Les patrons des bigs techs sont particulièrement prompts à partager leur vision du monde, même lorsqu’ils ne sont pas particulièrement sollicités pour le faire. Ces manifestations, souvent auto-réalisatrices et teintées d’égotisme, pourraient prêter à sourire si ces entrepreneurs ne disposaient pas d’une convergence de moyens très substantiels pour leur donner la capacité de concrétiser leurs ambitions. Bien heureusement, les stratégies, même les plus sophistiquées, ne produisent pas nécessairement les résultats attendus face au choc de la réalité.
C’est ainsi qu’en baptisant en 2021 le futur de l’Internet mobile et des interactions sous la marque de « métavers », Mark Zuckerberg a incontestablement lancé une de ces vagues technologiques numériques [1], dont le comportement a été théorisé par la société de conseil Gartner sous la forme de « cycle de la hype » [2]. Presque 3 années plus tard, le recul est déjà suffisant pour évaluer la qualité des discours qui nous ont été assenés sur le sujet, prophétisant notre immersion de plus en plus banalisée dans des mondes virtuels. Et il faut admettre qu’assez peu (voire aucune) nouvelle application pratique de masse n’a émergé dans nos quotidiens et encore moins dans le domaine, particulier et sensible, de la justice.
Nous commencerons donc par chercher à définir la notion très vague de métavers (1) et rappeler ses généreuses promesses (2). Nous évoquerons ensuite son impact dans le domaine de la justice (3) ainsi que la manière dont les régulateurs européens s’en sont saisis (4). Nous conclurons sur le manque notable de substance qui a marqué ces débats et la difficulté de tracer un avenir probable (5).
1. L’immersion : un sujet bien connu de l’industrie numérique.
Aucune définition unique et partagée n’existe pour définir avec suffisamment d’exactitude un métavers. Il conviendrait donc mieux d’employer le pluriel, afin de couvrir la pluralité des propositions, qui concourent toutes à immerger des utilisateurs dans un monde virtuel, persistant et potentiellement interconnectable avec d’autres mondes. La miniaturisation des divers matériels informatiques (ordinateurs, casques, lunettes et autres objets connectés), en plus de l’augmentation toujours croissante puissance de calcul des processeurs (notamment graphiques) ajouté à la convergence avec d’autres technologies (blockchains, intelligence artificielle) ont également participé à concrétiser la mise en œuvre d’un monde numérique parallèle.
Le métavers : une notion à définir au pluriel.
Les amateurs de jeux vidéo ont certainement été parmi les moins impressionnés de l’emballement autour du métavers, pour fréquenter maintenant depuis des décennies diverses formes de mondes virtuels. Ils ont ainsi vu très rapidement qu’il ne s’agissait que d’un coup marketing, ayant l’ambition de généraliser l’application de différentes technologies immersives à des finalités nouvelles, comme le commerce électronique ou l’échange social [3].
Ce « coup » a donc créé un assez vaste brouillard épaissi par l’absence d’une définition partagée d’un métavers. Aucun consensus n’a en effet été atteint entre les différentes parties prenantes (recherche et industrie), même si les organismes de standardisation technique (ISO et IEEE notamment) cherchent bien à isoler ce qui pourrait caractériser la convergence d’un ensemble de technologies, logicielles et matérielles, à des fins d’immersion de leurs utilisateurs.
Si l’on devait tenter de circonscrire le sujet, ces « méta-univers » pourraient être sommairement décrits comme des mondes virtuels, connectés à un réseau informatique, accessibles par une interface immergeant leurs utilisateurs dans une simulation graphique rendant possible les interactions avec leur environnement et d’autres utilisateurs (réels ou artificiels).
Les caractéristiques des métavers et le rôle central de l’immersion.
