Prescription de l’article 2224 du Code civil et aggravation des nuisances sonores.

Par Christophe Sanson, Avocat.

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Explorer : # nuisances sonores # prescription quinquennale # aggravation du dommage # activité agricole

Ordonnance de référé du Tribunal judiciaire de Carcassonne du 7 avril 2022, n°21/00560.
En matière de nuisances sonores liées à une activité professionnelle, à quelle date doit-être fixé le point de départ du délai de la prescription quinquennale ?

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Dans une ordonnance du 7 avril 2022, le juge des référés du Tribunal judiciaire de Carcassonne a rejeté la fin de non-recevoir soulevée en défense par l’exploitant d’une activité agricole bruyante et affirmé que le point de départ de l’action en responsabilité personnelle était la manifestation du dommage ou son aggravation, cette dernière ouvrant droit à un nouveau délai de prescription quinquennale, et ce, peu importait la date d’apparition des premières nuisances.

Cette solution devrait rassurer les victimes de nuisances sonores liées à une activité professionnelle, qui n’auraient pas sollicité de référé expertise dans les cinq années suivant le début des troubles.

I. Présentation de l’affaire.

1° Faits.

Les époux Q. étaient propriétaires, depuis 1995, d’un château situé à proximité d’un terrain de culture de céréales et légumineuses, exploité par le groupement agricole d’exploitation en commun (GAEC) D., sur un terrain et des locaux appartenant à Monsieur I.

Les époux Q. se plaignaient de nuisances sonores liées au fonctionnement, en continu à la belle saison et de jour comme de nuit, des ventilateurs et extracteurs d’air utilisés par le GAEC D., afin de sécher l’ail et les oignons récoltés.

La réalité des nuisances avait été constatée par un procès-verbal de constat d’huissier ainsi qu’un rapport de mesures acoustiques réalisé par un bureau d’étude technique.

2° Procédure.

Le 16 décembre 2021, après des démarches amiables demeurées infructueuses, les époux Q. assignaient le GAEC D. devant le juge des référés, afin d’obtenir la nomination d’un expert judiciaire.

Par acte séparé du 23 février 2022, les époux Q. assignaient également Monsieur I. en intervention forcée, en sa qualité de propriétaire des locaux et du terrain, et sollicitaient la jonction des deux instances.

Aux termes de leurs conclusions en défense, le GAEC D. et Monsieur I. avaient conclu au rejet des demandes des époux Q. et soutenaient que :
- l’activité agricole était déjà exploitée dans les conditions actuelles avant 1995, date d’installation des époux Q. ;
- l’action des époux Q. était prescrite depuis juin 2013 ;
- le local d’où émanaient les nuisances sonores appartenait à Monsieur I., qui n’avait pas été appelé dans la cause.

3° Décision du juge.

Par une ordonnance du 7 avril 2022, le juge des référés du Tribunal judicaire de Carcassonne a rejeté les moyens soulevés par les défendeurs et :
- prononcé la jonction des deux instances admettant ainsi l’appel dans la cause du propriétaire des locaux et du terrain ;
- admis l’action des époux Q. ;
- fait droit à leur demande de désignation d’un expert judiciaire acousticien au visa de l’article 145 du Code de procédure civile.

II. Observations.

A. La fixation du point de départ de la prescription à la date d’aggravation du dommage, indépendamment de la date de première apparition des troubles.

Pour soutenir que l’action des époux demandeurs était prescrite, les défendeurs soutenaient que l’activité agricole litigieuse préexistait à la date d’installation de ces derniers, de sorte que les premières nuisances avaient commencé dès 1995.

Sur ce fondement, les défendeurs soutenaient que le délai de 30 ans, prévu par l’article 2272 issu de l’ancienne codification du Code civil, alors en vigueur, commençait à courir dès 1995.

