Un sujet proposé par la Rédaction du Village de la Justice

Contentieux disciplinaire et droit au silence : les magistrats aussi ont le droit de se taire.

Par Ambroise Vienet-Legué, Avocat.

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Explorer : # droit de se taire # contentieux disciplinaire # droits fondamentaux # magistrature

Ce que vous allez lire ici :

Le Conseil constitutionnel examine la conformité des articles 52 et 56 concernant la procédure disciplinaire des magistrats. Suite à une question prioritaire de constitutionnalité, il déclare les articles inconstitutionnels pour ne pas garantir le droit de silence. Les magistrats doivent désormais être informés de ce droit lors des audiences.
Description rédigée par l'IA du Village

Dans une décision n° 2024-1097 QPC du 26 juin 2024 [1], le Conseil constitutionnel a jugé contraire à la Constitution des dispositions réglementant le contentieux disciplinaire des magistrats en ce qu’elles ne prévoyaient pas une notification préalable à l’intéressé du droit de se taire.
Cette décision témoigne du rapprochement opéré entre le champ pénal et le champ disciplinaire et, par voie de conséquence, d’un mouvement de procéduralisation du contentieux disciplinaire.

-

Contexte de la saisine du Conseil constitutionnel.

Le 17 février 2022, le garde des Sceaux saisissait le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) afin qu’une sanction disciplinaire soit prononcée à l’égard d’un magistrat à qui de nombreux manquements étaient reprochés.

Le mis en cause soulevait une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur les articles 52 [2] et 56 [3] de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature :

  • L’article 52 réglemente les conditions dans lesquelles un magistrat mis en cause peut être auditionné par un rapporteur dans le cadre d’une enquête disciplinaire ;
  • L’article 56 réglemente les conditions dans lesquelles un magistrat mis en cause comparaît en audience disciplinaire devant le CSM.

Le magistrat soutenait que ces dispositions méconnaissaient les exigences de l’article 9 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC) dans la mesure où elles ne prévoyaient pas la notification préalable au magistrat inquiété de son droit de se taire.

Cette QPC était transmise par le CSM au Conseil d’Etat.

Alors qu’il avait refusé de transmettre une première QPC au Conseil constitutionnel quelques mois plus tôt, la plus haute juridiction administrative décidait d’y procéder dans une décision du 19 avril 2024.

En effet, saisi en avril 2023 d’une première QPC relative à la conformité des articles 52 et 56 précités aux dispositions de la DDHC, le Conseil d’Etat avait d’abord refusé de la transmettre dans la mesure où elle ne présentait pas, selon lui, de caractère sérieux.

Il considérait que le droit de se taire ne trouvait à s’appliquer que dans le cadre d’une procédure pénale et non pas dans le cadre d’une procédure disciplinaire :

« Si le Conseil constitutionnel a reconnu que le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire, résulte de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 juillet 1789, il résulte également des décisions précitées que ce principe a seulement vocation à s’appliquer dans le cadre d’une procédure pénale. Dès lors que les articles 52 et 56 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature définissent la procédure disciplinaire applicable aux magistrats du siège, M. B... n’est pas fondé à soutenir que ces dispositions méconnaîtraient le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire, nonobstant la circonstance que les informations recueillies dans le cadre de cette procédure pourraient être ultérieurement transmises au juge répressif » [4].

A nouveau saisi en 2024, le Conseil d’Etat prenait une décision inverse en acceptant de transmettre la QPC au Conseil constitutionnel, en raison d’un changement des circonstances de droit intervenu entre temps [5].

C’est dans ce contexte que le Conseil constitutionnel était amené à se prononcer sur cette QPC.

Une QPC recevable en raison d’une circonstance de droit nouvelle.

Dans sa décision de renvoi du 19 avril 2024, le Conseil d’Etat rappelle tout d’abord que les dispositions litigieuses de l’ordonnance de 1958 ont déjà été déclarées conformes à la Constitution à deux reprises.

Néanmoins, il relève l’existence d’un changement de circonstances qui doit faire regarder la QPC portant sur ces mêmes dispositions comme une question nouvelle et comme présentant un caractère sérieux, en application du 2° de l’article 23-2 de l’ordonnance n° 58-1067 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.

C’est sur le même fondement que, ainsi saisi d’une QPC transmise par le Conseil d’Etat, le Conseil constitutionnel relevait que celle-ci était bien recevable dans la décision commentée :

« Dans ses décisions du 9 juillet 1970 et du 19 juillet 2010 mentionnées ci-dessus, le Conseil constitutionnel a spécialement examiné les dispositions contestées des articles 52 et 56 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 et les a déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif de ces décisions.
Toutefois, depuis ces déclarations de conformité, le Conseil constitutionnel a jugé, dans sa décision du 8 décembre 2023 mentionnée ci-dessus, que les exigences de l’article 9 de la Déclaration de 1789 impliquent que le professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne puisse être entendu sur des manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé du droit qu’il a de se taire. Cette décision constitue un changement des circonstances justifiant le réexamen des dispositions contestées
 ».

