Ne bis in idem : du principe à l’exception.

Par Hervé Gerbi, Avocat.

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Explorer : # droit pénal # ne bis in idem # blessures involontaires

Après un arrêt de principe rendu le 15 décembre 2021, annonciateur d’un véritable revirement, la Chambre Plénière de la Cour de cassation, dans sa décision du 15 février 2022, destinée à être publiée, fixe désormais de façon claire les modalités de non-application du principe "ne bis in idem". (Cet arrêt, a été rendu sur pourvoi d’un arrêt de la chambre correctionnelle de Grenoble).

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I - Les faits et procédures.

Le 06 septembre 2008, après un épisode de fortes pluies, une partie du toit terrasse d’un magasin de vente à prix cassés s’effondrait sur la quinzaine de clients présents.

L’intervention des pompiers devait dénombrer, après plusieurs heures d’interventions, 4 blessés graves et 9 autres blessés.

Les premières investigations, confirmées par des expertises ordonnées dans le cadre de l’instruction, confirmaient une défaillance de la société exploitante dans l’entretien des systèmes d’évacuation des eaux de pluies.

Il était par ailleurs reproché à des sociétés de bâtiment intervenues plusieurs années auparavant pour des travaux d’étanchéité d’avoir fautivement obturé les orifices d’écoulement des eaux, puis enfin à une autre société consultée en raison d’une surcharge anormale d’eau, de ne pas avoir signalé la non-conformité du système d’évacuation des eaux de pluie.

Par jugement en date du 10.09.2018, le Tribunal Correctionnel de Grenoble a condamné les prévenus sur la double qualification délictuelle et contraventionnelle de blessures involontaires, compte tenu de durées d’ITT inférieures et supérieures à 3 mois.

Par arrêt en date du 14 janvier 2020, la chambre correctionnelle de la cour d’appel de Grenoble confirmait les condamnations, exceptée pour une des sociétés intervenantes. C’est l’arrêt objet du pourvoi.

II - Les moyens du pourvoi.

Plusieurs moyens étaient soulevés dans cette affaire.
Notamment, il était reproché d’avoir déclaré recevable une constitution de partie civile pour une victime non touchée par l’ordonnance de renvoi du juge d’instruction.

Ce moyen a bien évidemment été facilement écarté, l’intervention d’une partie civile au stade du procès ne posant aucune difficulté.

Un second moyen, intéressant, reprochait à la cour d’appel d’être entré en voie de condamnation d’une personne morale, sur la base d’une faute accomplie par un préposé qui n’était pas son représentant. La Cour de cassation a écarté ce moyen en indiquant que la conjugaison de plusieurs fautes des préposés de cette société, même individuelles, caractérisait un manque de professionnalisme et d’organisation de la société qui était bien imputable à son dirigeant. Ce moyen a donc lui aussi été écarté.

Quant au moyen qui nous intéresse spécialement, il était reproché à la Cour d’Appel par les demanderesses au pourvoi d’avoir prononcé deux déclarations de culpabilité, l’une de nature délictuelle, et l’autre de nature contraventionnelle, alors que la Cour se fondait, pour se faire, sur des faits procédant de manière indissociable d’une action unique et qui étaient caractérisés par une seule intention coupable, en l’espèce de ne pas avoir procédé à l’entretien adéquate de la toiture.

Ainsi, le moyen de cassation se fondait sur la violation du principe ne bis in idem et de l’article 4 du protocole 7 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Le moyen s’articulait sur la jurisprudence issue de l’arrêt rendu par la haute juridiction le 26 octobre 2016 : « les faits qui procèdent de manière indissociable d’une action unique caractérisée par une seule intention coupable ne peuvent donner lieu, contre le même prévenu, à deux déclarations de culpabilité de nature pénale, fussent-elles concomitantes ». [1]

Ne bis in idem interdit donc de punir deux fois pour le même fait.
On comprend bien qu’il s’agit ici d’éviter d’abord qu’une personne ne soit poursuivie ou sanctionnée ensuite d’une infraction à laquelle elle a déjà dû définitivement répondre, qu’elle en soit sanctionnée ou pas.

C’est l’application du protocole 7, article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne, et des articles 6 et 368 de notre procédure pénale. Mais ce dont il est question dans l’arrêt attaqué, c’est de la problématique du cumul de qualifications pour un même fait.