Ils ajoutaient que, le 17 juin 2008, date de l’entrée en vigueur de la loi réformant les délais de prescription, la prescription quinquennale, depuis prévue par l’article 2224 du Code civil, trouvait donc à s’appliquer immédiatement, de sorte que l’action des époux Q. aurait été prescrite au 17 juin 2013.

Dans un premier temps, le juge des référés a statué sur sa compétence sur la question, et considéré qu’il pouvait être amené à examiner une fin de non-recevoir tirée de la prescription pour apprécier si le futur procès en germe était ou non manifestement voué à l’échec, au sens de l’article 145 du Code de procédure civile.

Puis, sans contester la préexistence de l’activité agricole à l’installation des époux Q., ni la durée des délais de prescription tri-décennale puis quinquennale, évoqués par les défendeurs, le juge des référés a rejeté le moyen tiré de la prescription de l’action.

Pour ce faire, le juge des référés a fait une interprétation souple de l’article 2224 du Code civil, qui prévoit que

« Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».

Ainsi, il a considéré que le point de départ de l’action en responsabilité extracontractuelle en application de l’article 2224 précité, était la manifestation du dommage ou de son aggravation, et que cette dernière ouvrait droit à un nouveau délai de prescription quinquennale, et ce, peu importait la date d’apparition des premières nuisances.

B. L’application au cas d’espèce et l’admission de la requête en référé instruction déposée par les époux Q.

Au cas d’espèce, le juge s’est fondé sur les conclusions des époux Q., ainsi que les propos tenus par Monsieur I., lors de l’audience de plaidoirie, pour caractériser une aggravation du dommage faisant courir un nouveau délai de cinq ans.

En effet, lors de l’audience du 10 mars 2022, le juge avait interrogé Monsieur I. sur son activité, et il était ressorti des réponses de ce dernier que le séchage initial de l’oignon, pratiqué de fin juillet à début août de chaque année, avait été complété, à compter de l’été 2020, par le séchage de l’ail, de fin juin à mi-juillet.

Cette nouvelle période de séchage de l’ail constituait ainsi une aggravation du dommage, faisant courir un nouveau délai de prescription quinquennale, expirant en 2025.

Tirant les conséquences de son raisonnement, le juge des référés a conclu que l’action des époux Q., initiée en décembre 2021, n’était pas prescrite, et que le futur procès en germe n’était donc pas manifestement voué à l’échec.

A juste titre, le juge des référés, qui demeure le juge de l’urgence et de l’évidence, a toutefois rappelé que la question de la prescription devrait être tranchée par le juge du fond, à l’occasion du recours que les époux Q. pourraient former, sur la base du rapport d’expertise judiciaire, afin d’obtenir la cessation des nuisances et la réparation des préjudices subis.

III. Conclusion.

Dans son ordonnance du 7 avril 2022, le juge des référés du Tribunal judiciaire de Carcassonne a rendu une décision protectrice des droits des victimes de nuisances sonores liées à une activité professionnelle, en reportant le point de départ de la prescription quinquennale à la date de l’aggravation des troubles.

Cette solution étend donc la durée pendant laquelle les victimes de nuisances sonores peuvent former une requête en référé expertise, afin de solliciter la désignation d’un expert judiciaire chargé de rédiger un rapport, sur la base duquel ils pourront ensuite, au fond, solliciter la cessation des nuisances ainsi que la réparation des dommages subis.

Cette affaire démontre également les risques liés à la présence des parties, lors de l’audience de plaidoirie.

En effet, Monsieur I., propriétaire du terrain et du local d’où émanaient les nuisances sonores, avait été troublé par les questions du juge des référés, ce qui l’avait conduit, bien malgré lui sans doute, à admettre qu’une nouvelle période de séchage de l’ail avait commencé à compter de l’été 2020 ; détail chronologique essentiel en l’espèce, car ayant conduit au report du point de départ de la prescription.

Christophe Sanson,
Avocat au Barreau des Hauts-de-Seine

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