Nous reviendrons plus tard sur les solides confusions avec d’autres technologies, comme les blockchains et le web3, entretenues par des experts de l’instant pour nous concentrer sur le cœur de l’expérience offerte par les métavers qui pourrait être caractérisée par les trois éléments suivants :
• l’immersion : allant d’une simple représentation en 2 dimensions (2D) à une expérience sensorielle complète avec des dispositifs physiques, restituant l’impression d’une présence réelle ;
• la convergence : d’une part avec des effets des actions dans le monde virtuel pouvant devenir sensibles dans le monde réel et inversement ; d’autre part avec des mondes virtuels s’interconnectant progressivement ;
• la persistance : avec des univers virtuels continuant de « vivre » même lorsque l’utilisateur est hors ligne.
Rappelons que pour l’industrie vidéo-ludique, améliorer l’immersion des joueurs est une vieille ambition pour laquelle elle a acquis une importante expertise, car essentielle pour fidéliser leurs joueurs. Cette immersion pourrait être définie comme « la sensation d’être entouré d’une réalité totalement différente, aussi différente que l’air peut l’être de l’eau, qui capte toute notre attention, tous nos sens perceptifs » [4]. Des graphismes en pixels grossiers des premières consoles et ordinateurs de la fin des années 1970 et du début des années 1980 en 2D aux réalisations en 3D dans les jeux qualifiés aujourd’hui de AAA (« triple-A »), un chemin considérable a été parcouru. Les MMO (« Massively Multiplayer Online » – jeux massivement multijoueurs) et les MMPORG (« Massively Multiplayer Online Role Playing Games » – jeux de rôle massivement multijoueurs en ligne) ont déjà permis de réunir depuis bien longtemps dans des univers originaux des milliers, voire des millions, de joueurs du monde entier, partageant une même expérience ludique en temps réel [5]. La clé du succès de tels jeux repose sur le réalisme de la reproduction d’un environnement (réel ou imaginaire) et donnant aux gamers le sentiment de vivre des situations « de l’intérieur ».
Des ambitions ravivées par les évolutions technologiques.
Les ambitions dans le domaine ont naturellement augmenté au fur et à mesure de la sophistication des technologies de l’information (informatique et réseaux). La puissance de calcul des microprocesseurs, notamment des cartes graphiques, a rendu possible la production d’images et de vidéos en très haute résolution, ainsi que la simulation d’univers en 3D de plus en plus réalistes générés en temps réel avec des techniques de calcul optique comme le ray tracing. Cette puissance de calcul et de modélisation a également permis de produire de véritables « jumeaux numériques » de n’importe quel objet physique, permettant des simulations et des modélisations dans les secteurs industriels ou de la santé.
Toujours du côté matériel, les capacités des réseaux informatiques, qui ont été mondialisées avec le développement d’Internet et accélérées avec des débits ne cessant de s’améliorer, ont aussi rendu crédible une connexion permanente, non seulement à partir de stations informatiques fixes mais également de terminaux de plus légers. C’est ainsi que la convergence avec le développement de la téléphonie mobile, des objets connectés (Internet of Things – IOT) et les réseaux 5G (et 6G) a décuplé les possibilités d’ouverture de ces univers virtuels. La sensation d’immersion dans les réalités virtuelles (immersion complète), augmentées (incluant des contenus virtuels dans l’environnement réel) et mixtes (mélangeant objets virtuels et réels) ont été décuplées non seulement avec des casques de plus en plus ingénieux, mais également des matériels produisant des sensations physiques (comme des gants avec des retours haptiques). Nous n’évoquerons pas ici les ambitions de connexion directe d’ordinateurs sur des cerveaux qui représentent une nouvelle frontière questionnée et questionnable.
Du côté logiciel, les progrès des systèmes d’IA depuis 2010 ont également enrichi le comportement d’avatars synthétique ou la simulation d’environnements. Nous reviendrons également sur les blockchains, qui ont cherché à rendre fiables les transactions virtuelles de ces univers et ont conduit au développement du concept de web version 3.0 (web3) décentralisé, succédant au web 2.0 (social et centralisé sur des plateformes).
