La flexisécurité : une quête des relations sociales du XXIème siècle. Par Christophe Dumez, Avocat.

La flexisécurité : une quête des relations sociales du XXIème siècle.

Par Christophe Dumez, Avocat.

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Explorer : # flexisécurité # politiques de l'emploi # marché du travail # protection sociale

L’heure est au changement dans les relations de travail, notamment par le biais des aménagements attendus du Code du travail.
Le modèle sous-tendu de ces aménagements est peu ou prou le modèle danois dit de la « flexisécurité ».
Que représente ce modèle social, quelle est son histoire, quel(s) impact(s) est-il susceptible de créer sur les relations sociales ?
Cet article tente de manière succincte de présenter ce modèle tant attendu... ou tant décrié.

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A partir des années 90, les politiques de l’emploi menées par la plupart des pays développés ont été peu ou prou inspirées par le paradigme économique du chômage.

Selon le paradigme économique du chômage, les revenus de substitution (allocations chômage) doivent être rendus plus incitatifs à la recherche d’emploi ; l’accompagnement (ou le contrôle) des demandeurs d’emploi doit être plus prégnant ; et les dispositifs d’aide à la recherche d’emploi et les dispositifs de formation doivent être plus professionnalisés et efficaces. Parallèlement, le coût du travail doit baisser par une action volontariste de maîtrise, voire de réduction, des cotisations sociales.
Cette politique de l’emploi, qui a perduré pendant une décennie (1990-2000), s’inspire des théories de la dynamique d’activation des investissements sur l’emploi et la formation.

A partir des années 2000, ces politiques ont progressivement laissé la place à une vision et à un paradigme nouveau, consistant à développer conjointement une plus grande flexibilité du contrat de travail tout en sécurisant l’environnement « statutaire » du salarié : la flexisécurité. Le terme de flexisécurité, résultat de la contraction de « flexibilité » (pour les organisations) et « sécurité » (pour les salariés), est en lui-même assez parlant : il identifie un système qui permet une grande flexibilité de gestion des effectifs dans les entreprises, et une protection sociale individuelle forte et externalisée (portabilité des droits sociaux).

Historiquement, cette notion de flexisécurité est à l’origine, au moins dans son acception « sécurisation » de la relation contractuelle de travail, une proposition développée par des organisations représentatives des salariés, proposition plus connue sous le terme de « Sécurité Sociale professionnelle ».

Cette réflexion sur l’articulation flexibilité des organisations collectives de travail et sécurité de la relation contractuelle individuelle de travail a fait l’objet de toutes les attentions et travaux de la Commission européenne et de l’OCDE.
Les pays membres de l’Union européenne se sont aussi particulièrement intéressés à cette thématique, lors du sommet de Lisbonne dans les années 2000, et lors de sa révision en 2005.

La notion de flexisécurité a été conceptualisée aux Pays-Bas en 1995 dans une note du Ministre du travail, AD Melkert, intitulée « Flexibility and Security » qui préfigure la loi de 1999 « flexibilité et sécurité » (« wet Flexibiliteit en Zekerheid »).
Cette loi, qui transposait le contenu d’un accord entre les partenaires sociaux, libéralisait le recours aux formes particulières d’emploi et organisait parallèlement des garanties et des protections sociales nouvelles aux travailleurs précaires.

Le cadre est désormais posé : l’instabilité de l’emploi est politiquement et socialement acceptable si des garanties de protection sociales solides existent pour les salariés.

Étonnamment, l’histoire retiendra l’expérience danoise laquelle, il est vrai, a affiné le système. La flexibilité danoise repose sur le principe que c’est l’employabilité de l’individu qu’il faut maintenir, voire développer, et non son emploi. C’est en 1999, dans une publication du ministère du Travail danois, que sont développés les trois axes d’intervention qui composent ce que l’on qualifie aujourd’hui de « triangle d’or » :
grande flexibilité du marché du travail avec des règles de licenciement souples,
système d’indemnisation élevée des salariés privés d’emploi,
politiques actives de l’emploi, visant à réduire le chômage de longue durée et à contrôler la disponibilité et la motivation des chômeurs.

Le professeur Jean-Emmanuel Ray (Université Paris I Panthéon-Sorbonne) a identifié, au prisme d’une vision pragmatique, une des conséquences de l’application du « triangle d’or » : « Les salariés sont [deviennent] locataires de leur emploi mais [restent] propriétaires de leur employabilité ».
A noter que le système danois s’appuie sur la confiance entre société et acteurs sociaux et sur le respect des engagements réciproques, ce qui implique à la fois une représentativité salariale réelle et solide, et des rapports syndicats-organisations patronales apaisés. En un peu plus de dix ans, le taux de chômage danois a été réduit de moitié : de 12,5 % (1993) à 6 % (2008).

