Droit et violence : une affaire de psychologie ?

Par Jérôme Guicherd, Avocat et Dominique Szepielak, Psychologue.

1010 lectures 1re Parution: Modifié: 4.17  /5

Explorer : # psychanalyse # guerre # droit # violence

Quand la psychologie est appelée à la rescousse pour promouvoir la paix et faire triompher le droit ; les réflexions de S. Freund et de A. Einstein entre les deux guerres sont éclairantes.

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Visionnaire, en 1915, Sigmund Freud écrivait un article intitulé « La désillusion causée par la guerre ». Depuis 1914, il entretenait une correspondance soutenue avec un de ses meilleurs élèves Sándor Ferenczi qui était parti pour la guerre. S. Freud avait alors 59 ans, et ses théories psychanalytiques étaient inachevées, il ne pouvait donc qu’écrire : « Et voilà que la guerre, à laquelle nous ne voulions pas croire, éclata et apporta la…désillusion ».

Plus loin, anéanti par son constat, il dira :

« …notre affliction et notre douloureuse désillusion provoquées par le comportement non civilisé de nos concitoyens du monde durant cette guerre était injustifiées. Elles reposaient sur une illusion à laquelle nous nous étions laissé prendre. En réalité ils ne sont pas tombés aussi bas que nous le redoutions, parce qu’ils ne s’étaient absolument pas élevés aussi haut que nous l’avions pensé d’eux ».

Mais S. Freud se ressaisi. Toujours animé par un besoin irrépressible de comprendre la nature humaine, il profite de cet article pour introduire une partie de ses considérations sur sa théorie des pulsions, mais aussi sur l’égoïsme, deux forces incontrôlables s’il en est, que chacun peut voir fleurir en lui à des moments de fragilisation sociale, économique, professionnelle, personnelle…

Cependant S. Freud reste très attaché à la notion de civilisation et de rapport « intelligent » entre les uns et les autres. Pourtant, face à la réalité qui s’impose en 1914, il ne peut faire autrement que d’écrire :

« Nous serions tenté de croire que jamais encore un événement n’avait détruit tant de biens précieux communs à l’humanité, égaré tant d’intelligences parmi les plus lucides, si radicalement abaissé ce qui était élevé. Même la science a perdu son impassible impartialité… L’anthropologique se doit de déclarer l’adversaire inférieur et dégénéré, le psychiatre de diagnostiquer chez lui un trouble mental ou psychique. Mais sans doute, ressentons-nous le mal de ce temps avec une force excessive et n’avons-nous pas le droit de le comparer au mal d’autres temps que nous n’avons pas vécus ».

C’est dans la poursuite de cette réflexion que des échanges stimulants sur ce thème vont avoir lieu entre lui et Albert Einstein.

En 1933 est ainsi publié l’échange épistolaire historique entre A. Einstein et S. Freud qui a pour titre « Pourquoi la guerre ? ».

Ce travail a été commandé par la Société des Nations en 1931 pour promouvoir la paix en Europe.

En effet, dans le préambule du Traité de Versailles de 1919 créant la Société des Nations, les « Puissances alliées » déclarent être « désireuses que la guerre (…) fasse place à une paix solide, juste et durable » et qu’il importe, pour « développer la coopération entre les nations et pour leur garantir la paix et la sûreté, (…) d’accepter certaines obligations de ne pas recourir à la guerre, d’entretenir au grand jour des relations internationales fondées sur la justice et l’honneur, d’observer rigoureusement les prescriptions du droit international, reconnues désormais comme règle de conduite effective des gouvernements, de faire régner la justice et de respecter scrupuleusement toutes les obligations des traités dans les rapports mutuels des peuples organisés ».

Ce travail fut à l’origine proposé à A. Einstein. Ce dernier, habitué à des échanges avec S. Freud l’impliqua dans cette élaboration. Les deux savants ont gardé des liens étroits et un respect mutuel réel et profond depuis leur rencontre en 1926.

Pour A. Einstein :

« L’homme a en lui un besoin de haine et de destruction. En temps ordinaire, cette disposition existe à l’état latent et ne se manifeste qu’en période anormale ; mais elle peut être éveillée avec une certaine facilité et dégénérer en psychose collective ».

