La question pourrait paraître à première vue farfelue pour tout pénaliste qui se respecte. Cette opération économique que l’encyclopédie en ligne Wikipedia définit comme « le transfert d’activités, de capitaux et d’emplois en des régions du pays ou du monde bénéficiant d’un avantage compétitif » est rentrée dans le quotidien des français en même temps que la crise économique pour, comme la crise, ne plus en ressortir.
Chaque journal télévisé est ainsi appelé de manière récurrente à exposer le cas de telle ou telle entreprise ayant décidé de transférer son activité dans un pays de moindre protection sociale que celle-ci connaisse de sérieuses difficultés financières… ou pas.
Le droit pénal étend ses racines dans toutes les matières juridiques et le droit social et économique n’y échappe pas. Les dirigeants d’entreprise qui se livrent à ce type d’opération économique risquent-ils d’engager leur responsabilité pénale ?
L’approfondissement de la question conduit à découvrir que cette opération économique peut conduire à générer deux délits (au moins) : le délit de banqueroute et le délit d’abus de biens sociaux. Dans les deux cas, il s’agit de droit pénal spécial à savoir en l’espèce de droit pénal des affaires ou droit pénal commercial.
Le délit de banqueroute est visé et réprimé par l’article L654-2 du Code de commerce. Cette infraction est punie de 5 ans d’emprisonnement et de 75 000€ d’amende. L’idée d’envisager cette infraction dans le cadre d’une telle étude n’est pas saugrenue puisque la jurisprudence démontre que La Cour de Cassation a plusieurs fois eu un connaître d’une telle situation.
C’est le cas notamment le 28 juin 2006 quand elle confirme la condamnation du président d’une association de défense d’entreprises en difficulté qui offrait au dirigeant d’une entreprise en état de cessation des paiements rien moins qu’un montage ayant pour objet de démanteler ses actifs sachant pourtant la situation de cette dernière irrémédiablement compromise : le détournement d’actifs était en l’espèce caractérisé.
La qualification pénale d’un acte de délocalisation d’entreprise n’est donc pas purement théorique. Toutefois, comme le laisse à penser la décision précitée, un préalable semble devoir s’imposer qui limite singulièrement le terrain de cette analyse : le texte pose comme préalable que les agissements réprimés aient eu lieu dans le cadre d’une procédure collective.
Les premiers termes de la loi sont ainsi rédigés : « En cas d’ouverture d’une procédure de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire, sont coupables de banqueroute (…) ».
Or on sait que le droit pénal est d’interprétation stricte. Fin de la messe ? Pas si sûr en réalité, bien que l’analyse qui va suivre ne fasse assurément pas l’unanimité.
Il faut lire la suite de l’article L654-2 du Code de commerce et s’imprégner des éléments constitutifs de l’infraction :
« 1° Avoir, dans l’intention d’éviter ou de retarder l’ouverture de la procédure de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire, soit fait des achats en vue d’une revente au-dessous du cours, soit employé des moyens ruineux pour se procurer des fonds ;
2° Avoir détourné ou dissimulé tout ou partie de l’actif du débiteur ;
3° Avoir frauduleusement augmenté le passif du débiteur ;
4° Avoir tenu une comptabilité fictive ou fait disparaître des documents comptables de l’entreprise ou de la personne morale ou s’être abstenu de tenir toute comptabilité lorsque les textes applicables en font obligation ;
5° Avoir tenu une comptabilité manifestement incomplète ou irrégulière au regard des dispositions légales. ».
Le premier alinéa saute aux yeux puisqu’à l’évidence il ne situe plus le texte dans la procédure collective, mais bien avant le déclenchement de celle-ci. Quant à ceux qui suivent ils finissent de semer le trouble dans la perception du postulat posé par la partie liminaire de l’article…
Pourtant, suite à la réforme apportée par la loi du 25.01.1985, la Cour de cassation, a décidé que le jugement d’ouverture constituait une condition de forme et que la loi nouvelle posait "une condition préalable à l’exercice de l’action publique, constitutive d’une règle de procédure, qui ne saurait avoir d’effet sur les poursuites régulièrement engagées avant son entrée en vigueur".
C’est précisément ce point qui demeure à ce jour discutable puisque loin d’être une question formelle, on touche là au fond même de l’infraction et c’est bien de son domaine de qualification dont il est question en l’occurrence. Toutefois, il existe bien une astuce procédurale qui doit conduire le chef d’entreprise imprudent à la méfiance dans son éventuel dessein délictuel : le juge pénal n’est pas lié par la date de cessation des paiements que le juge commercial ou civil aura pu fixer pour ouvrir la procédure comme le rappelle constamment et de manière intangible la Chambre criminelle de la Cour de Cassation.
Dès lors il (re)devient possible de réprimer tout acte dont la commission serait antérieure à cette date pourvu que les détournements reprochés aient eu pour conséquences d’entraîner la procédure collective dont la vocation aurait alors été détournée.
