L’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 prévoit que tous les citoyens sont admissibles à toutes dignités, places et emplois publics selon, notamment, leur capacité. Il s’en suit que ne peuvent exercer des fonctions de magistrats que les citoyens dont les capacités ont été contrôlées par les autorités de sélections et de nomination, étant observé que la jurisprudence du Conseil constitutionnel - gardien vigilant du respect de cette exigence constitutionnelle - est plus sourcilleuse pour les magistrats que pour d’autres emplois des fonctions publiques.
Qu’en est-il dudit respect pour les magistrats qui, ayant atteint la limite d’âge, souhaitent poursuivre une activité en lien avec le service de la justice et mettre ainsi leur expérience et leur savoir-faire à sa disposition ?
Les magistrats sont autorisés, dès leur admission à la retraite, à se prévaloir de l’honorariat de leurs fonctions sauf à avoir fait l’objet d’un refus de l’honorariat, de poursuites disciplinaires ou d’une mise à la retraite d’office. Cet honorariat leur permet « … d’autre part, d’exercer des fonctions juridictionnelles ou non juridictionnelles… ».
S’agissant des premières, l’article 41-25 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 énumère les fonctions ouvertes aux magistrats honoraires issus des juridictions judiciaires ; les articles L222-2 CJA et L222-2-1 à L222-3 CJA traitent de celles ouvertes aux retraités des juridictions de l’ordre administratif.
Leur participation à des commissions administratives est prévue à l’article 102 L. n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.
Cette belle mécanique est stoppée net dès que l’intéressé atteint l’âge de 75 ans.
Un moment éversif ?
75 ans est construit comme un âge pivot dans un parcours de vie.
En 1974 Bernice Neugarten voyait au-delà de cet âge les old old, les « vieux vraiment vieux ». En 1984 cette catégorie est insérée dans un triptyque par le National Institute of Aging qui distingue trois catégories de personnes âgées rapportées à l’âge chronologique : les « young old » (65-75 ans), les « old old » (75-85 ans) et les « oldest old » (plus de 85 ans). Statistique Canada en définissant les groupes établis selon le cycle de vie répertorie les 75 à 79 ans. La revue médicale suisse constate dans cette même catégorie un seuil de morbidité accru en soins intensifs. Sans qu’il soit besoin de citer davantage de référence à cette tranche d’âge il s’évince de la littérature médicale, psychiatrique et sociologique que 75 ans constitue effectivement un pivot dans le parcours de vie d’une personne qui rejoint socialement « les vieux en passe de le devenir » pour reprendre l’expression de Lalive d’Epinay.
En retenant cet âge pour stopper l’activité des magistrats honoraires le législateur français s’est donc adapté à un consensus bien établi scientifiquement. S’est il aussi inspiré de sa propre expérience puisque lui-même, au moins quelques députés ou candidats, peuvent avoir été soumis à cette limite ? Caradec cite un courrier de Guy Mollet expliquant qu’il ne se représentera pas à la prochaine élection car il allait avoir 75 ans et qu’il avait lui-même imposé, par le passé, cette limite d’âge à d’autres camarades ; ce seuil avait retenu par le RPR en 1993, pour refuser de donner son investiture pour les élections aux candidats âgés de plus de 75 ans. Quoi qu’il en soit, tout se passe comme si le pouvoir législatif considère qu’à cet âge tout magistrat perd brutalement, automatiquement, nécessairement toute capacité à agir au service de la Justice.
Il prend d’ailleurs prend le soin d’assurer cette limite pour chaque type de juridiction. Cf, par exemple :
- Code de commerce : art. L723-7 ;
- Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile : art. L131-4 ;
- Code de justice administrative : art. et L222-2-3 et L222-2-2 ;
- Code du travail : art. L1442-3 ;
- Ord. n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature : art. 41-10, 41-31, 41-32.
S’il est vrai que l’ « on peut être retraité bien avant d’être vieux au sens de diminué » alors « l’ancien magistrat ancien » est réputé diminué à 75 ans et il est exclu de la catégorie des « young old » : quel que soit son âge biologique l’ancien magistrat est affecté - ultime affectation - à une classe d’âge donnée, construite socialement : celle des « old old » et au-delà. Il s’en suit que toute activité en lien avec ses anciennes juridictions lui est interdite.
Cette injonction n’est pourtant qu’une présomption.
Cette présomption est revêtue d’un caractère irréfragable ; en cela elle méconnait le principe constitutionnel cité d’entrée de propos car elle prive les intéressés de la faculté de faire valoir individuellement que nonobstant leur sénilité chronologique ils conservent à un niveau éminent leurs capacités cognitives et fonctionnelles, au demeurant il est constant que l’âge ressenti, l’âge biologique peuvent différer significativement de l’âge chronologique. Le législateur le sait bien puisque, si la L. n° 2016-1090 du 8 août 2016 avait fixé à 62 ans la limite d’âge des magistrats honoraires exerçant les fonctions juridictionnelles cette limite a été repoussée à 72 ans puis, par la loi organique n° 2023-1058 du 20 novembre 2023, à 75 ans.
Certes quelques craintes existent sur la réalité de certaines limitations fonctionnelles, le risque de pertes de mobilité et d’autonomie des personnes âgées. Il n’est évidement pas question de les nier dès lors qu’il est possible d’utiliser les outils d’appréciation existant.
L’aptitude à la poursuite du service (et l’intérêt même du service) des magistrats nouvellement honoraires est appréciée selon le cas par le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel, par les chefs de cour et la direction des services judiciaires (sous-direction des ressources humaines de la magistrature) et le Conseil supérieur de la magistrature. En outre, au judiciaire ces magistrats honoraires reçoivent une formation préalable puis continue et sont soumis tous les deux ans à une évaluation au sens de l’article 12-1 de l’O. n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature. Rien ne s’oppose à l’ouverture de ces mécanismes aux honoraires de plus de 75 ans.
Notamment il est regrettable de priver le service public de la justice de l’expérience acquise par chacun tout au long de sa carrière, d’autre part, selon le scénario central, les 75 ans et + qui comptaient pour 6,7% de la population en 1990 en représenteraient 12,2% en 2030, 14,6% en 2040 et 17,9% en 2070. En 2070, 13,7 millions de personnes seraient ainsi âgées de 75 ans ou plus, soit deux fois plus qu’en 2013. Mécaniquement le nombre d’honoraires en bonne santé augmentera à due proportion et parallèlement le vivier d’expériences si utiles.
La limite en cause n’est donc pas infranchissable ; la dépasser assurera l’harmonisation entre la norme juridique, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et ce fait de société.