A. Einstein explore ainsi le rapport de force qui existe entre la société et l’homme. Il tentait de trouver le moyen de promouvoir la paix, la civilisation et l’harmonie. De ce fait, il se pencha sur le rôle et la place des savants de son temps, qui selon lui, avaient pour faiblesse le « commerce habituel des sciences », qui les éloignerait des « problèmes de la vie ». Ces derniers se retrouveraient dès lors dans un « certain sentiment d’impuissance » face à une demande de réponse opérante.

A. Einstein conclut sa réflexion sur la guerre en considérant que seul le droit et la force de ceux qui sont garant de la loi peuvent proposer une réponse appropriée et respectée. Dans ce constat, il regrette amèrement que généralement, les intérêts personnels de puissants priment dans les décisions et orientent une issue toujours belliqueuse.

S. Freud, confirme dans sa réponse son incompétence, mais aussi et surtout celle des penseurs à résoudre le problème récurrent des conflits.

Il soutient que le lien entre droit et violence est originel, et revenant sur les débuts même de l’humanité, conclut que le droit n’y était a priori accordé qu’au plus violent, reprenant en cela la théorie platonicienne développée dans La République selon laquelle « la force fait le droit et la justice c’est l’intérêt du plus fort ».

Pour S. Freud, la seule façon de pérenniser l’équilibre précaire dans l’union stable des plus faibles est d’instaurer des droits plus adaptés à la collectivité. Pour se faire, l’une des conditions essentielles est d’instaurer un lien sentimental, et un sentiment d’appartenance communautaire. L’autre condition est de renoncer à une part de liberté personnelle au profit de la sécurité de la vie en commun.

S. Freud admet cependant qu’il se trouve toujours des puissants pour remanier les droits et fomenter des conflits vis-à-vis d’autres puissants. La communauté étant selon lui par essence mutagène, les changements de cultures seraient des prétextes supplémentaires à remanier les droits et donc à déséquilibrer l’ordre social. Bref, les conflits jalonnent l’histoire de l’humanité en procédant par des changements du droit, soit dans un sens vertueux, soit dans un sens délétère.

S. Freud conclut à ce niveau de réflexion :

« Il n’est possible d’éviter à coup sûr la guerre que si les hommes s’entendent pour instituer une puissance centrale aux arrêts de laquelle on s’en remet dans tous les conflits d’intérêt. En pareil cas, deux nécessités s’imposent au même titre : celle de créer une semblable instance suprême et celle de la doter de force appropriée. Sans la seconde, la première n’est d’aucune utilité ».

Rejoignant en cela une pensée de Pascal : « La justice sans la force est impuissante », la suite étant, pour être presque complet, « la force sans la justice est tyrannique ».

Plus loin, dans sa vision de l’équilibre possible entre les hommes, S. Freud affirme que : « Ils ont besoin d’une autorité prenant pour eux des décisions auxquelles ils se rangent presque toujours sans réserve ».

Et :
« L’état idéal résiderait naturellement dans une communauté d’hommes ayant assujetti leur vie instinctive à la dictature de la raison...Mais il y a toute chance pour que ce soit là un espoir utopique ».

S. Freud rappelle qu’en l’homme, la pulsion de vie et la pulsion de mort sont en lutte perpétuelle. Ces pulsions rythment les attachements, les liens, en opposition à la destruction et au conflit.

À l’origine, cet échange avait pour titre « Droit et violence ». S. Freud imposa celui de « Pourquoi la guerre ? ».

Considérant l’actualité, cet échange épistolaire entre ces deux brillants intellectuels, rend le titre originel peut-être plus adapté, ce titre mettant directement en rapport le droit et la violence. Dès lors, le conflit ukrainien interroge toujours sur l’idée d’une instance centrale forte et efficace.

Dès 1933, la Société des Nations avait vécu sa première crise, le Japon et l’Allemagne ayant décidé d’en démissionner, l’Italie attendra 1937. D’ailleurs B. Mussolini dira à l’époque :
« La Société des Nations est très efficace quand les moineaux crient, mais plus du tout quand les aigles attaquent ».

