Harcèlement moral dans la fonction publique caractérisé par des échanges sur "WhatsApp".

Par Charles Carluis, Avocat.

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Explorer : # harcèlement moral # fonction publique # protection fonctionnelle # whatsapp

Souvent invoqué mais rarement retenu, le harcèlement moral dans la fonction publique peut s’exercer par voie numérique, notamment par le biais d’applications de messagerie instantanée sur lesquelles se multiplient les groupes professionnels.
Rappel des principes juridiques applicables en matière de harcèlement moral dans la fonction publique et exemple de cyber-harcèlement caractérisé par des échanges sur un groupe "WhatsApp".

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Rappel des principes applicables.

Aux termes de l’article L133-2 du Code général de la fonction publique :

"Aucun agent public ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel".

En outre, aux termes, d’une part, de l’article L134-1 du même code : « L’agent public ou, le cas échéant, l’ancien agent public bénéficie, à raison de ses fonctions et indépendamment des règles fixées par le Code pénal et par les lois spéciales, d’une protection organisée par la collectivité publique qui l’emploie à la date des faits en cause ou des faits ayant été imputés de façon diffamatoire » ; et, d’autre part, de l’article L134-5 de ce code :

« La collectivité publique est tenue de protéger l’agent public contre les atteintes volontaires à l’intégrité de sa personne, les violences, les agissements constitutifs de harcèlement, les menaces, les injures, les diffamations ou les outrages dont il pourrait être victime sans qu’une faute personnelle puisse lui être imputée/elle est tenue de réparer, le cas échéant, le préjudice qui en est résulté ».

Ces dispositions établissent à la charge de l’administration une obligation de protection de ses agents dans l’exercice de leurs fonctions, à laquelle il ne peut être dérogé que pour des motifs d’intérêt général. Cette obligation de protection a pour objet, non seulement de faire cesser les attaques auxquelles l’agent est exposé, mais aussi d’assurer à celui-ci une réparation adéquate des torts qu’il a subis. La mise en œuvre de cette obligation peut notamment conduire l’administration à assister son agent dans l’exercice des poursuites judiciaires qu’il entreprendrait pour se défendre.

Il appartient dans chaque cas à l’autorité administrative compétente de prendre les mesures lui permettant de remplir son obligation vis-à-vis de son agent, sous le contrôle du juge et compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce [1].

Aucune disposition législative ou réglementaire n’impose aux agents publics un délai pour solliciter la protection fonctionnelle [2].

Des agissements répétés de harcèlement moral peuvent permettre à l’agent public qui en est l’objet d’obtenir la protection fonctionnelle [3].

Il appartient à l’agent public qui soutient avoir été victime de faits constitutifs de harcèlement moral, lorsqu’il entend contester le refus opposé par l’administration dont il relève à une demande de protection fonctionnelle fondée sur de tels faits de harcèlement, de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles d’en faire présumer l’existence. Il incombe à l’administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement. La conviction du juge, à qui il revient d’apprécier si les agissements de harcèlement sont ou non établis, se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu’il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d’instruction utile [4].

Pour apprécier si des agissements, dont il est allégué qu’ils sont constitutifs d’un harcèlement moral, revêtent un tel caractère, le juge doit tenir compte des comportements respectifs de l’agent auquel il est reproché d’avoir exercé de tels agissements et de l’agent qui estime avoir été victime d’un harcèlement moral. En revanche, la nature même des agissements en cause exclut, lorsque l’existence d’un harcèlement moral est établie, qu’il puisse être tenu compte du comportement de l’agent qui en a été victime pour atténuer les conséquences dommageables qui en ont résulté pour lui [5].

Le préjudice résultant de ces agissements pour l’agent victime doit alors être intégralement réparé, alors même que ces agissements ne résulteraient pas d’une faute qui serait imputable à l’administration [6].

Pour être qualifiés de harcèlement moral, ces agissements doivent être répétés et excéder les limites de l’exercice normal du pouvoir hiérarchique. Dès lors qu’elle n’excède pas ces limites, une simple diminution des attributions justifiée par l’intérêt du service, en raison d’une manière de servir inadéquate ou de difficultés relationnelles, n’est pas constitutive de harcèlement moral [7].

Enfin, la circonstance que les agissements visés par les dispositions précitées émanent d’un agent qui ne serait pas le supérieur hiérarchique du fonctionnaire en cause est sans incidence sur les garanties qu’elles assurent à celui-ci [8].

Exemple d’application de ces principes.

Prenons l’exemple d’un agent (ci-après "agent X"), que j’ai récemment accompagné, caporal-chef de sapeurs pompiers professionnels (fonction publique territoriale), qui a fait l’objet, pendant plus d’un an, de publications et de commentaires désobligeants et humiliants sur un groupe de discussion "WhatsApp", qu’il avait lui-même créé, intégrant plusieurs de ses collègues et des membres de sa hiérarchie.

Ces publications, dont certaines étaient particulièrement évocatrices, ciblant son physique, et témoignaient d’une volonté de l’humilier, notamment en l’animalisant (en le comparant à une chèvre ou à un cochon) et en le réifiant (en le qualifiant de "jouet"), émanaient de son supérieur hiérarchique (ci-après "agent Z").

