Faut-il autoriser la négation de l’existence de génocide au nom de la liberté d’expression ?

Par Léo Constanty, Juriste.

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Explorer : # liberté d'expression # négationnisme # génocide # lois mémorielles

Le 20 janvier dernier, le parlement français a reconnu le génocide Ouïghour. Par la suite, le 25 janvier 2022, le Tribunal judiciaire de Paris a ordonné la fermeture de deux sites négationnistes (n° 22/50141 et 22/50142). C’est dire si le sujet du négationnisme est une actualité brulante.
Mais quelles sont les règles qui entoure ce droit ? C’est à cette question que nous tentons de répondre.

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Le parlement doit régulièrement débattre sur l’utilité d’adopter, ou non, de nouvelles lois reconnaissant un génocide. Ce fut notamment le cas en 2018 où un député de l’Hérault a voulu reconnaitre le génocide vendéen de 1793.

Avant d’aller plus en avant dans l’analyse, mettons-nous d’accord sur les termes. Un génocide est une attaque, une guerre, une extermination, diront les plus téméraires, d’un peuple en raison de leur appartenance à ce groupement. Nier un génocide ce n’est pas nier la mort de certaines personnes mais nier l’anéantissement d’un groupe bien identifié d’être humain.

La liberté d’expression quant à elle, c’est le droit, pour tout citoyen, d’avoir une opinion et de recevoir, ou de communiquer, des informations ou des idées s’y rapportant.

Devant la gêne que peut engendrer la négation d’un génocide, qu’il soit ou non communément établi, se pose alors la question de l’interdiction de cette négation.

Or, il ne me semble pas opportun de prévoir des mécanismes particuliers pour lutter contre ce phénomène. En effet, la négation d’un génocide fait partie intégrante de la liberté d’expression en ce qu’elle protège la négation (I) et l’encadre (II).

I- Une liberté d’expression incluant le droit de nier.

La liberté d’expression, qualifié par certains spécialistes de droit 1er dans une société démocratique (A) permet la négation des génocides (B).

A) La liberté d’expression, une liberté essentielle dans une société démocratique.

La liberté d’expression est prévue et son régime détaillé par des textes tant internationaux qu’internes.

Ainsi, l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme et l’article 19 du pacte international des droits civils et politiques consacrent ce droit en droit international. En droit européen, ce sont les articles 10 de la Convention Européenne de Sauvegarde des droits de l’Homme (CESDH) et 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’union Européenne qui organisent ce droit.

En droit interne, la liberté d’expression fait partie du bloc de constitutionnalité à l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

Nous voyons donc que cette liberté est protégée par les plus hautes instances mondiales et européennes. Une telle consécration s’explique par le fait que la liberté d’expression fait partie des droits et libertés fondamentaux. Plus que cela, la liberté d’expression est une des conditions tenant à l’existence d’une société démocratique. Les fondements d’une telle société reposent sur trois piliers : l’Etat de droit, la liberté d’expression et la liberté des débats politiques.

Ainsi, en plus d’être un droit de l’Homme, la liberté d’expression concourt au maintien des sociétés démocratiques. Cette liberté doit donc être entendue dans un sens large et inclut donc le droit de nier.

B) Le droit de nier, un droit essentiel à la liberté d’expression.

La France a adopté quatre lois mémorielles (loi Gayssot 1990, loi 2001 reconnaissant le génocide arménien, loi Taubira de 2001 et la loi de 2005). Les lois mémorielles sont des lois qui donnent le point de vue officiel de l’Etat sur des événements historiques. Parmi ces quatre lois, deux portent sur des génocides : la loi de 1990 sur le génocide juif et la loi de 2001 sur le génocide arménien. L’Etat français reconnait ces deux génocides comme étant des vérités historiques. Il ne semble donc pas possible de pouvoir nier l’existence de génocide que dont notre pays admet l’existence dans une norme aussi importante qu’est la loi. Toutefois, malgré l’adoption de lois, l’Etat ne peut pas imposer un tel point de vue à ses citoyens.

En effet, la liberté d’expression est un droit fondamental dit de première génération. Par conséquent, il donne le droit de s’émanciper de l’Etat et de se forger sa propre opinion.

L’Etat à l’obligation négative de ne pas intervenir dans la construction de la pensée de ses citoyens. Ainsi, malgré l’adoption de lois mémorielles, un citoyen peut nier l’existence de génocide car cela fait partie intégrante de la liberté d’expression.

C’est d’ailleurs pour cela que le Conseil Constitutionnel a déclaré inconstitutionnelle la loi créant une infraction de négation du génocide arménien [1].

La liberté d’expression inclut le droit de dire ce que nous pensons, que cela « choque, heurte où inquiète l’Etat » [2]. La Cour de cassation a également eu l’occasion de préciser qu’un mensonge n’était pas constitutif d’un abus de la liberté d’expression [3].

A fortiori, s’il est permis de mentir, il sera permis d’interpréter. Car c’est cela dont il est question ici, avons-nous le droit d’interpréter un fait historique et de donner notre avis ? La CEDH a donné une réponse positive à cette affirmation, il est ainsi possible de rechercher la vérité historique sur le déroulement et l’interprétation des événements [4].

