L’incursion des réseaux sociaux dans le périmètre du droit social, par Nadine Regnier Rouet, Avocat

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Qu’ont en commun les derniers numéros publiés de l’hebdomadaire d’actualité anglo saxon Time Magazine, du mensuel spécialisé l’Etudiant et l’une des récentes affaires portées devant le Conseil de Prud’hommes de Boulogne-Billancourt ? Ils ont tous les trois rendez-vous avec le phénomène Facebook !

Pour Time Magazine : comment Facebook est en train de redéfinir les contours de notre vie privée. Avec près de 500 millions d’utilisateurs, Facebook nous connecte par des moyens nouveaux (et effrayants) (sic).

Pour l’Etudiant : Facebook est-il l’ennemi de vos études ? un dossier conséquent où l’on rencontre d’abord des élèves qui « assurent » grâce au web… avant de lire « le côté sombre de Facebook : enquête sur les dangers de ce réseau social » !

A Boulogne-Billancourt : depuis le 20 mai 2010, le Conseil de Prud’hommes se trouve au centre d’un bruissement juridique et médiatique qui met en effervescence tous les avocats spécialisés en droit social et les rubriques « droit » ou « emploi » des quotidiens de France et de Navarre grâce à un mot : Facebook !

L’incursion du réseau social dans un litige relatif aux relations de travail crée une onde de choc à la hauteur de la popularité de Facebook : 15 millions d’utilisateurs en France, 500 millions dans le monde dont 70 % hors des USA. Belle progression pour un réseau social qui a juste soufflé… six bougies ! On est loin du réseau d’étudiants inventé dans un dortoir d’Harvard en 2004… Il apparaît notamment que 28 % des utilisateurs ont 35 ans et plus. Ce qui fait que l’on n’est plus face à une mode qui concerne seulement les plus jeunes mais au cœur d’une tendance sociale lourde qui se généralise. Et l’on peut en déduire que beaucoup de choses se disent sur Facebook… Y compris ce qui a trait au travail.

Dernier point d’actualité : un sondage TNS Sofres réalisé pour Microsoft et dévoilé le 27 mai 2010 indique que trois Français sur quatre se disent inquiets de l’utilisation qui peut être faite de leurs données personnelles sur Internet. Parmi les plus inquiets, figurent les personnes de 35 à 49 ans.

Les faits de l’affaire soumise au Conseil de Prud’hommes de Boulogne-Billancourt :

Tels que rappelés par tous les journalistes, ils restent assez imprécis. Trois salariés connectés depuis leur domicile sur leur ordinateur personnel échangent sur leurs pages personnelles Facebook des propos critiques sur la hiérarchie et un responsable des ressources humaines de leur entreprise commune. Un « ami », également salarié de l’entreprise, ayant accès à la conversation en fait un copier coller et le transmet à l’entreprise.

L’entreprise, une SSII dénommée Alten, licencie les trois salariés pour « faute grave » avec les motifs suivants : leurs propos sont une « incitation à la rébellion » et un « dénigrement de l’entreprise » (sources AFP et L’Entreprise.fr).

Il semblerait donc :

-  que la conversation sur Facebook fonde à elle seule le motif des licenciements ;

-  que l’employeur a considéré que la conversation sur Facebook entre les trois salariés de son effectif et portant sur l’entreprise a un caractère de gravité suffisant pour qu’il prononce des licenciements pour faute grave.

Ceci pose d’autant plus la question de savoir quelle est exactement la teneur de cette conversation dont la DRH d’Alten a indiqué qu’elle « portait atteinte de façon répétée aux supérieurs » des salariés licenciés. Car, indépendamment de régler la question de la solidité du motif de licenciement en lui-même, pour être basé sur la seule conversation sur Facebook, les juges auront à apprécier la gravité de la faute commise, leur appréciation venant se substituer éventuellement à celle de l’employeur.

Les thèses en présence :

-  Les salariés considèrent qu’ils agissaient dans le cadre de leur vie privée, durant leurs loisirs, depuis leur domicile, sur leur ordinateur personnel. Ils échangeaient entre « amis » sur leurs pages personnelles de Facebook. Pour eux, il s’agit donc d’une conversation dans la sphère de leur vie privée. En tout état de cause, l’employeur ne fait pas partie des « amis » et n’a donc aucune vocation à connaître la teneur des propos échangés. C’est par une transmission secrète et non voulue par eux, à l’initiative d’un tiers, procédé qui s’apparente à une dénonciation ou à de la délation, qu’il a connaissance du contenu de leurs propos.

-  L’employeur considère que Facebook, réseau social, est public par nature parce que les destinataires des messages sont nombreux et qu’ils peuvent eux-mêmes techniquement transmettre à leur tour les messages reçus à qui ils le souhaitent et sans limitation. Un échange même privé devient ainsi public.

Le jugement rendu le 20 mai 2010 :

Le Conseil de Prud’hommes s’est trouvé en partage de voix (deux conseillers en faveur de la thèse des salariés et deux conseillers en faveur de la thèse de l’employeur).

Dans cette situation, la Loi prévoit que le Conseil siège à nouveau avec ces quatre conseillers et un juge professionnel de façon à aboutir à un avis majoritaire qui apportera le verdict.

Pourquoi la décision est-elle complexe ?

Plusieurs principes de droit s’affrontent :

1) Droit au respect de la vie privée et droit à la correspondance privée pour le salarié. Ces deux principes trouvent application jusqu’au sein même de l’entreprise, sur le poste de travail et pendant le temps de travail. Ce sont donc des droits extrêmement puissants reconnus au salarié par la Convention Européenne des Droits de l’Homme (article 8 : « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. ») et l’article 9 du Code civil (« Chacun a droit au respect de sa vie privée. »).