La jurisprudence confirme cette analyse puisque les Tribunaux répriment de manière habituelle les acte de détournement ayant causé la cessation des paiements . Les manœuvres ayant vocation à « affecter la consistance de l’actif disponible dans des conditions de nature à placer (l’entreprise) dans l’impossibilité de faire face au passif exigible relève de la qualification de banqueroute (Cour de Cassation Chambre criminelle 21 sept. 1994) ».
D’un côté donc, la loi et sa rigueur, de l’autre, son application par les juridictions du fond et la lecture qu’en fait la Cour de Cassation. Des débats passionnés (et passionnants) existent dès que ce type d’affaire touche la barre d’un Tribunal.
À la question de savoir si un dirigeant d’entreprise pourrait être inquiété pénalement dans le cadre d’une délocalisation d’entreprise sur la base d’un délit de banqueroute, la réponse est donc oui. Reste à faire rentrer le comportement de ce dernier dans un des 5 tiroirs prévus par l’article L 654-2 du Code de commerce.
Le cas le plus symbolique car le plus médiatisé est sans doute celui du détournement d’actifs de l’entreprise que l’on peut symboliser par le déménagement des biens de productions de l’entreprise, souvent en catimini, la nuit. Si le fait de procéder à un tel déménagement n’est pas en soi constitutif d’une infraction, il peut le devenir si certaines conditions sont réunies.
La procédure collective pose une frontière, on l’a vu incertaine et discutable, entre deux comportements potentiellement répréhensibles pénalement : une fois la procédure collective ouverte, le délit banqueroute et en dehors de toute procédure de ce type, le délit d’abus de biens sociaux.
Répondant à une question posée en cours de séance à l’assemblée nationale par un député, le Garde des Sceaux indiquait en 2003 que ce type de comportement « pouvaient tomber sous le coup des articles L. 241-3-4° et L. 242-6-3° du code de commerce (applicables respectivement aux dirigeants de droit ou de fait de sociétés à responsabilité limitée et de sociétés anonymes) qui permettent de réprimer d’éventuels transferts illicites d’activités, sous la qualification d’« abus de biens sociaux », des peines de cinq ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende, dès lors qu’il apparaîtrait notamment qu’un tel transfert est dépourvu de contrepartie ou s’est traduit par une rupture de l’égalité entre les engagements. respectifs des diverses sociétés (Cass. crim. 4 septembre 1996 : Bull. crim. n° 314). »
Ici aussi cependant une limite est posée par la typologie des sociétés concernées (SA ou SARL). Le Ministre de la Justice ajoutait dans la même réponse que « dans le cas où une délocalisation d’activité conduirait l’entreprise victime de cette dernière à être l’objet d’une procédure de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire, des condamnations au chef de banqueroute sont susceptibles d’être prononcées à l’encontre des dirigeants de droit ou de fait ayant ainsi détourné l’actif de l’entreprise délocalisée, par des cessions d’actifs dépourvues de toute contrepartie (Cour de Cassation Chambre Criminelle 3 octobre 1996). »
Dominique PERBEN précisait enfin qu’il s’était fendu d’une circulaire le 6 mars 2003 (http://www.justice.gouv.fr/bulletin-officiel/dacg89c.htm) dans laquelle il rappelait « aux procureurs généraux l’importance pour le ministère public(…) d’apporter, le cas échéant, une réponse rapide et adaptée aux atteintes graves à l’ordre public ».
La possible coloration pénale de la délocalisation d’entreprise transparaît fortement dans cette circulaire laquelle demande aux Parquets Généraux d’ouvrir une enquête avant l’ouverture d’une procédure collective, « lorsqu’il apparaît (…) que des détournements de biens ou d’actifs de la société sont susceptibles d’avoir été commis par ses dirigeants, (…) pour vérifier notamment qu’il n’y a pas de transfert illicite d’activité vers d’autres structures. ».
La conclusion n’est pas moins intéressante, le texte indiquant, ce qui résume bien l’article qui précède, que dans un tel cas « la qualification d’abus de biens sociaux peut être provisoirement retenue, quitte à ajuster la qualification après le dépôt de bilan ».
On le voit, la délocalisation d’entreprise peut, tout à fait tomber sous le coup de la loi pénale si tant est que des comportements visant à nuire volontairement à cette dernière puissent être mis en lumière. D’autant plus que l’analyse qui précède est fatalement incomplète puisqu’elle n’envisage la question que sous l’angle du droit répressif commercial et que le problème (fondamental) de la mise en œuvre de l’action publique par les organes représentatifs des salariés au sein de l’entreprise n’est pas abordé (ce dernier point méritant à lui seul un article).
Nul doute enfin qu’une étude poussée en droit pénal du travail permettrait également de placer la délocalisation d’entreprise sous les « fourches caudines » du droit pénal. D’ailleurs cette expression tirant son origine de l’histoire de la bataille du même nom en 321 avant Jésus Christ et illustrant d’une certaine manière la défaite du puissant contre le faible devrait avoir vocation à rendre prudent tout décideur qui envisage une telle opération économique si d’aventure des velléités d’action pénale surgissait dans l’esprit des salariés de l’entreprise en question…
Christophe LANDAT
Avocat - Spécialiste en droit Pénal
Email : christophe.landat chez avocat-conseil.fr
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