Toutefois la liberté d’expression n’est pas absolue. Elle peut être limitée par des mesures adaptées, nécessaires et proportionnées. Il faudra donc faire attention à ne pas tenir des propos qui iraient à l’encontre de la liberté d’expression.

II- Un droit de nier encadré.

La liberté d’expression permet donc à quiconque de nier l’existence d’un génocide. Toutefois cette négation ne peut se faire que dans un objectif précis (A) sous peine de tomber dans l’abus de la liberté d’expression (B).

A) Nier dans l’objectif de la recherche historique.

La CEDH encadre les discours négationnistes en eux-mêmes. En effet, la Cour a eu l’occasion de rappeler à plusieurs reprises que la négation ne pouvait se faire que dans l’objectif de la recherche de la vérité historique, du débat public. Outre les débats philosophiques sur la question « qu’est-ce que la vérité », il faut entendre ici que le discours doit permettre une avancée historique sur le sujet.

C’est cela qu’a déclaré la Cour européenne dans l’arrêt lehideux et Isormi déjà cité. Ce fut également le cas lors de l’arrêt Perinçek de 2015 [5] où les juges de Strasbourg ont conclu qu’il était possible de nier le génocide arménien, faute de consensus sur cette question.

Toutefois, nier un génocide dans un autre but que la recherche de la vérité historique n’est pas permis.

Ainsi, il est possible de nier l’existence d’un génocide. Mais il ne faut pas pour autant tomber dans le discours haineux. En effet, bien que libre, cette liberté est encadrée.

L’encadrement passe notamment par le respect des lois et règlement. Tout discours de négation pourra être condamné sur le fondement d’une autre interdiction. Ainsi, la négation de génocides ne doit pas servir de prétexte à la tenue de propos raciste par exemple.

De tel propos peuvent être condamné pour abus de la liberté d’expression conformément à l’article 17 de la CESDH

B) Abus du droit de nier.

Comme cela a déjà été précisé plus haut, la liberté d’expression n’est pas absolue, elle connait des limites. C’est notamment ce que précise l’article 17 de la CESDH.

Dans le cas qui nous intéresse ici, le droit de nier l’existence d’un génocide, l’abus sera caractérisé notamment lorsque le discours de négation porte sur un fait historique établi.

En effet, la CEDH a précisé dans l’arrêt Garaudy qu’il n’était pas possible de contester la réalité de fait historique communément admis sans tomber dans la falsification historique, ce qui est interdit [6]. Le Conseil Constitutionnel a statué de la même manière, jugeant que la négation directe ou indirecte ou la minoration outrancière de faits communément admis et constatés par un tribunal constitue un abus de la liberté d’expression [7].

Ainsi, la CEDH a considéré que l’interdiction de propager une publication qui qualifie de mensonge l’assassinat de million de juifs par les nazis était nécessaire dans une société démocratique [8].

Allant plus loin, la CEDH précise qu’il est possible d’interdire certains discours négationnisme sur le fondement de l’ordre public (CEDH 1983).

Aujourd’hui, le seul génocide qui semble être admis internationalement et dont le négationnisme est interdit est le génocide juif par les nazis. C’est pourquoi la loi Gayssot prévoit la condamnation de quiconque nie ce génocide, ce que n’a pas prévue la loi reconnaissant le génocide Arménien par exemple.

Léo Constanty
Juriste en droit de l\’entreprise, expert en IP/IT/DATA

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Notes de l'article:

[1Cconstit, Décision n°2012-647 DC du 28 février 2012.

[2CEDH, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, no 5493/72.

[3Ccass, Civ. 1re, 10 avr. 2012, n°12-10.177

[4CEDH, Affaire Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, 24662/94.

[5CEDH, Affaire Peri̇nçek c. Suisse, 15 octobre 2015, 27510/08.

[6CEDH, Garaudy c. la France, 24 juin 2003, 65831/01.

[7Cconstit 2016, n°2015-512 QPC.

[8CEDH 1982 X/Allemagne n° 9235/81.

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Discussions en cours :

  • Bonjour, un cas un petit peu différent, je me demandais si l’on pouvait nier l’existence des génocides une fois qu’ils sont reconnus comme tel par les tribunaux spéciaux internationaux, CPI et CIJ (Rwanda, Srebrenica...)
    Cela tombe t-il sous le coup de la loi ?
    Une fois qu’un tribunal international a donné son verdict, "la messe est dite" en quelque sorte.

  • Merci pour votre article. Pour vous compléter, notez qu’Il n’y a pas que la négation de la Shoah qui est punie par la loi française. C’est la négation de tous les génocides punis par une juridiction française ou une juridiction reconnue par la France. Ainsi la négation du génocide commis contre les Tutsi est punissable en France. Art 173 et 176 de la loi Egalité et Citoyenneté entrée en vigueur en janvier 2017 qui a modifié notamment les articles 24 bis et 48-2 de la loi sur la liberté de la presse.

    • par Flolan , Le 3 avril 2024 à 15:25

      Les choses s’éclaircissent : la peine encourue est de un an de prison et 45000 € d’amende si le crime contre l’humanité, crime de guerre ou crime de génocide a été établi par une juridiction reconnue par la France.
      On risque fort d’avoir à rappeler ce point du droit après le verdict de la CIJ Afrique du Sud vs Israël (estimé en 2026)

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