Dans l’arrêt précité, la haute Juridiction a jugé qu’un prévenu ne pouvait être condamné pour blanchiment et dans le même temps pour abus de biens sociaux sur la base de virements uniques réalisés pour des prestations inexistantes.

En matière de blessures involontaires, le moyen rappelait qu’elles pouvaient constituer un délit ou une contravention suivant que les conséquences des faits ont permis de fixer une incapacité totale de travail supérieure ou inférieure à 3 mois. Il développait alors que « le délit et la contravention de blessures involontaires qui procèdent d’une même action coupable ne peuvent être punis séparément ». [2]

III - La décision.

La Cour déclare d’abord que le moyen tiré de la méconnaissance de la règle ne bis in idem, soulevé pour la première fois devant la Cour de cassation est irrecevable.
Elle aurait tout à fait pu rejeter le moyen sur cette seule irrecevabilité, mais elle va plus loin encore.
Elle précise d’abord que l’application de ce principe n’est pas d’ordre public.
Surtout, elle ajoute :
« A le supposer recevable, le moyen tiré de la violation du principe ne bis in idem ne serait, en tout état de cause, pas fondé.
En effet, les déclarations de culpabilité des délits et contraventions de blessures involontaires ne sont pas exclusives l’une de l’autre ; par ailleurs, aucune des qualifications telles qu’elles résultent des textes d’incrimination ne correspond à un élément constitutif ou à une circonstance aggravante de l’autre et aucune de ces qualifications n’incrimine une modalité particulière de l’action répréhensible sanctionnée par l’autre infraction.
 »

La rédaction de cet arrêt, rendu en formation plénière et destiné à être publié, en fait un arrêt de principe qui vient nettement confirmer l’arrêt précédemment rendu le 15 décembre 2021 [3].

Il y a lieu de noter que l’élaboration de cette jurisprudence est issue d’échanges entre la cour et des universitaires à la suite de colloques et d’un groupe de travail interne à la chambre criminelle.

Notamment plusieurs colloques se sont tenus pour discuter des concordances et discordances des jurisprudences européenne et constitutionnelle.
Ainsi, la Cour européenne des droits de l’homme interdit de « poursuivre ou de juger une personne pour une seconde infraction pour autant que celle-ci a pour origine des faits identiques ou des faits qui sont en substance les mêmes ». [4]

Dans une espèce plus récente, la Cour européenne des droits de l’homme a réaffirmé son principe : Monsieur Galovic, ressortissant croate est condamné entre 2006 et 2008, et détenu en prison, pour différents faits relatifs à des agressions sur ses enfants. En 2009, il est à nouveau condamné pour des violences domestiques et de la négligence vis à vis de ses enfants, pour des faits allant sur une même période entre 2005 et 2008. Il se plaint de la violation de l’article 4 du protocole 7 de la charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne. « La Cour note que les faits dans deux des séries de procédures pour délits mineurs contre le requérant ont été en partie identiques aux faits dans la procédure ultérieure par voie de mise en accusation. Pour déterminer s’il y a eu une duplication interdite des procédures, la Cour estime que les deux types de procédures engagées contre le requérant étaient complémentaires et prévisibles, et qu’elles étaient suffisamment liées en substance et dans le temps pour être considérées comme faisant partie du régime global des peines prévues par le droit croate pour les infractions de violence domestique.

En particulier, la procédure pour infraction mineure visait à traiter un incident ponctuel de violence domestique et à prévenir une nouvelle escalade de violence, tandis que la procédure de mise en accusation pour l’infraction continue de violence domestique a été engagée une fois que le comportement illicite du requérant a atteint un certain niveau de gravité, afin de sanctionner un ensemble continu de comportements violents. » [5]

La question qui nous préoccupe dans notre arrêt commenté donc est celle du concours de qualifications pour un même fait : le concours idéal d’infractions.
La rédaction de l’arrêt du 15 décembre 2021 se révèle un bon enseignement théorique de la question.

