Le principe de non-rétroactivité.
De manière générale, la loi ne produit d’effets que pour l’avenir, conformément au principe énoncé à l’article 2 du Code civil. Ainsi, une loi ne peut théoriquement pas s’appliquer à des situations antérieures à son adoption.
En matière fiscale, la question de la rétroactivité s’apprécie en fonction de la date dite du « fait générateur » de l’impôt. À titre d’exemple :
- En matière d’impôt sur le revenu, le fait générateur se situe au 31 décembre de l’année concernée. Les règles peuvent donc être modifiées jusqu’au 31 décembre de l’année en cours, sans que cette modification ne soit considérée comme véritablement rétroactive d’un point de vue juridique. Ainsi, une hausse d’impôt votée le 31 décembre 2024 aurait pu valablement s’appliquer aux revenus générés depuis le 1ᵉʳ janvier 2024. C’est ce qu’on appelle la « petite rétroactivité ».
- En matière d’impôt sur les sociétés, le fait générateur se situe à la date de clôture de l’exercice social de la société. Ce sont donc les dernières règles en vigueur à la date de clôture de l’exercice qui déterminent le résultat imposable. Ainsi, si une société clôture son exercice après l’entrée en vigueur de la nouvelle loi de finances, cette dernière s’appliquera par principe à cet exercice.
- En matière d’impôt sur la fortune immobilière, le fait générateur se situe au 1ᵉʳ janvier de l’année d’imposition.
Les exceptions au principe de non-rétroactivité.
Ce principe de non-rétroactivité, bien que fondamental, n’a qu’une valeur législative du point de vue juridique. Le législateur est donc susceptible d’adopter des lois rétroactives, sous certaines conditions. Ce n’est qu’en matière de sanctions et punitions que la rétroactivité est strictement prohibée [1].
Le Conseil constitutionnel, chargé de contrôler la conformité des lois de finances à la Constitution, a précisé les conditions dans lesquelles une loi fiscale pouvait rétroagir. Depuis 1980, le Conseil impose une condition clé : la rétroactivité doit être justifiée par un « motif d’intérêt général ». Cette exigence a été progressivement durcie au fil du temps à travers plusieurs décisions marquantes.
- 22 juillet 1980 : le Conseil établit l’exigence de « raisons d’intérêt général » pour justifier la rétroactivité d’une loi [2],
- 29 décembre 1986 : le Conseil confirme la possibilité de recourir à une mesure rétroactive en matière fiscale sous réserve d’un motif d’intérêt général [3],
- 18 décembre 1998 : le Conseil précise que le motif d’intérêt général doit être « suffisant » pour limiter les abus de rétroactivité fiscale [4],
- 14 février 2014 : en ligne avec la jurisprudence de la CEDH [5], le Conseil exige désormais un motif « impérieux » d’intérêt général pour justifier la rétroactivité [6],
- 5 décembre 2014 : le Conseil énonce que la « volonté du législateur d’augmenter les recettes fiscales ne constitue pas un motif d’intérêt général suffisant » [7].
Quelques exemples concrets.
Un premier exemple rassurant : la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus.
La loi de finances pour 2012 du 28 décembre 2011 a instauré une contribution exceptionnelle sur les hauts revenus (CEHR). Cette contribution devait s’appliquer à compter de l’imposition des revenus de l’année 2011 et pour une durée de deux ans, avant finalement d’être maintenue jusqu’à ce que le déficit public soit ramené à zéro.
La CEHR repose sur le revenu fiscal de référence du foyer fiscal, intégrant l’ensemble des revenus, y compris ceux ayant fait l’objet d’un « prélèvement forfaitaire libératoire ».
Un contribuable a contesté l’application de cette contribution à ses revenus de l’année 2011, en soutenant que celle-ci portait atteinte au caractère libératoire des prélèvements déjà acquittés sur les revenus de son patrimoine.
Saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel [8] a rappelé que le législateur « ne saurait, sans motif d’intérêt général suffisant, ni porter atteinte aux situations légalement acquises ni remettre en cause les effets qui peuvent légitimement être attendus de telles situations ». Il a ensuite distingué selon que les revenus avaient été soumis ou non à un prélèvement libératoire.
- Pour les revenus n’ayant pas fait l’objet d’un prélèvement forfaitaire libératoire, le Conseil a considéré qu’il s’agissait, sans surprise, d’un cas de petite rétroactivité fiscale qui ne portait pas atteinte aux garanties constitutionnelles.