2. Le métavers vu par Zuckerberg : immerger les utilisateurs… pour les éloigner des systèmes d’exploitation graphiques.
La vision de Mark Zuckeberg du métavers a non seulement initié la vague technologique, mais a également cherché à donner une centralité aux ambitions de Meta. Or, moins qu’une nouvelle interface à ses réseaux sociaux, Zuckerberg a probablement tenté de s’arroger le monopole du dialogue entre les humains et les machines informatiques.
L’enjeu central de la maîtrise de l’interface humain-machine.
Qu’est-ce que Zuckerberg a cherché à imposer par cette stratégie ? Il a été beaucoup écrit et spéculé sur les ambitions du dirigeant de Meta, comme celle de s’imposer comme l’intermédiaire incontournable entre les utilisateurs et la toujours plus vaste gamme de services numériques (pour « travailler, jouer, apprendre, faire du shopping, créer et plus encore » [6]). Mais un ressort de ces ambitions a été peut-être sous-estimé : celui d’incarner en réalité une nouvelle génération de système d’exploitation apte à centraliser (et monétiser) tous les usages de l’informatique, en nous rendant encore plus dépendant en développant une interface mettant en scène une représentation idéalisée de notre personne (l’avatar).
Dès 1968 lors de sa célèbre démonstration [7], Douglas Engelbart avait tracé le chemin d’une première transition majeure d’interfaces textuelles vers des interfaces graphiques pour interagir avec des ordinateurs. Engelbart a probablement été le premier à poser les bases d’une meilleure immersion et d’une meilleure expérience, en misant sur l’ergonomie du matériel (il est l’inventeur de la souris) et de la présentation d’information (il avait préfiguré à la fois les interfaces graphiques et le lien hypertexte).
Zuckerberg a cherché à miser sur l’immersion comme nouveau ressort d’attraction (pour ne pas dire d’addiction [8]) afin de s’imposer, à l’image de Microsoft avec Windows ou Apple avec ses xOS, comme une nouvelle génération d’intermédiaire obligé entre les individus et la machine. Mais aussi (et surtout) entre les individus eux-mêmes en servant de cadre d’accueil à la vaste gamme de nos interactions quotidiennes (notamment sociales, ludiques ou commerciales).
Le succès des larges modèles de langage pour s’imposer comme intermédiaires entre humains et machines.
Il est vrai que les systèmes d’exploitation graphiques sont globalement restés bloqués dans leur logique des années 1980 : des progrès considérables ont bien sûr été réalisés en qualité de présentation, mais nous continuons à ouvrir des fenêtres, dérouler des listes pour choisir des options et cliquer sur des icônes. Zuckerberg a probablement pressenti qu’en tirant aussi parti de la meilleure performance des matériels, l’utilisation quotidienne de l’informatique pourrait aussi bénéficier d’une meilleure attractivité en exploitant les opportunités offertes par la réalité augmentée et la réalité virtuelle. Mais cette vision a probablement été trop précoce et en trop grand décalage avec les attentes contemporaines des utilisateurs.
Ceux qui semblent s’être imposés dans cette ambition sont, sans s’y attendre, les nouveaux acteurs opérant de larges modèles de langage. Ce que ChatGPT a réussi est autant la production d’un contenu synthétique convaincant que la capacité d’interagir sans apprentissage préalable avec un ensemble complexe de modèles d’intelligence artificielle au travers d’instructions en langage naturel. Quoi de plus naturel en effet que de converser ? C’est le cœur de la proposition de nouveaux objets informatiques comme le Rabbit r1 qui se présente en interface simplifiée et unique pour réaliser toutes nos tâches quotidiennes [9]. Et c’est peut-être aussi une des raisons pour laquelle les regards se sont détournés rapidement des métavers : là où les promesses de Zuckerberg ne se sont pas traduites par des productions convaincantes, OpenAI a mis à disposition du plus grand nombre un outil perçu comme réellement et immédiatement utile.