C’est ainsi uniquement en raison d’un changement de circonstances dont il est lui-même à l’origine, à savoir une décision rendue quelques mois plus tôt [6], que le Conseil constitutionnel considère que la question de la conformité à la Constitution des articles 52 et 56 de l’ordonnance de 1958 mérite d’être réexaminée.

D’aucuns pourront s’étonner que le Conseil constitutionnel, dans une sorte de mécanique auto-suffisante, se fonde sur une évolution jurisprudentielle dont il est lui-même à l’origine pour considérer qu’il existe une circonstance de droit nouvelle lui permettant de procéder à un examen de la conformité d’un texte à la Constitution.

D’autres y verront là la preuve du rôle pro-actif qu’il peut avoir en faveur d’un plus grand respect des droits fondamentaux.

La consécration progressive d’un droit essentiel : le droit de se taire.

Depuis plus d’une vingtaine d’années, le Conseil constitutionnel a consacré le droit de ne pas s’auto-incriminer et a eu l’occasion d’en préciser les contours dans de nombreuses décisions.

Le Conseil constitutionnel a d’abord reconnu valeur constitutionnelle au principe selon lequel « nul n’est tenu de s’accuser » dans une décision du 2 mars 2004 [7], celui-ci découlant directement du principe de la présomption d’innocence garanti par l’article 9 de la DDHC.

Dans une décision du 4 novembre 2016, le Conseil constitutionnel a ensuite précisé ce que recouvre le droit de ne pas s’accuser, dans le cadre d’une affaire où une personne gardée à vue avait été entendue après avoir prêté le serment de « dire la vérité, rien que la vérité ».

Cette décision révélait l’existence d’un corollaire au droit de ne pas s’accuser : le droit de se taire [8].

Dans une décision du 4 mars 2021, le Conseil constitutionnel a été amené à se prononcer sur les circonstances dans lesquelles le droit de se taire pouvait être garanti à l’égard d’une personne mise en cause dans le cadre d’une affaire pénale.

Il annulait en raison de leur inconstitutionnalité les dispositions réglementant la comparution d’une personne devant le juge des libertés et de la détention avant un éventuel placement en détention provisoire dans l’attente d’un jugement en comparution immédiate ; Celles-ci ne prévoyaient pas de notification préalable à l’intéressé de son droit de se taire [9].

En effet, le Conseil constitutionnel estime qu’à cette occasion

« le fait même que le juge des libertés et de la détention invite le prévenu à présenter ses observations peut être de nature à lui laisser croire qu’il ne dispose pas du droit de se taire ».

Dès lors, pour que le droit de se taire soit garanti, il est indispensable que le prévenu soit préalablement informé de l’existence d’un tel droit.

Le Conseil constitutionnel a ensuite consacré largement la nécessité d’une notification du droit au silence à chacune des étapes d’une procédure pénale, qu’il s’agisse par exemple :

  • De l’examen psychologique ou psychiatrique d’une personne mise en cause dans le cadre d’une enquête préliminaire [10] ;
  • De la comparution d’un mis en examen devant le juge des libertés et de la détention avant qu’il ne statue sur son placement en détention provisoire [11] ;
  • De la comparution d’un mis en examen devant la chambre de l’instruction [12].

L’application des principes constitutionnels du droit répressif au contentieux disciplinaire.

Le Conseil constitutionnel a progressivement étendu les principes essentiels dégagés en matière de droit répressif à l’ensemble des « sanctions ayant le caractère d’une punition ».

Il a ainsi, dans un premier temps, contrôlé le respect des exigences de l’article 8 de la DDHC, dont découle notamment le principe de la légalité des délits et des peines [13], à l’ensemble des mesures répressives, que celles-ci relèvent du champ pénal, administratif, civil ou disciplinaire.

Cette évolution est en accord avec la position de Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) qui se réfère de manière générale à la « matière pénale », laquelle englobe tant le champ pénal que le champ administratif et disciplinaire [14].

C’est ainsi dans le même sens que le Conseil constitutionnel a considéré que les exigences de l’article 9 de la DDHC ne se limitent pas à la procédure pénale mais s’étendent aux procédures disciplinaires dès lors que des sanctions peuvent être prononcées à l’issue de celles-ci.

Dans sa décision du 8 décembre 2023 précitée, le Conseil constitutionnel devait en effet se prononcer sur le point de savoir si le droit de se taire pouvait être invoqué par un professionnel, en l’espèce un notaire, mis en cause disciplinairement.

De manière claire, il assimilait les procédures pénales et disciplinaires, lesquelles doivent donc être soumises aux mêmes exigences :

Aux termes de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 :

« Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ».

« Il en résulte le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire. Ces exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition. Elles impliquent que le professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne puisse être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé du droit qu’il a de se taire » [15].

