État des lieux en chiffres.
Au cours de notre dernière enquête Métiers & Revenus du Village de la justice, voici ce que les juristes (au sens large) nous ont dit sur le télétravail :
- À ce jour vous arrive-t-il de télétravailler, à domicile ou ailleurs ?
La réponse est, comme la pratique du travail, hybride, puisque "jamais ou presque" ou "1 à 2 jours par semaine" arrivent quasiment ex aequo (40%).
À préciser aussi : la réponse "En permanence ou presque" s’élève, et c’est notable, à 7%. C’est donc 60% des métiers du droit qui télétravaillent :
- Et pour deviner l’avenir de ces tendances, nous vous avons demandé : "À l’avenir qu’aimeriez-vous pour le Télétravail ?"
En faire plus : 42%. En faire moins 6% (c’est peu) mais ce sont les indécis qui remportent le match, puisque presque 52% répondent "Je ne sais pas encore".
Avis général donc plutôt favorable pour le télétravail...
Autres chiffres, ceux du Conseil national des Barreaux, qui concernent plus particulièrement les avocats :
- L’organisation du travail, et à ce titre notamment le télétravail, est le 2ᵉ critère que les avocats prennent en compte avant de rejoindre un cabinet en tant que collaborateur, après celui de la rémunération [1].
- 69% des avocats pratiquent le télétravail, 24% pour les salariés non-avocats. Dans les deux cas, la fréquence est en majorité d’une journée par semaine.
- Les mesures prises pour le télétravail : 72% la mise à disposition d’un ordinateur portable, 54% la mise en place d’une plateforme collaborative et 15% celle d’une charte télétravail.
Autre chiffre, qui interroge : 21% des interrogés répondent "aucune mesure particulière" [2].
Enfin, le dernier baromètre national sur la satisfaction des juristes d’entreprise indique que "le rapport présentiel/télétravail satisfait 85% des juristes et progresse fortement avec +5 points par rapport à 2023 et par rapport à 2021" [3].
Sur le terrain : vos retours d’expériences.
Chez Jaberson Avocats (40 personnes), avec Charles Jamet
Village de la Justice : Le télétravail chez vous, c’est depuis quand ? et pour qui ?
Charles Jamet : « Nous le pratiquions déjà avant Covid, avec l’idée de permettre un maximum de mobilité.
Sur le principe, c’est pour tout le monde, mais il faut qu’il y ait toujours quelqu’un au cabinet.
- C. Jamet
Nous avions donc déjà l’habitude de télétravailler, et nous étions équipés pour cela avant le Covid (visio etc.)
Ce qui pour nous a accéléré le télétravail, c’est que les clients sont, eux aussi, passés par la visio (notamment). Donc si nos clients sont équipés pour la visio, il n’y a pas de nécessité d’avoir en permanence des équipes au bureau ! »
VJ : Quid de l’esprit d’équipe ? Et du travail en lui-même ?
C.J : « Il est indispensable de préserver des moments tous ensemble (réunion d’équipe obligatoire par exemple). En outre, pour les "nouveaux arrivants", la phase d’accommodation demande qu’ils soient plus en présentiel.
Paradoxalement, cela a augmenté le côté collaboratif, le besoin d’échanger.
Sur le travail, cela ne change rien. Nous sommes 100% digitalisés, le cabinet tient dans un ordinateur ! L’intégralité des dossiers est dématérialisée.
D’autre part tout le monde est équipé pour le télétravail matériellement parlant (ordinateurs portables), il n’y a pas de contraintes matérielles à ce titre.
Enfin en termes de productivité, elle a plutôt augmenté notamment car télétravail signifie réduction du temps de trajet et meilleure gestion des contraintes, offrant ainsi une meilleure productivité. »
V.J : Quels ajustements avez-vous dû mettre en place ?
C.J : « Sur un plan "technique", certains avaient des "lenteurs" sur leur ordinateur lors des sessions de télétravail. Il nous a donc fallu les aider à améliorer leurs conditions de travail à domicile pour améliorer cela (accès internet, configuration, équipements, etc. ;).
En termes de présence au bureau pour les clients, il a fallu se réorganiser pour qu’il y ait toujours quelqu’un. Les fonctions supports sont organisées en jours fixes de télétravail.
Avec les managers, on s’assure que les collaborateurs gardent un bon équilibre vie professionnelle-personnelle car le travail à domicile peut entrainer une surcharge de travail (réduction des pauses repas, augmentation de l’amplitude de travail...). »
V.J : Certains sont-ils réfractaires au télétravail ?
C.J : « Oui, certains adorent venir au bureau ! Et nous faisons en sorte que les gens aient envie d’y venir (évènements, repas en commun etc.) Finalement, le télétravail est libre, totalement autorisé mais il n’est pas la norme alors nous créons une dynamique et des conditions favorables pour que les équipes aient plaisir à se retrouver sur l’un de nos bureaux ! »
Enfin, techniquement, qu’avez-vous mis en place ?