Il serait toutefois trop hâtif de réduire le concept d’univers virtuel a un coup marketing. Comme l’intelligence artificielle a affronté deux « hivers » depuis les années 1950 et a dû attendre une très forte disponibilité de données et des meilleurs processeurs pour réellement s’ancrer dans notre quotidien, une meilleure adéquation entre matériel (miniaturisé et pratique) et logiciel (avec des services pratiques et efficaces) rendra probablement le concept de métavers plus crédible et exploitable. Rappelons-nous aussi, en matière de réalité augmentée, les lunettes Google (Google Glass) lancées en 2011 et abandonnées en 2023 : après avoir suscité un premier vent d’enthousiasme, puis déçu, le marché des lunettes connectées n’a pas tout à fait disparu avec l’apparition d’offres et d’autres propositions (Meta, Snapchat). Mais ce qui sera peut-être devenu un jour techniquement faisable sera-t-il souhaitable ?
3. La Justice saisie par les métavers.
Nous traiterons de deux questions distinctes s’agissant de l’impact des métavers sur la justice : celle de la justice se tenant dans des environnements virtuels, au travers d’audiences immergées en tout ou partie dans des métavers, et celle de l’exercice de droits dans des environnements virtuels, avec les difficultés liées au traitement des contentieux pouvant naître dans des espaces immatériels.
Rendre justice dans des environnements virtuels.
La crise sanitaire du Covid au début 2020 avait déjà relancé avec vigueur l’intérêt d’une justice et d’audiences totalement dématérialisées, en adaptant les règles de procédure. Des auteurs comme Richard Susskind ont développé depuis des années une vision très libérale d’une justice en tant que service moins qu’une œuvre. [10]. Argumentant en faveur d’une pleine utilisation des nouvelles technologies à disposition, dont l’intelligence artificielle, la téléprésence, la réalité augmentée, la réalité virtuelle et l’emploi avancé de la résolution de litiges en ligne, Susskind imagine un modèle de tribunal en ligne adaptable au monde entier, arguant que 54% de la population n’a pas aujourd’hui accès à une protection par la loi. Du côté de la recherche, le laboratoire de cyberjustice de Montréal a également acquis une longue expérience sur l’impact des technologies dans la tenue des audiences [11]. La question des métavers a notamment été abordée lors de la conférence Cyberjustice Europe 2023 à Strasbourg, co-organisée par le laboratoire de Montréal, l’IERDJ et le Conseil de l’Europe [12].
De manière un peu moins spéculative, des entreprises ont déjà développé des solutions technologiques captant le mouvement des yeux et les expressions faciales, afin de pouvoir les retransmettre dans un environnement simulé [13]. Sur la base de technologies immersives, un procès expérimental et fictif s’est également tenu au tribunal judiciaire de Paris en 2023, mettant en scène des vrais magistrats et avocats munis de casques de réalité virtuelle et interagissant dans une salle dématérialisée [14]. Diffusé sur un écran dans une salle bien réelle, l’audience correctionnelle mettait en scène le procès d’Elin Mask, poursuivi pour avoir harcelé une jeune femme dans la rue de la ville virtuelle de Melonville et lui avoir volé un tableau de grande valeur (un NFT valorisé en cryptomonnaie locale, les meloncoins). Enfin, il lui était également reproché d’avoir suspendu arbitrairement le compte de sa victime sur le réseau social Qwitter, pour l’empêcher de s’exprimer, et en bloquant la publication d’un article dans le journal Mediaport. Moins que la condamnation à un bannissement de deux mois du métavers (et à la relaxe du même prévenu fin 2023, l’audience d’appel étant jouée à cette fois-ci à la Maison du Barreau), c’est le retour d’expérience des professionnels qui mérite intérêt : en mettant de côté les inévitables bugs techniques (un procureur envoyant des cœurs au moment de son réquisitoire), les témoignages des professionnels s’étant prêté au jeu sont contrastés. Si le président d’audience a paru avoir presque oublié d’être plongé dans un monde virtuel, d’autres participants ont le sentiment d’avoir perdu en naturel, avec l’exigence d’une particulière concentration. La possibilité de reconstitution de scènes apparaît en revanche comme un avantage nouveau et apprécié. D’autres expérimentations ont eu lieu, associant des étudiants, comme à la Cour administrative d’appel de Lyon [15].