S. Freud, mort le 23 septembre 1939, quelques jours après le déclenchement de la deuxième guerre mondiale, a constaté sinon l’inefficacité, du moins les faiblesses de la Société des Nations.

Elle a été remplacée par l’Organisation des Nations-Unies créée par la Charte des Nations-Unies signée à San Francisco le 26 juin 1945 (la SDN ayant été dissoute en 1946).

Là encore, les États-signataires étaient « résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l’espace d’une vie humaine a infligé à l’humanité d’indicibles souffrances, à proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites, à créer les conditions nécessaires au maintien de la justice et du respect des obligations nées des traités et autres sources du droit international, à favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande, et à ces fins, à pratiquer la tolérance, à vivre en paix l’un avec l’autre dans un esprit de bon voisinage, à unir nos forces pour maintenir la paix et la sécurité internationales, à accepter des principes et instituer des méthodes garantissant qu’il ne sera pas fait usage de la force des armes, sauf dans l’intérêt commun, à recourir aux institutions internationales pour favoriser le progrès économique et social de tous les peuples ».

Les buts des Nations-Unies figurant à l’article 1 de la Charte méritent d’être rappelés :
« Maintenir la paix et la sécurité internationales et à cette fin : prendre des mesures collectives efficaces en vue de prévenir et d’écarter les menaces à la paix et de réprimer tout acte d’agression ou autre rupture de la paix, et réaliser, par des moyens pacifiques, conformément aux principes de la justice et du droit international, l’ajustement ou le règlement de différends ou de situations, de caractère international, susceptibles de mener à une rupture de la paix ;
Développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, et prendre toutes autres mesures propres à consolider la paix du monde ;
Réaliser la coopération internationale en résolvant les problèmes internationaux d’ordre économique, social, intellectuel ou humanitaire, en développant et en encourageant le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinctions de race, de sexe, de langue ou de religion ;
Être un centre où s’harmonisent les efforts des nations vers ces fins communes
 ».

Cette organisation internationale « suprême » souhaitée par S. Freud dispose du fameux « chapitre VII » relatif au recours à la force intitulé « action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression » (articles 39 à 51) et est dotée d’une Cour Internationale de Justice auxquels les Etats-membres doivent « se conformer » (article 94) comme également envisagé par le psychanalyste.

Plus tard, une Cour Pénale Internationale chargée de condamner les crimes les plus graves (génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre) a été créée par le Statut de Rome du 17 juillet 1998, étant utile de préciser que les Etats-membre de l’ONU ne l’ont pas tous reconnue puisque certains Etats non pas signé ce traité (Chine, Inde) et d’autres ne l’ont pas ratifié (Etats-Unis et Russie pour ne prendre que ces exemples évocateurs).

Mais, et on le constate partout dans le monde, cette Charte et ces juridictions, si elles sont nécessaires, ne sont pas suffisantes à éviter la Guerre et la Violence, ne sont pas suffisantes à faire triompher la Paix et le Droit.

Alors en 2022, à l’aune des réflexions de deux grandes intelligences du XXème siècle, où en sommes-nous ?

Les guerres ont toujours eu l’ambition d’amener de nouveaux droits. La légitimité des guerres semble donc venir du fait qu’elles ont toujours eu pour finalité la paix, une autre paix, puisque la précédente semble insatisfaisante ou obsolète. Mais y en a-t-il de satisfaisantes ?

Nous ne sommes pas en 1932, à la veille de la montée du nazisme, nous en sommes encore moins en 1915, à l’aube de la plus meurtrière des guerres. Nous sommes en 2022, dans un environnement où l’intelligence artificielle (IA) prend son envol et où l’homme serait à un point de civilisation jamais atteint.

L’intelligence artificielle pourrait-elle apporter des solutions là où nos savants reconnaîtraient leur impuissance ? Qu’en diraient S. Freud et A. Einstein ?

Jérôme Guicherd, Avocat au Barreau de Paris
jguicherd chez fgc-avocats.com
Dominique Szepielak, Docteur en psychologie

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