2) Liberté d’expression et de critique du salarié dans et hors de l’entreprise sous réserve d’observer ses obligations de discrétion et de loyauté. Elle autorise le salarié à tenir des propos sur l’organisation et le fonctionnement de l’entreprise, y compris sur un blog (TGI Paris, 16 octobre 2006, n°06-8820). De tels propos ne justifient un licenciement qu’en cas d’abus (Cass. Soc. 4 février 1997, n°96-40.678 et 25 janvier 2000, n°97-45.044), notamment lorsque les termes utilisés sont injurieux, diffamatoires ou excessifs.

3) Sauvegarde des intérêts légitimes de l’entreprise. L’employeur ne peut apporter des restrictions aux droits des personnes et aux libertés individuelles, notamment le respect de la vie privée de ses salariés et la liberté d’expression, que si, d’une part, elles sont justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché et si, d’autre part, elles sont indispensables à la protection des intérêts légitimes de l’entreprise.

Je fais ici le lien avec un arrêt récent de la Cour de cassation du 21 avril 2010 (n° 09-40.848) qui a jugé que constitue une faute lourde le fait pour un salarié d’adresser un courrier au client de l’entreprise de nettoyage qui l’emploie pour dénoncer ses conditions de travail.

Dans cette espèce, comme dans celle soumise au Conseil de Prud’hommes de Boulogne-Billancourt, le salarié soutenait qu’il avait usé de son droit d’expression et revendiquait l’application de l’article 9 du Code civil et de l’article 8 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme.

Les circonstances retenues par la Cour pour confirmer la qualification de faute lourde ont été que :

-  La lettre du salarié au client était anonyme
-  L’entreprise de nettoyage avait un seul client
-  Le salarié dénonçait des manquements graves au droit du travail, ainsi que des manœuvres malhonnêtes de la part de l’employeur à son encontre, sans aucun fondement, et donc, le discréditait auprès du client.

Il a été considéré que l’intention de nuire du salarié envers son employeur était caractérisée par ces agissements, la faute lourde impliquant l’intention de nuire.

Bien entendu, la décision est particulière en ce que l’entreprise n’avait qu’un seul client mais elle illustre un cas - assez rare - de faute lourde associée à l’usage du droit d’expression en ce qu’il dégénère en abus pouvant être sanctionné au plan disciplinaire.

Cette décision peut d’ailleurs être rapprochée de décisions plus anciennes, telles celles du 16 novembre 1993 (n°91-45.904) et du 7 octobre 1997 (n°93-41.747) qui concernaient des salariés ayant formulé des accusations mensongères dans l’intention de nuire à l’employeur.

Au centre du litige, également, l’administration de la preuve par l’employeur :

Les circonstances dans lesquelles l’employeur a obtenu le texte de la conversation sur Facebook à laquelle il ne participait pas, à savoir une dénonciation par un tiers qui était admis à cette conversation au titre d’ »ami » sur Facebook.

L’avocat des salariés, Maître Grégory Saint Michel, plaide pour le rejet de ce type de preuve : « si l’on admet ce type de preuve, c’est la porte ouverte à la délation. Si à l’avenir, on peut être licencié pour des propos tenus sur Facebook, c’est la vie privée dans son ensemble qui est menacée. »

L’incursion del’argument de la « délation » m’amène à faire un parallèle entre Facebook et les réseaux sociaux en général, d’une part, et le phénomène du « whistleblowing » contenu dans les chartes éthiques.

Autant le « whistleblowing » ou système de dénonciation d’un salarié par un autre salarié pour des actes non conformes au code de bonne conduite édicté par l’employeur est encadré juridiquement en France en vue d’éviter des dérives que la société française a du mal à accepter (encadrement juridique qui semble superflu dans d’autres pays…), autant on conçoit mal que des pratiques aux effets similaires puissent être acceptées par les mêmes membres du corps social quand il s’agit de l’utilisation d’un réseau social.

L’analogie entre les chartes éthiques et les réseaux sociaux est d’ailleurs forte puisqu’il s’agit dans les deux cas de pratiques récentes, importées de l’étranger et greffées sur un corps de règles de droit social qui ignorait leur existence et leurs effets. Dans le cas des chartes éthiques, le juge a dit le droit et a dû se forger les moyens d’intégrer ainsi ce mode opératoire nouveau des ressources humaines dans le paysage juridique français. Il devrait se passer le même type d’acclimatation juridique pour l’usage des réseaux sociaux.

Les tribunaux sont donc dans une position stratégique. Ils doivent trancher : un réseau social est-il un espace privé ? Un espace public ? Ou encore un espace d’un genre nouveau justifiant l’élaboration de règles distinctes ?

Pour conclure, l’affaire jugée par le Conseil de Prud’hommes de Boulogne-Billancourt est l’illustration parfaite de plusieurs constats : le droit est partout dans notre vie quotidienne pour, notamment, arbitrer entre « les » droits des uns et des autres ; l’évolution des techniques et des habitudes vient changer la donne et faire évoluer notre appréciation des situations de fait et notre échelle de référence entre les droits en présence : cela fait à son tour évoluer la règle de droit.

C’est particulièrement vrai en droit social et dans « social », on peut entendre résonner le mot « société ». La norme nouvelle fixée par la société dans son ensemble vient bousculer la règle de droit établie, qui soudain semble inadaptée. Lorsque la vague nouvelle est assez forte, elle fait vaciller la norme juridique établie qui s’adapte et se transforme.

Par Nadine REGNIER ROUET, Avocat spécialisé en droit social

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