S’il semble trop hâtif de tirer des conclusions définitives d’expériences isolées, la dématérialisation des audiences ouvre des champs de réflexions à instruire dès maintenant, afin de pouvoir anticiper la manière de garantir un procès équitable dans de nouveaux environnements. Sans rejeter mécaniquement le principe d’audiences uniquement en téléprésence ou dans des salles reconstituées en 3D, il faut bien admettre que la symbolique et le rituel judiciaires ne sont pas une survivance d’un passé folklorique. La forme de la salle d’audience, la place des parties, les habits des professionnels, l’ordre de prise de parole, tout concourt à organiser l’espace pour garantir les équilibres, mettre en scène la conflictualité et le dénouement, rétablissant le lien social [16]. Le passage au métavers doit conduire à nous interroger, avant toute chose, sur la valeur ajoutée d’une telle transition et s’intéresser, moins qu’à une hypothétique réingénierie d’un tel rituel dans un univers en 3D, à l’hybridation entre réel et virtuel, notamment en vue d’administrer des preuves dématérialisées.
Exercer des droits dans des environnements virtuels.
Sur le fond, en effet, les métavers sont aussi des lieux où les droits et libertés devraient pouvoir être pleinement garantis, selon le principe développé par la Cour européenne des droits de l’homme garantissant de manière équivalente les droits en ligne et hors ligne [17]. Les spécificités de cet environnement numérique (son affordance [18]) conduisent toutefois à nuancer un simple transfert de principes du réel au virtuel, pour constater qu’un certain nombre d’interprétations, adaptations et précisions seront vraisemblablement nécessaires pour répondre aux nouvelles situations nées dans ce contexte [19]. Parmi les difficultés communes à instruire, se posent tout d’abord la question de compétence matérielle et territoriale des juridictions dans les domaines du droit pouvant être concernés, tels que le droit des biens, le droit fiscal, le droit du travail et encore le droit d’auteur.
En matière pénale, s’est posée la question de la caractérisation de l’élément matériel des infractions. Ainsi, il a pu être allégué des viols ou agressions sexuelles dans des environnements virtuels en 2022 et 2024 [20], le premier cas ayant reçu une certaine médiatisation datant de 1993 [21]. Juridiquement, l’élément matériel caractérisé dans ces affaires ne permet pas de qualifier au sens des prévisions de la loi le crime de viol [22]. Un avatar n’est en effet qu’une représentation immatérielle d’un individu, composée à son plus bas niveau de signaux électriques, non assimilable à un corps humain. Pour autant, les harcèlements et atteintes décrites ont bien eu un effet extrêmement sensible sur les victimes et les poursuites pourraient probablement s’orienter vers d’autres qualifications, comme le harcèlement sexuel aggravé par sa commission sur un service de communication au public en ligne [23] ou d’outrage sexiste [24]. Les sanctions encourues s’avèrent toutefois bien moindre que des atteintes aux personnes.