L’agent X, qui a dû être placé en arrêt de travail en raison d’un syndrome anxiodépressif, a sollicité de son employeur le bénéfice de la protection fonctionnelle ainsi que l’indemnisation du préjudice résultant du harcèlement moral dont il estimait avoir fait l’objet ; l’administration a rejeté expressément ses demandes.

Les faits mentionnés ci-dessus, pris dans leur ensemble et eu égard à leur caractère répété, constituaient un faisceau d’indices suffisant permettant de les considérer comme ayant eu pour objet ou pour effet de dégrader les conditions de travail de l’intéressé et de porter atteinte à ses droits et à sa dignité.

Ces agissements, qui devaient être regardés comme étant à l’origine des arrêts de travail précités, ont également eu pour effet d’altérer la santé de l’intéressé.

Les éléments de fait avancés par cet agent, suffisamment précis et concordants, étaient donc de nature à établir une présomption d’agissements constitutifs de harcèlement moral.

Il appartenait dès lors à l’administration d’établir, devant le juge, l’absence de harcèlement moral.

En défense, celle-ci se bornait à invoquer que les propos tenus dans la conversation "WhatsApp" étaient strictement personnels.

Toutefois, ce groupe de discussion, réservé aux membres du service, incluant des gradés supérieurs et créé afin de maintenir la cohésion d’équipe, avait bien trait aux relations professionnelles.

L’administration ne pouvait, en outre, se prévaloir, afin de justifier les agissements dénoncés, des circonstances selon lesquelles l’agent X était créateur du groupe "WhatsApp" et qu’en tant qu’administrateur, il pouvait en exclure le collègue auteur des publications en cause, ou en partir de lui-même.

En effet, le groupe était composé de plusieurs membres de la hiérarchie : dans ce contexte, l’agent concerné n’était pas en mesure d’exprimer ou de manifester librement et clairement son opposition aux brimades subies de la part de son collègue, au demeurant son supérieur hiérarchique ; le lien hiérarchique entre les intéressés et la présence d’autres gradés faisaient obstacle à ce que l’agent X s’oppose frontalement aux messages de son collègue, supprime les messages de celui-ci ou le retire du groupe.

Si l’agent X se refusait de subir sans rien dire, il était contraint de répondre sous une forme modérée et humoristique, qui masquait une grande souffrance.

Aussi, contrairement à ce que soutenait l’administration, il ne résultait pas de l’instruction que l’agent X répondait par des commentaires de même nature aux publications en cause, ses réponses, à teneur modérée bien qu’à connotation ironique, ne laissant présumer aucune acceptation de sa part.

La teneur et la fréquence des publications en cause démontrent que celles-ci excédaient le cadre normal des relations au travail et ne pouvaient être réduites à une simple manifestation de la "vie de caserne" trop souvent invoquée dans les milieux professionnels à culture viriliste pour banaliser des comportements inadaptés.

Enfin, la circonstance alléguée par l’administration selon laquelle l’auteur de ces propos n’aurait pas été plus actif que les autres membres et ne visait pas davantage l’agent X qu’un autre membre demeurait sans incidence sur la caractérisation des faits, leur caractère intentionnel n’étant pas au nombre des conditions pour reconnaître l’existence de faits constitutifs de harcèlement moral, qui sont qualifiés indépendamment de l’intention de leur auteur.

Dans ces conditions, l’administration défenderesse ne démontrait pas que les agissements en cause étaient justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement, de sorte que l’agent X était fondé à soutenir avoir été victime de harcèlement moral et à solliciter l’annulation de la décision lui refusant le bénéfice de la protection fonctionnelle pour de tels faits, aucun motif tiré de l’intérêt général ne pouvant justifier que cette protection ne lui soit pas accordée.

Sur la base de cette argumentation, l’agent a sollicité et obtenu par un jugement du Tribunal administratif de Rouen [9], l’annulation de la décision de refus d’octroi de la protection fonctionnelle avec injonction de la lui accorder pour les agissements de harcèlement moral dont il a été l’objet et la condamnation de l’administration à réparer le préjudice subi du fait de ce harcèlement.

C’est l’occasion de rappeler qu’en vertu des dispositions de l’article L4121-1 du Code du travail telles que précisées par la jurisprudence, les autorités administratives ont l’obligation de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et morale de leurs agents. Il leur appartient à ce titre, sauf à commettre une faute de service, d’assurer la bonne exécution des dispositions législatives et réglementaires qui ont cet objet.

Il appartient ainsi aux employeurs publics de prendre les mesures nécessaires de nature à prévenir et, le cas échéant, faire cesser toute situation de harcèlement moral.

Charles Carluis - avocat droit de la fonction publique
Barreau de Rouen
https://carluis-avocat.fr/
charles.carluis chez gmail.com

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Notes de l'article:

[1CE, 20/12/2017, n°405438.

[2Rappel récent TA Marseille, 06/10/2022, n°2003478.

[3CE, 12/03/2010, n°308974 ; rappel récent TA Amiens, 06/07/2023, n° 2200058.

[4CE, Sect. 11/07/2011, n°321225.

[5CE, 11/07/2011 préc ; rappel réc. CE, 25/05/2023, n° 456497.

[6CE, 28/06/2019, n°415863.

[7CE, 29/07/2020, n°428283 ; rappel réc. CE, 25/05/2023, préc.

[8CE, 28/06/2019, n°415863.

[9TA Rouen, 04/07/2023, n°2104833.

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