Dans cette affaire, des époux associés se voient démarchés par le représentant d’une prétendue société de droit belge afin de racheter leurs parts sur une autre société. Afin de les convaincre du sérieux de la proposition, il leur communique d’une part de fausses attestations notariales et, d’autre part, le certificat de dépôt du prix d’achat sur un compte ouvert à leur nom. Le prévenu avait été condamné à la peine de 3 ans de prison, à la fois pour escroquerie et dans le même temps pour faux et usage de faux, par l’emploi des faux certificats notariés ayant déterminé ses victimes à lui remettre des fonds. Il se pourvoit en cassation au motif que la cour d’appel ne pouvait retenir les deux qualifications.

La motivation de la cour s’attache d’abord à rappeler le principe issu de sa décision du 13 janvier 1953 : un même fait autrement qualifié ne peut donner lieu à plusieurs déclarations de culpabilité [6].

Il aura fallu attendre l’arrêt précité du 26 octobre 2016 pour clarifier les contours de la règle : « les faits qui procèdent de manière indissociable d’une action unique caractérisée par une seule intention coupable ne peuvent donner lieu, contre le même prévenu, à deux déclarations de culpabilité de nature pénale, fussent-elles concomitantes » [7].

Cependant, rappelle la Cour, l’application de ce cadre général de résolution du conflit de qualifications n’est pas sans poser plusieurs difficultés :
- Certaines victimes pourraient ne pas être recevables sur une qualification, alors qu’elles l’auraient été sur l’autre qualification écartée et entrée précédemment en conflit ;
- L’efficacité de la peine peut être amoindrie quand le juge se prive par exemple d’une peine complémentaire qui aurait été adaptée aux faits, au visa de l’infraction finalement écartée par le conflit ;
- « Le choix d’une seule qualification ne permet pas toujours d’appréhender l’action délictueuse dans toutes ses dimensions..et l’abandon de l’une des qualifications en présence peut avoir pour conséquences d’occulter un intérêt auquel l’action délictueuse a porté atteinte ou une circonstance de cette action, alors que la volonté de protéger cet intérêt ou de réprimer cette circonstance a déterminé le législateur à incriminer le comportement considéré. » [8].

Pour l’ensemble de ces raisons, la Cour de cassation a décidé d’atténuer la règle posée depuis 1953, et rediscutée en 2016, en distinguant :

« L’interdiction de cumuler les qualifications lors de la déclaration de culpabilité doit être réservée, outre à la situation dans laquelle la caractérisation des éléments constitutifs de l’une des infractions exclut nécessairement la caractérisation des éléments constitutifs de l’autre, aux cas où un fait ou des faits identiques sont en cause et où l’on se trouve dans l’une des deux hypothèses suivantes.

Dans la première, l’une des qualifications, telles qu’elles résultent des textes d’incrimination, correspond à un élément constitutif ou une circonstance aggravante de l’autre, qui seule doit alors être retenue.

Dans la seconde, l’une des qualifications retenues, dite spéciale, incrimine une modalité particulière de l’action répréhensible sanctionnée par l’autre infraction, dite générale. »

Ainsi, la Cour détermine les critères précis de la règle de l’interdiction du cumul.
De règle de principe elle devient une règle exceptionnelle dont la formulation est reprise dans l’arrêt que nous commentons :
«  les déclarations de culpabilité des délits et contraventions de blessures involontaires ne sont pas exclusives l’une de l’autre  ».

(Extrait de la décision reproduite sous la responsabilité de l’auteur.)

Hervé GERBI, avocat spécialisé en dommages corporels et droit (corporel) du travail
Diplômé de psychocriminalistique.
www.victimesetprejdices.fr

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Notes de l'article:

[1Cass. Crim., 26 octobre 2016, N°15-84552, publié au bulletin.

[2Cass. Crim., 2 novembre 2011, N° 10-87073.

[3Cass. Crim., 15 décembre 2021, N°21-81864

[4CEDH, 10 février 2009, Zolotoukhine C/ Russie.

[5Galovic/Croatie, CEDH, 31 août 2021.

[6Cass. Crim., 13 janvier 1953, Bull. Crim. 1953 n°12.

[7Cass. Crim., 26 octobre 2016, pourvoi 15-84.552, Bull. crim.2016, n°276

[8Cass. Crim., 16 avril 2019, pourvoi n°18-84.073, Bull. crim.2019, n°77.

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