En matière civile, ce sont d’autres séries de questions qui ont émergé, comme la pertinence de qualification de contrefaçon d’images de sac Hermès customisés par un artiste sans accord de la marque et converti en jeton non fongible [25]. Un tribunal de New York a reconnu le préjudice subi par Hermès en condamnant l’artiste à 133 000 dollars de dommages-intérêts, estimant que la contrefaçon était bien établie, en plus du cybersquatting pour avoir eu recours au nom de domaine metabirkins.com [26]. Toujours en matière civile, des questions se sont également posées en ce qui concerne la capacité de saisir des avoirs numériques ou encore de dresser des constats : de quel type de lieu virtuel s’agit-il ? Public ou privé ? Comment figer les constatations, notamment quand un casque de réalité virtuelle est obligatoire pour accéder au lieu ? Comment constater des achats, notamment en NFT ? Si des solutions se dessinent bien [27], les contraintes liées à la territorialité ne rendent pas nécessairement trivial ces opérations et créent une réelle insécurité juridique, justifiant l’intervention des régulateurs supra-nationaux.
4. Les métavers saisis par les régulateurs européens.
Il sera traité successivement l’engagement de l’Union européenne dans le domaine du « web 4.0 et des mondes virtuels » et celui du Conseil de l’Europe, avec un rapport conjoint produit avec l’IEEE Standards Association (IEEE SA) [28]. Ces travaux identifient à la fois les opportunités et les risques, notamment dans des domaines comme la santé, l’éducation ou l’industrie, et considèrent globalement comme acquis une poursuite du développement de ces technologies. À ce stade, aucun nouvel encadrement juridique contraignant spécifique aux métavers ne semble envisagé par les régulateurs européens.
L’Union européenne : placer l’Europe à l’avant-garde des mondes virtuels.
La Commission européenne a adopté le 11 juillet 2023 une stratégie sur le web 4.0 et les mondes virtuels, dans le cadre plus large des politiques d’appui au développement d’environnement numérique ouvert, sécurisé, digne de confiance, équitable et inclusif du programme d’action pour la décennie numérique [29]. D’un point de vue terminologique, la Commission emploie le terme « mondes virtuels », réservant le terme de « Métavers » à l’interconnexion de mondes virtuels [30]. Elle lie, de plus, les mondes virtuels à l’avènement d’un « web 4.0 », intégrant « les objets et environnements numériques et réels, ainsi qu’une amélioration des interactions entre l’homme et les machines » et constituant « une transition technologique majeure vers un monde interconnecté sans discontinuité, intelligent et immersif » [31]. Anticipant un changement de la façon de vivre de la société avec les mondes virtuels, la stratégie vise à développer des opportunités fidèles aux valeurs de l’UE, tout en prévenant les risques.
Concrètement, la stratégie développe 4 piliers : le développement des compétences, le soutien à l’industrie, le soutien à des services publics virtuels et l’élaboration de normes mondiales favorisant l’interopérabilité. La vision de la Commission est donc très optimiste s’agissant des opportunités offertes par ces environnements virtuels, en s’appuyant notamment sur 23 recommandations émises par un panel de citoyens européens visant à construire des mondes virtuels équitables et centrés sur les individus [32]. La croissance économique espérée est qualifiée d’exponentielle, avec des projections de croissance valorisées à 800 milliards d’euros et la création de 860 000 emplois [33].
L’application de ces technologies à la justice ne sont pas développées. Les principaux domaines d’application identifiés sont la santé, pour la formation des étudiants et simuler des interventions, la transition écologique, afin d’étudier les effets du réchauffement climatique, l’industrie, l’art et le design ainsi que l’enseignement. Aucune réglementation contraignante, du type de celle développée pour l’intelligence artificielle, ne semble envisagée par la Commission à ce stade, y préférant des mesures sectorielles. Un rapport du Centre commun de recherche (Joint Research Center) traite également de la question de la nouvelle génération de mondes virtuels en insistant sur la convergence des technologies (réalité virtuelle, réalité augmentée, blockchains, systèmes cyber-physiques, IA et réseaux 5G au sein d’un web 3.0) [34].
Le Conseil de l’Europe : étude de l’impact sur les droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit.