C’est donc naturellement que le Conseil constitutionnel, saisi quelques mois plus tard d’une QPC portant sur des dispositions réglementant le contentieux disciplinaire des magistrats, reprenait ce même principe.

Il juge ainsi que les dispositions litigieuses, en ce qu’elles ne prévoient pas une notification au magistrat inquiété de son droit de se taire avant d’être interrogé, méconnaissent les exigences de l’article 9 de la DDHC et doivent être déclarées contraires à la Constitution :

« Dès lors, en ne prévoyant pas que le magistrat mis en cause doit être informé de son droit de se taire lors de son audition par le rapporteur ainsi que lors de sa comparution devant le conseil de discipline, les dispositions contestées méconnaissent les exigences de l’article 9 de la Déclaration de 1789. Par conséquent, elles doivent être déclarées contraires à la Constitution » [16].

S’agissant de l’article 52, dans sa rédaction applicable au litige, il est relevé que celui-ci n’est plus en vigueur [17].

S’agissant de l’article 56, le Conseil constitutionnel relève que son abrogation immédiate serait de nature à priver des magistrats mis en cause de la possibilité de présenter leurs explications et moyens de défense sur les faits qui leur sont reprochés devant le conseil de discipline. Elle est donc reportée au 1ᵉʳ juin 2025.

Néanmoins, afin de faire cesser immédiatement l’inconstitutionnalité constatée, le Conseil constitutionnel indique, dans le cadre d’une réserve d’interprétation transitoire, que « le conseil de discipline doit informer de son droit de se taire le magistrat qui comparaît devant lui ».

Depuis cette décision, les magistrats mis en cause disciplinairement se voient donc notifier leur droit de se taire dès lors que des poursuites sont engagées contre eux.

Le législateur organique sera quant à lui tenu de tirer les conséquences de cette décision en intégrant la notification du droit au silence au contentieux disciplinaire des magistrats, ce qu’il n’avait étrangement pas fait à l’occasion de la loi organique n°2023-1058 du 20 novembre 2023 relative à l’ouverture, à la modernisation et à la responsabilité du corps judiciaire.

Sans doute s’agissait-il là d’un malheureux oubli...

Ambroise Vienet-Legué
Avocat à la Cour
Barreau de Paris
Ancien Secrétaire de la Conférence
www.avl-avocat.com

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Notes de l'article:

[1Conseil constitutionnel, 26 juin 2024, décision n° 2024-1097 QPC.

[2Dans sa rédaction résultant de la loi organique n°2010-830 du 22 juillet 2010.

[3Dans sa rédaction résultant de la loi organique n°2001-539 du 25 juin 2001.

[4Conseil d’Etat, 23 juin 2023, req. n° 473249.

[5Conseil d’Etat, 19 avril 2024, req. n° 491226.

[6Conseil constitutionnel, 8 décembre 2023, décision n° 2023-1074 QPC.

[7Conseil constitutionnel, 2 mars 2004, décision n°2004-492 DC.

[8Conseil constitutionnel, 4 novembre 2006, décision n° 2016- 594 QPC.

[9Conseil constitutionnel, 4 mars 2021, décision n°2020-886 QPC.

[10Conseil constitutionnel, 25 février 2022, décision n°2021-975 QPC.

[11Conseil constitutionnel, 30 septembre 2021, décision n°2021-935 QPC.

[12Conseil constitutionnel, 9 avril 2021, décision n°2021-895/901/902/903.

[13Conseil constitutionnel, 17 janvier 1989, décision n°88-248 DC.

[14CEDH Ozturk c. Allemagne, 21 février 1984, req. n° 8544/79.

[15Conseil constitutionnel, 8 décembre 2023, décision n° 2023-1074 QPC.

[16Conseil constitutionnel, 26 juin 2024, décision n° 2024-1097 QPC.

[17Article 9 de la loi organique n°2023-1058 du 20 novembre 2023 relative à l’ouverture, à la modernisation et à la responsabilité du corps judiciaire.

"Ce que vous allez lire ici". La présentation de cet article et seulement celle-ci a été générée automatiquement par l'intelligence artificielle du Village de la Justice. Elle n'engage pas l'auteur et n'a vocation qu'à présenter les grandes lignes de l'article pour une meilleure appréhension de l'article par les lecteurs. Elle ne dispense pas d'une lecture complète.

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Discussion en cours :

  • par Claude Volny-Anne , Le 30 septembre 2024 à 16:03

    Me Vienet-Legue a de façon magistrale analysé la décision du conseil constitutionnel relative au droit de se taire des magistrats poursuivis devant une instance disciplinaire,en l’occurrence le Conseil Supérieur de la magistrature. Encore toutes mes félicitations à Me Vienet-Legue pour son étude sur la question. Claude Volny-Anne, Greffier en chef retraité du Parquet Autonome de Paris, ancien chef de service, et ancien Greffier en chef adjoint du tribunal de grande instance de Basse Terre et ancien premier Greffier en chef du Tribunal d’instance de Cayenne.

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