Concrètement, l’acheteur peut-il, dans les pièces de la consultation, imposer que le mémoire technique comporte un nombre limité de pages.
Et si cette prescription n’est pas respectée par les opérateurs économiques, quelles sont les conséquences qui s’en évincent lors de l’analyse des offres ?
Cette question a donné lieu à une certaine inventivité – pour ne pas dire une discordance certaine – de la jurisprudence administrative.
I. Sur la légalité de l’insertion d’une clause limitant le nombre de pages dans le mémoire technique d’une offre.
En la matière, divers tribunaux administratifs ont pris position. Ainsi, par une ordonnance du 28 juillet 202 [1] , le Tribunal administratif de Montreuil a considéré que l’insertion d’une clause limitant le nombre de pages dans le mémoire technique d’une offre était légale. Ainsi, le juge des référés a-t-il jugé que :
« En l’espèce, l’Economat des Armées a écarté l’offre de la SAS Interface Conseil au motif qu’elle "a été déclarée irrégulière et n’a pas fait l’objet d’analyse en vertu de l’article L. 2152-1 du [CCP] ; en effet, elle ne respecte pas les exigences formulées dans le règlement de consultation, et plus particulièrement prévu à l’article 5.2 qui fixe le nombre maximum de pages hors références et CV pour le mémoire technique à 80". (…) En tout état de cause, l’exigence prévue à l’article 5.2 du règlement de consultation n’apparaît pas comme manifestement dépourvue de toute utilité, au regard notamment de son intérêt pour faciliter l’analyse des offres et leur comparaison ».
Dans le même sens, le Tribunal administratif de Poitiers [2], saisi d’un référé précontractuel, a estimé qu’un règlement de la consultation pouvait imposer aux candidats de présenter un mémoire technique comportant quatre documents ayant chacun un nombre de pages maximum. Plus précisément, le juge des référés a considéré que :
« L’offre de la société Philippe Vediaud Publicité a été rejetée en ce qu’elle ne respectait pas les prescriptions du RC et en particulier celles de son article 8.2 pour avoir dépassé le nombre de pages maximal prévu pour la présentation des 4 documents composant le mémoire technique. La société soutient que ce motif qui a conduit à l’exclure est infondé en ce qu’elle a respecté les conditions de présentation des offres en déposant une offre comportant 17 pages pour le document 1, 11 pages pour le document 2, 17 pages pour le document 3, et 15 pages pour le document 4, soit un volume total de 60 pages et que le rejet de son offre est irrégulier et constitutif d’un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence.
La commune expose dans ses écritures que la société a contourné la limitation formelle prévue par le règlement de consultation, par un artifice de présentation et que chaque page contient en réalité quatre pages miniatures d’ailleurs numérotées ce qui aboutit à un document 1 composé de 68 pages, un document 2 de 44 pages, un document 3 de 68 pages et un document 4 de 60 pages soit un mémoire technique de 240 pages très au-delà du format requis, que cette insertion de pages miniatures saturant le mémoire technique ainsi que le choix d’une taille de police de caractère réduit le rendent illisible, empêchant son analyse et une comparaison avec les autres offres et que dès lors ce dépassement de 180 pages de la limitation fixée ne pouvait qu’entraîner non pas une pénalisation de la note finale mais une élimination de l’offre, et qu’en acceptant cette offre, la commune aurait porté atteinte à l’égalité de traitement entre les candidats.
Si le choix d’imposer un nombre maximum de pages pour le mémoire technique peut permettre de faciliter l’analyse des offres et leur comparaison, il résulte, toutefois, de l’instruction que le règlement de consultation n’a pas défini les conditions de présentation du mémoire technique autrement que par cette limitation du nombre de pages, et n’a pas posé d’exigence notamment sur la taille de la police d’écriture employée ou sur la composition et la mise en forme de chaque page. Si la société Philippe Vediaud Publicité a choisi d’insérer pour chaque page du document quatre encarts et si elle a eu recours à une taille de police de caractère réduite, elle a néanmoins respecté le nombre requis de pages par le RC, la numérotation interne au sein de chaque page étant sans incidence. En outre, le document établi par la requérante conserve sa lisibilité laquelle est favorisée d’une part par la présentation, imposée par le règlement de consultation, sous forme de 4 fichiers informatiques séparés en format pdf qui permet aisément et en tant que de besoin un agrandissement pour en faciliter la lecture, et d’autre part par l’insertion de photos et de schémas explicatifs qui permettent d’aérer la présentation. Ainsi, la société requérante est fondée à soutenir que la commune a, en écartant son offre, manqué à ses obligations de publicité et de mise en concurrence ».
Dans le même sens encore, le Tribunal administratif de Grenoble a jugé qu’un acheteur pouvait fixer, dans un règlement de la consultation, des limites strictes sur le nombre de pages d’un mémoire technique [3].
Aussi, de ce rappel, il résulte qu’à titre de principe, un acheteur peut imposer dans les pièces de la consultation des conditions strictes afférentes aux modalités de remise de l’offre.