- En revanche, pour les revenus ayant fait l’objet d’un prélèvement forfaitaire libératoire, le Conseil a considéré que le contribuable pouvait légitimement s’attendre à être définitivement « libéré » de l’impôt, sans avoir à être inquiété par une loi postérieure. C’est à cette occasion que le Conseil a jugé que « la volonté du législateur d’augmenter les recettes fiscales ne constitue pas un motif d’intérêt général suffisant pour mettre en cause les effets qui pouvaient légitimement être attendus d’une imposition à laquelle le législateur avait conféré un caractère libératoire pour l’année 2011 ».
Un second exemple inquiétant : la contribution exceptionnelle sur la fortune.
Dans un contexte d’élections présidentielles, la majorité UMP de l’époque a voté un abaissement des taux de l’ISF pour l’année 2012 avec des taux allant de 0,25% à 0,50% au lieu de 0,55% à 1,80% applicables jusqu’alors.
Néanmoins, dès son arrivée au pouvoir, la nouvelle majorité PS a voté, dans le cadre d’une loi de finances rectificative du 16 août 2012, une contribution exceptionnelle sur la fortune (CEF). En substance, cette contribution était établie en fonction du patrimoine détenu au 1ᵉʳ janvier 2012 et son montant était égal à l’ISF selon l’ancien barème, sous déduction de l’ISF selon le nouveau barème déjà acquitté. Il s’agissait en réalité, ni plus ni moins, que de rétablir de manière rétroactive l’ancien barème de l’ISF.
Cette contribution a été soumise à l’appréciation de la Cour de cassation par un contribuable qui contestait sa régularité en raison notamment de son caractère rétroactif.
Par une motivation pour le moins surprenante, la Cour de cassation [9] a jugé que cette mesure s’analysait certes « comme une mesure rétrospective dès lors que le fait générateur de l’imposition est la situation du contribuable à la date de l’entrée en vigueur de la loi de finances », mais « ne présente toutefois aucun caractère exceptionnel du point de vue du droit fiscal », ajoutant que l’acquittement de l’ISF au titre de l’année 2012 « n’a pu faire naître aucune attente légitime quant au fait qu’aucun supplément d’imposition sur le patrimoine ne serait décidé par le législateur pour cette même année ».
Cette décision récente de la Cour de cassation, qui fait totalement fi du critère de l’intérêt général, laisse planer le doute quant à la possibilité de faire rétroagir une loi fiscale.
Perspectives.
Ainsi, si l’adoption d’une loi fiscale rétroactive est en principe subordonnée à la justification d’un motif d’intérêt général impérieux, tel que défini par le Conseil constitutionnel, et que la simple volonté d’augmenter les recettes publiques ne saurait, en principe, constituer un tel motif, une question essentielle demeure : l’état actuel des finances publiques, marqué par un déficit abyssal estimé à plus de 160 milliards d’euros en 2024, pourrait-il changer la donne ?
Il ne peut être exclu que cette situation soit invoquée pour tenter de justifier l’adoption de mesures fiscales rétroactives destinées à réduire le déficit public. Par ailleurs, le fait que les mesures contenues dans le projet de loi de finances aient été annoncées avant le 31 décembre 2024, malgré une adoption prévue en 2025, pourrait-il être invoqué pour en justifier l’application rétroactive ? Il appartiendra, en dernier ressort, au Conseil constitutionnel, de juger si la gravité de la situation budgétaire actuelle pourrait justifier une entorse aux principes de sécurité juridique et d’égalité devant l’impôt.
Discussion en cours :
La loi de finances pour 2025 promulguée le 14 février 2025 semble manifestement ne pas avoir voulu risquer la censure du Conseil Constitutionnel en précisant dans son article 1 qu’elle ne s’appliquera qu’aux revenus de 2025.
Car comme vous le soulignez à juste titre dans votre article, pour être applicable aux revenus 2024 et ne pas risquer une censure du Conseil Constitutionnel, la loi aurait dû être promulguée avant le 31/12/2024.
L’intérêt de cette loi est donc particulièrement limité vu qu’elle ne s’appliquera pas aux revenus 2024 et qu’elle sera longuement revue et corrigée par la loi de finances pour 2026 qui portera également sur les revenus de 2025.