En janvier 2024, le Conseil de l’Europe a publié une version abrégée d’un rapport [35] réalisé conjointement avec l’IEEE SA, mobilisant une cinquantaine d’experts de différents domaines. Pour mémoire, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) avait encouragé en 2022, au travers d’une résolution [36], l’étude de l’impact du métavers en passant en revue les systèmes et normes existants. Le rapport de 2024 examine donc les effets potentiels des métavers sur les droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit et entend présenter un aperçu des défis et des opportunités posés par la convergence de cet ensemble de technologies émergentes, dont le concept et la définition sont encore appelés à évoluer.
Le rapport identifie les apports dans le domaine de l’éducation, des soins de santé et des interactions sociales, mais également des risques pour la vie privée, la propriété intellectuelle, la modération de contenus, la santé mentale, l’inclusion et la démocratie. Les risques d’exploitation abusive de données, de discriminations illégitimes, d’exclusions et de nouvelles formes de cybercriminalité sont également mis en lumière. Les rédacteurs du rapport plaident pour une réponse mondiale à ces enjeux, coordonnée et fondée à la fois sur des principes éthiques et des normes juridiques élevées, les droits de l’homme devant constituer le cadre et la base de l’innovation. S’agissant particulièrement du domaine de la justice, le rapport traite de la répression des infractions commises dans cet environnement virtuel, anticipant la mise en place « d’unités de police virtuelles ».
En toute hypothèse, le rapport souligne la nature transfrontalière des métavers, qui complexifie l’encadrement juridique et appelle à une collaboration internationale renforcée pour établir des normes et des lignes directrices qui protègent les utilisateurs tout en favorisant l’innovation. Pour ce qui concerne l’Europe, le rapport rappelle l’obligation positive reposant sur les États parties à la Convention européenne des droits de l’homme : même si l’influence des métavers sur l’État de droit, la démocratie et les droits humains reste encore difficile à évaluer, ils devront parvenir faire respecter les cadres juridiques applicables tant aux acteurs publics que privés.
5. Les métavers : l’avenir encore bien improbable d’un objet restant à définir.
Après un emballement résultant de l’annonce de Zuckerberg, l’engouement pour le sujet paraît s’être essoufflé tant auprès du grand public que des professionnels dès mars 2022 (il suffit de se référer au taux de recherche du terme Metaverse sur Google).
Le choc de la réalité est souvent le meilleur juge de paix s’agissant des technologies, permettant de faire le tri entre les annonces et les cas d’usage présentant une réelle valeur ajoutée. Un effort de définition sera probablement indispensable pour mieux circonscrire la notion de métavers et s’écarter du concept que Meta a entendu définir.
L’effet de mode retombé, que reste-t-il ?
Comme le rappelait très justement l’avocat Adrien Basdevant en 2022 en pleine effervescence des mondes virtuels : « Chaque jour, les mots NFT, web3, métavers, sont juxtaposés pour créer le prochain titre d’une conférence ou utilisés de manière quasi-interchangeable. Ces termes marketing clivent, certains y croient, d’autres non [37]. » L’effet de mode étant maintenant globalement retombé, nous mesurons bien la très grande confusion qui a régné dans le domaine, la « croyance » remplaçant la démonstration concrète et fondée de bénéfices mesurables. Les termes vagues et accrocheurs ont embarqué leur lot de spéculations et nouveaux fantasmes, comme nous y a déjà bien habitué l’intelligence artificielle. Les promesses de valorisation ont donné le vertige, mais qu’en reste-t-il ? Des entreprises, pour se donner une image de modernité, avaient organisé des campagnes de recrutement dans un environnement graphique relevant plus d’une mauvaise copie des « Sims » ou de « Second Life » que d’un réel univers[C. Chalan, Du métavers au métawork : chronique d’un burn-out annoncé, Usbek & Rica, n°36, 2022], mais pour autant assiste-t-on aujourd’hui à une ruée en ligne ?