Le modèle danois est souvent présenté comme une référence en matière de gestion de l’emploi. Cependant, des précisions méritent d’être apportées :

  • 1/3 des emplois danois relève du secteur public,
  • Le taux de syndicalisation est compris dans une fourchette de 70 à 80 %,
  • Le taux de pauvreté est de 12 %,
  • En 2007, il y avait 92.000 personnes en arrêt maladie (dont 14.000 en arrêt de plus de un an), soit un nombre supérieur au nombre de demandeurs d’emploi. En 2007, il y avait 260.000 personnes (de 18 à 65 ans) en situation d’invalidité. Par ailleurs, en 2010, le taux de chômage, en progression, s’établit à 7,8 % de la population active, et le gouvernement danois a décidé de réduire la durée d’indemnisation des demandeurs d’emploi de quatre à deux ans.

La flexisécurité est ainsi devenue une stratégie politique assez largement partagée dans les instances de discussion de la Commission européenne. Cette dynamique d’équilibre entre flexibilité et sécurité est dans une large mesure recherchée par les États membres de l’Union européenne comme un moyen d’atteindre les objectifs de croissance et d’emploi de la stratégie de Lisbonne, chaque pays s’efforçant de l’adapter à son propre environnement.

La flexisécurité est devenue une des priorités de la Commission européenne comme le soulignent les lignes directrices pour l’emploi à l’horizon 2020.

L’Europe, eu égard à l’importance des enjeux, a décidé de se doter d’indicateurs et a défini les quatre composantes de la flexibilité : souplesse des modalités contractuelles, stratégies globales d’apprentissage tout au long de la vie, efficacité des politiques actives du marché du travail, et systèmes de sécurité sociale. Ces indicateurs ont permis, dès 2007, d’identifier cinq groupes de pays : le groupe des pays nordiques (Danemark, Finlande, Suède, Pays-Bas), le groupe des pays anglo-saxons (Royaume-Uni, Irlande), le groupe des pays continentaux (Autriche, Allemagne, France, Belgique), le groupe des pays méditerranéens, et le groupe des pays d’Europe centrale et orientale. Globalement, deux groupes se distinguent, toutes choses égales par ailleurs, par de bonnes performances en matière d’emploi et de chômage : le groupe des pays nordiques et le groupe des pays anglo-saxons.

Les pays relevant de ces groupes semblent avoir trouvé, par la voie de la négociation, des compromis acceptables à la fois de la part des employeurs et de la part des salariés. Le groupe des pays d’Europe centrale et orientale, ainsi que le groupe des pays méditerranéens (Italie, Espagne, Portugal) sont schématiquement à l’opposé des « modèles vertueux ». Le groupe des pays continentaux se situe dans une position intermédiaire. Dans la configuration du groupe des pays nordiques, nous sommes en présence d’un système d’emploi combinant un faible niveau de réglementation avec un niveau élevé d’assistance et de prise en charge financière des personnes privées (temporairement) d’emploi par la collectivité. Au sein de ce groupe des pays nordiques, le modèle danois est caractérisé par une grande tradition de dialogue social entre des responsables d’entreprises (y compris les entreprises petites ou moyennes), des syndicats puissants et (très) représentatifs (70 à 80 % des salariés danois sont syndiqués) ; des salariés bénéficiant d’un haut niveau de qualification. Le modèle danois intègre aussi des actions, actives et efficaces, de formation professionnelle continue.

L’objectif n’est plus seulement de favoriser embauches et licenciements mais d’introduire aussi de la flexisécurité interne ou fonctionnelle. Il convient de souligner que la liberté de rupture du contrat de travail au Danemark est encadrée. Il existe un certain nombre de règles limitant les possibilités des responsables d’entreprise d’agir de façon arbitraire. Par ailleurs, il existe une obligation morale de s’accorder entre employeurs et syndicats. Les deux autres membres du groupe des pays nordiques (Suède et Finlande), malgré une flexibilité du contrat de travail moindre qu’au Danemark, affichent des performances sur le marché du travail sensiblement identiques.
La « recette nordique » peut donc être ainsi synthétisée : rôle primordial de la négociation collective, sécurisation des mobilités sur le marché du travail qui explique le sentiment de sécurité élevé exprimé par les salariés de ces pays, formation professionnelle continue efficace et permanente qui maintient voire développe l’employabilité des salariés.

