troubles fonctionnels ou cognitifs habituellement évalués, touchant au cœur même de la perception que la personne a d’elle-même, justifiant une prise en compte indemnitaire spécifique.

I. Définition du préjudice permanent exceptionnel de rupture identitaire et distinction avec les autres postes de préjudice.

A. Distinction du préjudice permanent exceptionnel de rupture identitaire et des autres postes de préjudices.

Par un arrêt en date du 16 janvier 2014 [2], la Cour de cassation a rendu un arrêt de principe définissant le préjudice permanent exceptionnel, inspirée directement de la nomenclature Dintilhac [3], comme suit :

« Le poste des préjudices permanents exceptionnels indemnise des préjudices extrapatrimoniaux atypiques, directement liés au handicap permanent qui prend une résonnance particulière pour certaines victimes, en raison doit de leur personne, soit des circonstances ou de la nature du fait dommageable, notamment de son caractère collectif pouvant exister lors de catastrophes naturels ou industrielles ou d’attentats » [4].

Cette définition, par son caractère souple et ouvert, permet ainsi l’indemnisation à titre exceptionnel de préjudices qui ne l’auraient par ailleurs pas été par d’autres postes de préjudices.

Tel est le cas du préjudice permanent exceptionnel de rupture identitaire, consistant en une remise en cause de l’existence et de l’identité d’un individu après un traumatisme crânien.

Il est alors un préjudice intime spécifique qu’aucun autre poste de la nomenclature Dintilhac ne permet de prendre en compte.

Le préjudice permanent exceptionnel de rupture identitaire se distingue notamment du déficit fonctionnel permanent [5], qui vient évaluer les séquelles physiques, psychiques et cognitives affectant les capacités fonctionnelles de la victime, telles que les limitations motrices ou les troubles cognitifs.

En effet, la rupture identitaire n’est pas comprise dans les composantes du déficit fonctionnel permanent, en ce qu’elle permet l’indemnisation d’un préjudice distinct des troubles dans les conditions d’existences, des souffrances physiques et psychologiques permanentes et de l’atteinte à l’intégrité survenant classiquement pour toute personne gravement blésée.

Le préjudice permanent exceptionnel de rupture identitaire se caractérise en effet par l’indemnisation de l’atteinte au sentiment d’existence, caractérisé par l’incapacité de la victime à se positionner pour elle-même et dans son environnement. Elle subit alors un préjudice différent de ce qui est classiquement indemnisé au titre du déficit fonctionnel permanent.

Le même raisonnement peut alors être retenu pour le préjudice d’agrément, d’établissement, sexuel, les souffrances endurées : le préjudice permanent exceptionnel de rupture identitaire ne vise pas à l’indemnisation de la gêne ou de l’impossibilité de la personne de vivre comme elle le faisait auparavant, mais l’incapacité même de s’envisager comme individu et d’avoir la conscience de ses propres envies et de sa personnalité antérieure.

Cette distinction du préjudice de rupture identitaire comme un poste autonome est une parfaite illustration du principe de réparation intégrale, en permettant d’assurer une réparation complète des différents aspects du dommage.

B. Illustrations du préjudice permanent exceptionnel de rupture identitaire.

Les exemples en jurisprudence restent très rares.

On peut toutefois citer les illustrations suivantes :

1. Cour d’appel de Lyon, 24 janvier 2017, n°13/07753.

Le 25 juin 2010, un salarié de 37 ans est victime d’un accident du travail en chutant de 3,6 m à travers un plancher provisoire en cours de décoffrage.

Il a été reconnu consolidé de ses lésions le 20 octobre 2012, avec un taux d’IPP de 100%.

La Cour d’appel de Lyon, dans son arrêt, reconnaît l’existence d’un préjudice permanent exceptionnel de rupture identitaire, comme suit :

« Le traumatisme crânien dont a été victime M. Mustapha se trouve à l’origine d’une profonde rupture d’identité, voire d’une réelle dépossession de sa personnalité.
Son taux d’IPP a été fixé à 100% par l’expert qui relève en outre ’ un préjudice exceptionnel qui est préjudice de dépersonnalisation avec une perte identitaire car il est observé quelques éveils relationnels plus importants en présence de sa famille et de personnes connues’.
Ce préjudice découlant de la nature particulière et de la gravité de ses séquelles justifie le versement de la somme demandé de 20 000 €
 ».

2. Le récent jugement rendu par le Tribunal judiciaire de Paris, pôle social, 16 mai 2024, n°17/03156.

Une jeune femme a été victime d’un accident du travail, occasionnant un grave traumatisme crânien dont elle conserve d’importantes séquelles.

L’expert judiciaire a évalué son taux de déficit fonctionnel permanent à 83%, et a par ailleurs retenu que « cet accident a entrainé une profonde modification du projet de vie, du caractère, de la personnalité de Mademoiselle X. ».