« Nous échangeons de façon informelle, pour la vie de bureau, par Whatsapp. Et pour les sujets professionnels, nous privilégions Teams.
Comme je l’ai dit, le cabinet est 100% digitalisé (logiciel de production en ligne, signature électronique, drive, équipements visio, gestion des flex office etc.), nous avons fait en sorte de pouvoir administrer les ordinateurs à distance, et nous pouvons donc les dépanner à distance, voire en bloquer l’accès et les réinitialiser en cas de vol ou de problème de sécurité. »
À la Direction juridique de Leroy Merlin (20 collaborateurs, 1 DJ et 4 managers), avec Claire Caquant et Pauline Van Oudendycke.
Village de la Justice : Le télétravail c’est depuis quand, pour qui et comment chez vous ?
Claire Caquant et Pauline Van Oudendycke : « Le Covid a été le point de départ qui a structuré la manière de télétravailler, et accéléré la mise en place du télétravail, et surtout la digitalisation.
Nous avons un accord d’entreprise qui nous permet de faire 8 jours de télétravail maximum par mois, de façon libre, sauf le mardi, jour de la réunion d’équipe.
- P. Van Oudendycke et C. Caquant
Il faut reconnaître que le "collectif managérial " fait moins de télétravail.
Par ailleurs, certaines personnes privilégient le présentiel parce qu’elles n’aiment pas le télétravail.
Les "jeunes" ou les alternants ne sont pas plus demandeurs de télétravail, ils sont surtout en demande de souplesse.
Finalement, le télétravail fonctionne. Ce qui pourrait le remettre en cause, c’est le manque d’équité avec ceux qui ne peuvent pas en faire. »
V.J : Quels sont selon vous les points positifs et les points négatifs de ce mode de travail ?
C.C et P.V.O : « Côté positif, cela participe à l’équilibre vie professionnelle/ vie privée, ça facilite la vie.
Pour l’ensemble de l’équipe, le télétravail permet un temps de "concentration" pour le travail de juriste, puisque c’est un temps où nous sommes moins sollicités.
Côté points négatifs, ou en tout cas bémol, il y a certaines actions qui ne sont pas agréables à gérer à distance, comme par exemple les négociations de contrat : mieux vaut être dans la même pièce !
Plus largement, les réunions hybrides en distanciel/présentiel ne sont pas souhaitables, idéalement. Mais il faut bien reconnaître que nous avons acquis de nouvelles compétences d’animation en distanciel durant le Covid, où nous avions même mené tout un séminaire à distance ! »
V.J : Et techniquement, qu’avez-vous mis en place ?
C.C et P.V.O « Nous avons connu une forte période de transformation à ce titre, avec le déploiement de notre CLM en premier lieu. Nous avons également mis en place les outils de travail collaboratif à distance (Trello, Asana etc.).
Évidemment notre équipe Compliance a sécurisé cela.
Finalement, le télétravail a renforcé notre souplesse, notre agilité, et finalement la fluidité du travail collaboratif. »
Dans le cabinet d’avocats Legicoop (9 personnes), avec Simon Chapuis-Breyton.
Village de la Justice : depuis quand et comment pratiquez-vous le télétravail ?
Simon Chapuis-Breyton : « Legicoop est né en 2020, donc je ne peux pas vous parler de la pratique du cabinet avant ou après Covid.
- S. Chapuis-Breyton
À titre personnel, avant Covid, et avant d’être à mon compte, et dès 2016/2017, j’ai pratiqué le télétravail, de façon limitée à une journée par semaine, et c’est quelque chose que j’ai obtenu à l’époque de haute lutte ! Face à la méfiance que cela provoquait, je mettais les bouchées doubles.
Cela m’a permis de bien voir les dérives du travail à la maison : pas d’horaires, pas de limites...
À Legicoop, nous n’avons pas mis de jours fixes en place. La règle, c’est que nous devons avertir les autres, et nous limiter à deux jours en moyenne, dans la mesure du possible. Vous devez déclarer que vous faites du télétravail, et c’est ça qui crée le cadre. Nous essayons également d’éviter que le cabinet soit physiquement vide, avec deux personnes minimum présentes, notamment parce que nous sommes dans un centre d’affaires, et que nous pouvons à ce titre être sollicités par les autres entreprises présentes, qui viennent au cabinet.
Pour le reste, il faut être clair : 95% de nos rendez-vous clients se font en visio désormais. Très peu se font en présentiel, et si tel est le cas, c’est nous qui nous rendons chez nos clients (en grande partie des entreprises). »
V.J : Esprit d’équipe, travail : ça fonctionne ?