Le groupe des pays anglo-saxons, incarné par le Royaume-Uni, représente le modèle qui associe l’emploi à un marché du travail très flexible. Il se caractérise par une législation du travail très souple, des allocations de chômage faibles et des dépenses modérées au titre des politiques actives du marché du travail. Le cadre réglementaire du contrat de travail britannique est très souple. Seul le licenciement pour motif économique d’un salarié ayant travaillé au moins deux ans ouvre droit à une indemnité. Par ailleurs, il n’existe pas de contrôle de la motivation des licenciements économiques.
Le Royaume-Uni incarne assez peu, ou mal, le modèle d’équilibre de la flexisécurité. La mobilité professionnelle figure parmi les plus élevées de l’Union européenne, mais à la différence du modèle « nordique », elle n’est pas protégée par des garanties de revenus et de formation professionnelle. Le Royaume-Uni se caractérise par la faiblesse des droits qui permettraient de sécuriser les trajectoires des salariés. L’indemnisation du chômage y est faible et de courte durée, et aucune obligation légale des entreprises en matière de formation professionnelle n’existe.

Cependant, les « crises » qui se sont invitées depuis 2008 (voire 2007) ont considérablement ralenti le développement programmé des politiques européennes de « flexisécurité » : les réactions de la plupart des pays de l’Union européenne se sont inscrites peu ou prou dans la continuité des réformes antérieures, et en particulier dans le cadre de l’« activation » des politiques de l’emploi. Mais les pays ont également recours, d’une part, à des outils de protection de l’emploi par l’accroissement de la flexibilité interne (notamment le chômage partiel), d’autre part, à des politiques de soutien au revenu sans contrepartie affichée à court terme. Ces ajustements d’urgence ont sans doute permis de limiter la dégradation de la situation du marché du travail, en particulier dans les pays continentaux. L’adoption, depuis 2010, de plans de rigueur risque de mettre en danger les modèles « vertueux » de la flexisécurité. Du point de vue des modèles de politique de l’emploi, la crise modifie quelque peu le diagnostic porté antérieurement sur le succès conjoint des pays libéraux et nordiques, et le prétendu échec des pays continentaux.

Le cas de l’Allemagne, ou de la France, montre au contraire que les outils traditionnellement utilisés par ces pays, ainsi que leur degré plus élevé de protection de l’emploi, ont un effet modérateur du choc en temps de crise. Observation que certains analystes ont qualifié « d’amortisseur social ».

Bibliographie

En savoir plus : Ouvrage de Christophe Dumez (mai 2017), « La flexisécurité : une quête des relations sociales du XXIème siècle ».

Malatre Angèle (2012), "Formation, flexisécurité et baisse du coût de la production", Le Monde.

Ray Jean-Emmanuel (2011), "Droit du travail, droit vivant", Éditions Liaisons.

Seppecher Pascal (2010), "Flexibilité des salaires et instabilité macroéconomique", Working Papers hal-00660498, HAL.

Erhel Christine (2009), "Les Politiques de l’Emploi", PUF, Que sais-je ?

Lefebvre Alain et Meda Dominique (2008), "Performances nordiques et flexicurité quelles relations ?", Travail et emploi, n° 113.

Blanchard Olivier et Tirole Jean (2003), "Protection de l’emploi et procédures de licenciement", La Documentation française.

Cahuc Pierre et Kramarz Francis (2004), "De la précarité à la mobilité : vers une sécurité sociale professionnelle", Rapport au ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie et au ministre de l’Emploi, du Travail et de la cohésion sociale, décembre.

Supiot Alain (1999) (dir.), "Au-delà de l’emploi. Transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe", Rapport pour la Commission Européenne, Flammarion.

Dumez Christophe (1998), "La piste de l’activation de l’indemnisation du chômage", La Dépêche du Midi - Rubrique Économie, janvier.

Lehndorff Steffen (1997), "La flexibilité chez les équipementiers automobiles en Europe", Travail et Emploi, n° 72, DARES.

Dumez Christophe (1992), "Du contrat de travail au contrat d’activité", Forum Créazur, Valbonne-Sophia Antipolis.

Wresinki Joseph (1987), "Grande pauvreté et précarité économique et sociale", Conseil économique et social.

Christophe DUMEZ
Avocat au Barreau de Montpellier
contact chez dumez-avocat.fr
Auteur de "La flexisécurité : une quête des relations sociales du XXIème siècle".

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