Le Tribunal reconnaît l’existence d’un préjudice permanent exceptionnel de rupture identitaire, motivé comme suit :

« En l’espèce, il convient de rappeler que le retentissement permanent et singulier subi par la victime, cérébrolésée, caractérisé par la remise en cause perpétuelle de son existence et de son identité induite par les séquelles résultat d’un traumatisme grave de nature neurologique.
Madame X. produit la consultation d’un neuropsychologue qui indique que Madame X. est totalement repliée sur elle-même, isolée du monde extérieur, sans interaction et en proie à une forme d’anesthésie émotionnelle à l’égard des autres. Sur le plan des affects anxio-dépressifs, on relève un dégoût d’elle-même, de son image ainsi qu’une angoisse liée à sa vulnérabilité.
Ces éléments caractérisent un préjudice permanent exceptionnel que le tribunal répare à hauteur de 30 000 euros
 ».

Il sera noté le raisonnement du Tribunal qui retient un ensemble d’éléments permettant de caractériser ce préjudice :

  • Le rapport d’expertise judiciaire bien évidemment, qui reste un élément central de la réflexion du juge, mais aussi,
  • Des éléments très précis tirés du dossier médical communiqué par la victime : « la remise en cause perpétuelle de son existence et de son identité induite par les séquelles résultat d’un traumatisme grave ».

Il sera d’ailleurs observé que le Tribunal prend le soin de citer un compte rendu de consultation d’un neuropsychologue pour fonder l’existence d’un repli sur soi, l’absence d’interactions, une forme d’anesthésie émotionnelle, un dégout d’elle-même et de son image, et une angoisse liée à sa vulnérabilité.

Si on perçoit l’enjeu de la reconnaissance plus régulière à l’avenir de ce poste de préjudice, encore peu sollicité et reconnu, on pourrait également ambitionner de le voir s’étendre, tant s’agissant des victimes concernées que de sa consécration comme poste autonome au sein de la nomenclature Dintilhac.

II. La possible consécration étendue du préjudice exceptionnel de rupture identitaire.

A. Une extension du préjudice permanent exceptionnel de rupture identitaire aux victimes en état pauci-relationnel.

La caractérisation et l’indemnisation du préjudice permanent exceptionnel de rupture identitaire est actuellement de rigueur pour les victimes d’un grave traumatisme crânien présentant des séquelles importantes, si bien qu’il pourrait être envisagé qu’elle puisse faire l’objet d’une « extension » pour les victimes en état pauci-relationnel [6].

Il s’agit d’une situation neurologique, transitoire ou durable, caractérisée par une dépendance totale vis-à-vis des actes de la vie quotidienne et pendant laquelle l’expression de la vie relationnelle est réduite, inconstante d’un moment à l’autre, ou d’un jour à l’autre. La communication peut se limiter à une attention à l’environnement, et/ou à des réponses à des sollicitations simples (fermer les yeux de façon prolongée, serrer la main, lever un doigt…) tandis que l’obtention d’un code « oui/non » reste intermittente ou partiellement fiable. L’élaboration psychique est incertaine et probablement très réduite [7].

Les personnes placées dans cet état suite de la survenance d’un événement traumatique se retrouvent alors enfermées dans un corps presque immobile et souvent douloureux, sans contact ou en contact très limité et modifié avec le monde social.

Les atteintes au sentiment d’identité et les troubles dans la conscience de soi sont notamment décrits par le Docteur Hélène Oppenheim–Gluckman [8].

Elle explique entre autres qu’en raison des atteintes neurologiques et cognitives subies par une personne souffrant de lésions cérébrales graves, « le patient ne peut plus préserver le rapport qu’il avait jusqu’ici avec lui-même et le monde. Insupportable et inexplicable, cette perte engendre parfois un sentiment de dépossession qui va au-delà de la perte somatique et neuropsychologique » [9].

Ainsi, si la victime « en état de conscience » d’un traumatisme crânien peut ressentir une dissociation entre son ancien et son nouveau moi, éprouver un sentiment d’étrangeté par rapport à elle-même et avoir l’impression d’être un observateur extérieur de sa propre vie, on le conçoit d’autant plus d’une victime ayant perdu la maitrise de son propre corps.

Cette atteinte spécifique pourrait sembler prise en compte dans l’évaluation du déficit fonctionnel permanent.

Toutefois, tel qu’exposé précédemment, le déficit fonctionnel permanent, dans sa cotation, ne prend pas en compte le préjudice spécifique de rupture identitaire.

Une telle distinction opérée pour les victimes d’un traumatisme crânien « en état de conscience » trouve alors tout à fait, à fortiori, à s’appliquer aux victimes en état pauci-relationnel, dont le rapport à l’identité et la conscience de soi et d’autant plus altéré, quand bien même leur déficit fonctionnel permanent serait évalué à 100%.