Les conclusions d’une mission exploratoire conduite en 2022 par Camille François, Adrien Basdevant et Rémi Ronfard [38] pour le gouvernement conduisaient alors à identifier plusieurs axes stratégiques et enjeux pour la France dans le domaine des métavers, au travers de 10 pistes de réflexion, dont la nécessité de résister aux visions réductrices portées par des campagnes marketing influentes comme celles de Meta. Cette mission soulignait déjà l’importance de la définition et de l’interopérabilité des métavers. Le rapport du Conseil de l’Europe et de l’IEEE SA constatait également les difficultés à circonscrire l’objet « métavers » et s’interrogeait, très justement, si les enjeux autour de ces métavers différaient fondamentalement, d’autres technologies et environnements (Internet, IA, jeux, plateformes sociales).
Les métavers face au choc de la réalité.
À l’évidence, Zuckerberg a cherché à attirer, comme le joueur de flûte de Hamelin [39], les acteurs de l’économie numérique sur un chemin bien hasardeux. Les spécialistes en interfaces homme/machine (IHM – ou en UX, expérience utilisateur) le savent depuis longtemps : la maîtrise de raccourcis clavier pour réaliser une opération dans un logiciel est souvent plus efficace que la recherche des menus adéquats avec la souris… avons-nous réellement besoin de nous glisser dans un avatar pour être plus efficace dans notre relation avec une machine ? La fracture numérique ne sera-t-elle pas aggravée avec des matériels de réalité virtuelle, dont l’on connait aujourd’hui les effets sur une proportion non négligeable de la population, assez comparables au mal des transports [40] ? Et, enfin, l’immersion ne fonctionne-t-elle pas dans les jeux pour la distance qu’elle procure avec la réalité et les contraintes du quotidien ? Avant de spéculer sur les conditions pour tenir des audiences se déroulant à peu près correctement dans des mondes virtuels, il convient donc de traiter avec discernement ces questions tout à fait prioritaires.
Une voie d’usage restant à définir.
L’ambition de développer un jumeau numérique de notre monde devrait aussi nous préoccuper très sérieusement : transformer le monde en données, c’est le convertir dans une matière pouvant être manipulée, exploitée par le calcul et contrôlée par des opérateurs ne présentant aucune garantie démocratique. Devons-nous ainsi concéder une emprise totale sans réflexion approfondie et au seul prétexte de l’innovation et du progrès ? Le sujet des métavers est donc à prendre tout à fait au sérieux pour ce qu’il peut être susceptible de bouleverser nos régimes politiques et la manière dont nous devrons parvenir à conserver des « angles morts » dans le panoptique [41] en train de se construire.
La démonstration d’Engelbart en 1968 de son NLS (oNLine System) avait déjà conduit à nombre de réactions prudentes, conservatrices et pessimistes [42]. Même ce n’est pas cet exact système qui a été employé, c’est cette vision qui a défini notre rapport actuel aux ordinateurs en privilégiant l’intelligence augmentée (la connexion entre individus) à l’intelligence artificielle (la simulation d’un cerveau solitaire). Quelque chose ressortira donc de cet emballement : moins qu’une immersion permanente à la Matrix ou semi-permanente à la Ready Player One, c’est probablement autour de la réalité mixte que des développements pertinents arriveront à se consolider. Une fois les matériels correctement miniaturisés et connectés, nous pourrons peut-être plus facilement inclure de la réalité augmentée dans notre quotidien au travers de matériels qui transformeront ou se substitueront à nos smartphones. Dans le domaine de la justice et particulièrement à l’audience, l’administration de preuves par ces moyens nouveaux, pour des contentieux ou des affaires justifiant ces usages, mériterait certainement bien plus notre intérêt prospectif qu’une audience entièrement virtualisée dont la valeur ajoutée reste à démontrer. L’immersion de témoins protégés ou de détenus dans la salle d’audience réelle où ils sont présentés pourrait aussi être une voie d’usage permettant d’améliorer les solutions de téléconférence.