S. C-B : « Je fais attention à ce que le télétravail ne devienne pas la norme. J’ai trop vu (notamment chez des clients et des partenaires) ce que le manque de liens peut créer comme difficultés. Et personnellement, pendant le Covid, cela m’a énormément manqué de ne pas pouvoir "passer la tête" dans le bureau des autres ! Il y a donc des moments d’équipe où les gens doivent être là, le lundi notamment.
J’ai tendance à penser en tout cas que plus les gens demandent du télétravail, plus il faut y faire attention, cela peut être le signal que quelque chose ne va pas... »
V.J : Et quid des aspects techniques et sécurité ?
S. C-B « Avec la création du cabinet, nous avons d’emblée mis en place des outils pour une utilisation à distance et une dématérialisation.
Il faut également veiller à ce que les gens soient bien installés, avec un poste de travail adéquat.
Le télétravail implique que les gens ramènent "à la maison" des éléments confidentiels, cela a de vrais impacts à ce titre. Cela entraîne des applications très concrètes comme par exemple équiper les ordinateurs de cache de confidentialité pour travailler dans les transports en commun.
Autre exemple : nous avons crypté tous les disques durs, afin de bloquer les accès possibles aux données.
Il y a enfin les règles imposées à l’équipe (interdiction de se connecter sur un réseau "ouvert", travail sur ordinateur professionnel uniquement, non prêtable, interdiction de connecter des appareils extérieurs de type clé USB etc.)
À ce titre, je fais des rappels réguliers sur ces points pour reposer le cadre et sensibiliser l’équipe. »
Dans une DJ dans le secteur de la chimie (le Directeur juridique interrogé travaille au sein d’une équipe de 5 personnes).
« Dans notre entreprise, chacun peut poser 2 jours de télétravail par semaine, en dehors du mardi, jour de réunion d’équipe.
Pour ma part, je ne télétravaille quasiment pas. L’expérience télétravail durant le Covid avait été éprouvante, avec cette impression que j’étais toujours au travail. Pour moi, se rendre au bureau cadence la journée et crée une césure avec la vie personnelle.
En outre, beaucoup de choses se jouent in situ et je préfère travailler sur place, échanger avec les uns et les autres ; bref le télétravail n’est pas totalement pertinent pour moi. Mais je respecte tout à fait que les autres le pratiquent pleinement. C’est une liberté laissée à chacun. C’est finalement une marque de confiance aux membres de l’équipe dans l’organisation de leur travail et en cela un facteur d’engagement. »
L’œil de l’expert.
Caroline Diard, Professeur Associé au département Management des Ressources Humaines et Droit des Affaires (TBS Education).
« Le secteur tertiaire est un secteur propice au télétravail (selon la DARES) et l’hybridation concerne davantage les cadres. Les métiers du droit sont donc particulièrement concernés par le télétravail.
L’enquête ici réalisée révèle une pratique de l’hybridation encore limitée à 1 à 2 jours par semaine, alors que les chiffres révèlent une envie de télétravailler davantage.
- C. Diard
Il semblerait que les employeurs ne répondent donc pas suffisamment aux attentes des collaborateurs qui considèrent le télétravail comme un facteur d’attractivité pour rejoindre une structure.
C’est donc une organisation plébiscitée, comme ce qui avait été relevé dans l’étude de l’Observatoire du télétravail de l’Ugict-CGT.
Le retour au bureau ne serait donc pas opportun dans le secteur juridique !
On note cependant une nette différence en fonction du poste. Les avocats sont en effet davantage concernés que leurs collègues par le nomadisme car les missions s’y prêtent.
Sans surprise, les entretiens qualitatifs qui ont été conduits confirment les résultats d’autres études en ce qui concerne les avantages et les inconvénients liés au télétravail (économie de temps de transport, productivité), les opportunités et risques. (Dans le prolongement, lire Télétravail : vers de nouvelles opportunités ?)
On constate ici une acculturation à l’hybridation qui est parfois mieux formalisée qu’avant le Covid. Il apparaît d’ailleurs que les efforts consentis pour équiper les collaborateurs en matériel adapté sont salués.
Le collectif de travail demeure néanmoins une préoccupation et l’importance des temps et lieux collectifs est relevée. L’apparition de groupes informels WhatsApp avait déjà été mentionnée dans une approche exploratoire [4]. La sécurité et confidentialité des données fait également l’objet d’une attention particulière. Il s’agit d’un sujet sensible compte tenu de l’activité.
Les métiers du droit se sont appropriés l’organisation hybride en prenant conscience des opportunités offertes et des risques inhérents à la profession. La signature d’accords d’entreprise pour être une voie à poursuivre pour organiser le télétravail dans la profession. »