B. La création de postes de préjudices prenant leur source dans la rupture identitaire.

Maître Emeric Guillermou a suggéré, lors de son audition par le groupe de travail Dintilhac, de créer une série de chefs de préjudice découlant des restrictions à la vie sociale subies par le traumatisé crânien [10] :

  • D’une part le préjudice de restriction de participation à la vie familiale, communautaire, sociale et civique (P.P.V.C.) ou encore « préjudice d’isolement social » subi par le traumatisé crânien qui viserait à réparer l’altération de la relation à autrui ou l’altération d’identité de la victime ;
  • D’autre part, le préjudice autonome au titre de la restriction à jouir des droits de l’homme garantis par les textes fondateurs (P.R.D.H.) ou encore de la perte d’accès aux droits (P.P.A.D.).

Il rappelle ainsi que le droit à la dignité est un droit fondamental [11] qui selon lui ne peut se retrouver dans aucun des postes de la nomenclature proposée.

Il souhaite ainsi que ces postes puissent remplacer l’actuel poste “Autres préjudices permanents” inclus dans la nomenclature proposée par le groupe de travail, s’agissant spécifiquement de ce qui est actuellement qualifié de préjudice permanent exceptionnel de rupture identitaire.

Pour ce faire, il propose des axes de réflexions sur la reconnaissance de ces postes de préjudices.

Tout d’abord s’agissant de l’identification, Maître Emeric Guillermou rappelle l’importance qui doit être donnée à certaines données telles que l’incapacité d’avoir une représentation de soi-même, l’enfermement psychique, et la conscience réflexive.

S’agissant ensuite de l’objectivisation de ces préjudices spécifiques, il recommande l’adaptation de la mission d’expertise face à une victime de traumatisme crânien, missionnant l’expert également pour l’évaluation d’une rupture identitaire et d’un isolement social caractéristique.

La reconnaissance des préjudices proposés ci-avant repose en effet sur une expertise médicale approfondie et pluridisciplinaire. Les experts doivent ainsi évaluer non seulement les séquelles fonctionnelles, mais aussi l’atteinte au sentiment d’identité de la victime, incluant des bilans neurologiques, évaluations neuropsychologiques et expertises psychiatrique permettant de décrire avec précision les manifestations cliniques spécifiques du préjudice de rupture identitaire, en expliquant en quoi elles dépassent le cadre du déficit fonctionnel permanent.

Dans le même esprit, le Docteur Amel Ghozia propose que soit réalisée une expertise situationnelle dans le cas des traumatisés crâniens dont l’état de consolidation ne peut encore être fixé. Elle suggère ainsi que soit appréciées les conséquences du handicap pour la victime « en situation », c’est-à-dire dans son environnement.

Pour ce faire, la mission d’expertise doit être adaptée et exiger de l’expert qu’il fasse une description de la situation de la victime dans cinq environnements distincts : les activités élémentaires de la vie quotidienne, les activités socio-professionnelles, les activités affectives ou familiales, les activités de loisirs, les activités scolaires et de formation.

Ce type d’expertise permettrait de prendre en compte, outre les aspects physiologiques des lésions traumatiques, l’ensemble des impacts des séquelles neurocognitives sur le quotidien du patient [12].

Charles Joseph-Oudin, Avocat Associé, et Amandine Chausse, Avocat, Barreau de Paris, Cabinet Dante
www.dante-avocats.fr
cjo chez dante-avocats.fr

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Notes de l'article:

[1Voir par exemple : « Le préjudice identitaire ou de dépersonnalisation », E. Guillermou, Gazette du Palais Gaz. Pal. 25 févr. 2014, n° 167u1.

[2Cass. 2e civ. , 16 janvier 2014, n°13-10566.

[3Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, dirigé par J-P.Dintilhac, juillet 2005, p.41.

[4Voir déjà en ce sens : Cass. 2e civ. 15 décembre 2011, n°10-26386.

[5Cass. Civ 2, 16 janvier 2014, n°13-10.566.

[6Gazette du Palais Gaz. Pal. 25 févr. 2014, n° 167u1.

[7« État pauci-relationnel et soins palliatifs », Thierry Sarraf, JALMALV, n°128, mars 2017.

[8« La pensée naufragée », Hélène Oppenheim–Gluckman, Ed Economica, 2014.

[9« Traumatisme crânien et préjudice permanent exceptionnel de rupture identitaire », A.Renelier, 19 sept. 2024.

[10« Traumatisme crânien et préjudice spécifique de dépersonnalisation », Emeric Guillermou, Déjeuners du droit du dommage corporel, 22 mars 2021.

[11Article 1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : « Toute personne a droit à son intégrité physique et mentale », relié au principe de dignité humaine.

[12« Expertise et santé : approche juridique conjointe des expertises médicale et sanitaire », Amel Ghozia, thèse Université Versailles Saint-Quentin en Yvelines, 2013, n°788, publiée le 23 février 2017 aux éditions LEH.

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