Toutefois, car évidemment la chose n’est pas si simple, cette exigence doit présenter pour l’acheteur une utilité. Autrement dit, il ne s’agit pas d’imposer des exigences, qui ne reposent que sur des considérations de pure opportunité.
Ainsi, il est considéré que l’insertion de dispositions superfétatoires imposées par l’acheteur ne sont pas analysées comme étant utiles, en ce sens qu’elles sont excessives pour répondre à un impératif de l’acheteur. Autrement posé, le juge administratif recherche un équilibre raisonnable pour justifier une exigence formelle, comme par exemple la limitation du nombre de pages d’un mémoire technique. A titre d’exemple, il a été jugé que l’obligation de déposer une version papier de l’offre accompagnée d’une version numérique n’était pas excessive, compte tenu du fait que ce dépôt devait « permettre l’analyse des candidatures déposées dans des délais contraints » [4].
Plus précisément, le Conseil d’Etat a raisonné de la façon suivante :
« 3. D’autre part, le règlement de la consultation prévu par une autorité concédante pour la passation d’un contrat de concession est obligatoire dans toutes ses mentions. L’autorité concédante ne peut, dès lors, attribuer ce contrat à un candidat qui ne respecte pas une des exigences imposées par ce règlement, sauf si cette exigence se révèle manifestement dépourvue de toute utilité pour l’examen des candidatures ou des offres. Une candidature doit être regardée comme incomplète, au sens de l’article 23 du décret du 1er février 2016, quand bien même elle contiendrait les pièces et informations dont la production est obligatoire en application des articles 19, 20 et 21 de ce décret, dès lors qu’elle ne respecte pas les exigences fixées par le règlement de la consultation relatives au mode de transmission de ces documents, sous réserve que ces exigences ne soient pas manifestement inutiles.
4. En premier lieu, il ressort des énonciations de l’ordonnance attaquée que, pour rejeter la demande de la société Corsica Ferries, le juge des référés du tribunal administratif de Bastia a estimé, par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, que l’obligation imposée aux candidats par l’article 6-1 du règlement de la consultation de déposer une version sur support numérique des dossiers de candidature n’était pas une formalité inutile, en raison notamment de ce qu’elle avait pour objet de permettre l’analyse des candidatures déposées dans des délais contraints. Ainsi qu’il a été dit au point précédent, les candidats à l’attribution d’un contrat de concession doivent respecter les exigences imposées par le règlement de la consultation et ne peuvent être exonérés de cette obligation que dans l’hypothèse où l’une de ces exigences serait manifestement dépourvue de toute utilité pour l’examen des candidatures ou des offres. Par suite, c’est sans commettre d’erreur de droit que le juge des référés a estimé que l’absence de version sous format dématérialisé du dossier de candidature de la société Corsica Ferries avait pour effet de rendre cette candidature incomplète au sens de l’article 23 du décret du 1er février 2016 précité, alors même qu’une version sous format papier comportant les pièces et informations demandées avait été également déposée ».
Inversement, l’obligation faite aux candidats de présenter leurs offres en quatre sous-dossiers distincts comprenant un seul fichier PDF respectant un certain intitulé a été jugée comme « manifestement dépourvue d’utilité à l’examen des offres » [5].
De ce constat, il résulte que l’acheteur peut imposer un nombre limité de pages dans le mémoire technique d’une offre ; encore faut-il pouvoir justifier de l’utilité de la mesure, en cas de contestation ultérieure – par exemple si l’acheteur devait rejeter une offre pour irrégularité, du fait du dépassement du nombre maximal de pages.
II. Sur les conséquences du non-respect des pièces de la consultation imposant une clause limitant le nombre de pages dans le mémoire technique.
S’agissant des conséquences du non-respect des pièces de la consultation imposant une clause limitant le nombre de pages dans un mémoire technique, il peut y en avoir – tout comme il peut ne pas y en avoir. Mais ce constat mérite explication !
Sur le sujet, la jurisprudence administrative est byzantine.
II.1. Une première typologie de conséquences porte sur la régularité de l’offre.
De fait, si l’offre ne répond pas aux prescriptions du règlement de la consultation, est-elle analysée comme étant irrégulière ?
D’un premier point de vue, le Tribunal administratif de Poitiers [6], saisi d’un référé précontractuel, a estimé que l’offre d’un candidat ne pouvait être rejetée pour irrégularité selon la motivation suivante :
« Si le choix d’imposer un nombre maximum de pages pour le mémoire technique peut permettre de faciliter l’analyse des offres et leur comparaison, il résulte, toutefois, de l’instruction que le règlement de consultation n’a pas défini les conditions de présentation du mémoire technique autrement que par cette limitation du nombre de pages, et n’a pas posé d’exigence notamment sur la taille de la police d’écriture employée ou sur la composition et la mise en forme de chaque page. Si la société Philippe Vediaud Publicité a choisi d’insérer pour chaque page du document quatre encarts et si elle a eu recours à une taille de police de caractère réduite, elle a néanmoins respecté le nombre requis de pages par le règlement de consultation, la numérotation interne au sein de chaque page étant sans incidence. En outre, le document établi par la requérante conserve sa lisibilité laquelle est favorisée d’une part par la présentation, imposée par le règlement de consultation, sous forme de quatre fichiers informatiques séparés en format pdf qui permet aisément et en tant que de besoin un agrandissement pour en faciliter la lecture, et d’autre part par l’insertion de photos et de schémas explicatifs qui permettent d’aérer la présentation. Ainsi, la société requérante est fondée à soutenir que la commune de Tonnay-Charente a, en écartant son offre, manqué à ses obligations de publicité et de mise en concurrence ».
Autrement dit, le juge des référés près le Tribunal administratif de Poitiers a estimé que la lisibilité de l’offre primait sur les exigences formelles résultant du règlement de la consultation – et ce d’autant qu’il pouvait être fait grief au règlement de la consultation de n’être pas suffisamment clair.
D’un deuxième point de vue, par une ordonnance du 28 juillet 2023 [7], le Tribunal administratif de Montreuil a considéré qu’une offre pouvait être rejetée pour irrégularité du fait du non-respect du nombre de pages fixé pour le mémoire technique si ce dépassement était important et si l’exigence posée par le règlement de la consultation avait une utilité.
Plus précisément, le juge des référés a estimé que :
« l’exigence prévue à l’article 5.2 du règlement de consultation n’apparaît pas comme manifestement dépourvue de toute utilité, au regard notamment de son intérêt pour faciliter l’analyse des offres et leur comparaison. De surcroît, si la société requérante fait valoir, légitimement, l’imprécision de cette exigence qui ne prévoit par exemple pas de taille de police ou d’interlignes particulières, il est constant que le mémoire technique comporte 104 pages hors références et CV, dépassant ainsi de 30% le format requis sans possibilité de le respecter en modifiant uniquement la mise en forme ».
Cette jurisprudence est curieuse ; de fait, si le candidat dont l’offre a été déclarée irrégulière avait utilisé une taille de police appropriée ou des interlignes appropriés lui permettant de présenter une offre peu ou prou de 80 pages, quelle aurait alors été la décision du juge des référés ? Et cela est d’autant plus vrai que le juge des référés lui-même reconnaît que le règlement de la consultation était imprécis sur ces divers aspects.
II.2. Outre la problématique afférente à la régularité d’une offre, le juge des référés près le Tribunal administratif de Grenoble [8] a estimé que :
« L’EPFL du Dauphiné soutient que l’offre de la société SLTP était irrégulière au motif qu’elle ne respectait pas le règlement de consultation qui imposait de fournir un mémoire technique de 20 pages maximum. L’offre irrégulière est celle qui ne comporte pas tous les éléments que l’acheteur estime nécessaire pour que l’offre réponde à son besoin et pour procéder à son évaluation en préservant l’égalité entre les candidats.
Le fait que la société requérante a fourni un mémoire technique de 84 pages ne lui a offert aucun avantage par rapport à ses concurrentes, alors que son offre a été classée en cinquième position, et n’a ainsi pas porté atteinte à l’égalité de traitement entre les candidats. Par suite, l’EPFL du Dauphiné n’est pas fondé à faire valoir que l’offre de la société SLTP était irrégulière pour ce motif ».
Cette jurisprudence présente une spécificité, en ce sens que l’offre en cause – plutôt que d’être rejetée pour irrégularité – a été analysée et classée par l’acheteur. Et le juge des référés a considéré que le dépassement important des 20 pages prescrites par le règlement de la consultation pour le mémoire technique n’avait pas conféré d’avantage concurrentiel à l’entreprise évincée ; d’ailleurs, en dépit de la fourniture d’un mémoire technique de 84 pages, son offre n’a pas même été bien classée.
Autrement dit, la fourniture d’un mémoire technique excédant manifestement le nombre de pages pourtant prescrit par l’acheteur dans son règlement de la consultation n’est pas ipso facto de nature à rompre l’égalité de traitement entre les candidats.
Mais quelle aurait été la solution du juge des référés si l’offre avait été rejetée pour irrégularité, sans être analysée et classée par l’acheteur ? Ou pire, si elle avait été l’offre du candidat attributaire ?
III. Sur les préconisations.
Clairement, il est compréhensible que les acheteurs – qui se heurtent à la présentation de mémoires techniques « fleuves » qui constituent quelquefois le copier-coller des plaquettes commerciales des opérateurs économiques – veuillent contraindre les candidats à effectuer un effort de synthèse, répondant spécifiquement aux exigences de la consultation en cause.
Mais il reste que cette exigence formelle ne doit pas se retourner contre les acheteurs qui - en imposant la clause de limitation du nombre de pages - (i) peuvent se priver de mémoires techniques étayés, permettant de différencier les candidats et (ii) s’exposent à des difficultés contentieuses, du fait des imprécisions de rédaction des pièces de la consultation.
Aussi, et pour résumer : limiter le nombre de pages des mémoires techniques des offres - pourquoi pas. Mais à la condition que cette exigence purement formelle présente une utilité pour l’acheteur et que le règlement de la consultation soit suffisamment précis en la matière. Et tout cela, sans méconnaître l’égalité de traitement entre les candidats, naturellement !