La loi immigration, adoptée au prix d’un imbroglio parlementaire inédit sous la cinquième République, nourrit l’ambition de juguler l’immigration non choisie en limitant l’accès des prestations sociales aux étrangers. Ces dernières agiraient en effet, selon nombre de responsables politiques, comme un puissant aimant pour les étrangers.
Parmi les prestations sociales ainsi concernées, se trouve l’Allocation Personnalisée d’Autonomie (APA).
Cette allocation est une prestation légale et personnalisée en nature. Comme a pu le juger le Conseil constitutionnel, il s’agit d’une « allocation d’aide sociale répondant à une exigence de solidarité nationale » [1]. Elle ouvre droit à une prise en charge adaptée aux besoins de toute personne âgée de plus de soixante ans [2] se trouvant dans l’incapacité d’assumer les conséquences du manque ou de la perte d’autonomie liée à son état physique ou mental. L’APA bénéficie aux personnes qui ont besoin d’aide pour l’accomplissement des actes essentiels de la vie ou dont l’état nécessite une surveillance régulière [3].
L’allocation personnalisée d’autonomie a ainsi une vocation clairement universelle.
La loi dite immigration rompt clairement avec cet universalisme en conditionnant le bénéfice de l’allocation à une durée de résidence ou d’affiliation au titre d’une activité professionnelle.
Le III de l’article 19 de ladite loi dispose en effet que :
« III. - Le Code de l’action sociale et des familles est ainsi modifié : 1° L’article L232-1 est complété par un alinéa ainsi rédigé : Pour bénéficier de l’allocation mentionnée au premier alinéa, l’étranger non ressortissant de l’Union européenne doit résider en France depuis au moins cinq ans au sens de l’article L111-2-3 du Code de la sécurité sociale ou justifier d’une durée d’affiliation d’au moins trente mois au titre d’une activité professionnelle en France au sens de l’article L111-2-2 du même code. Cette condition n’est pas applicable aux réfugiés, aux bénéficiaires de la protection subsidiaire, aux apatrides et aux étrangers titulaires de la carte de résident ».
Pour bénéficier de l’allocation personnalisée d’autonomie, l’étranger devra donc résider régulièrement en France depuis au moins cinq années ou avoir été affilié au moins trente mois au titre d’une activité professionnelle. La condition de dépendance de la personne, jusqu’ici au centre du dispositif, se trouve donc reléguée au second plan en ce qui concerne les étrangers.
Rappelons qu’auparavant, il était seulement exigé que les étrangers soient en situation régulière et qu’ils justifient d’une résidence stable (i.e. au moins neuf mois de présence en France par an).
Cette évolution du droit a suscité de vives contestations de la part de trente-deux conseils départementaux. Cette annonce a, comme de bien entendu, amené le Gouvernement à brandir la menace de recours contentieux. D’aucuns ont même parlé de sédition, de violation de l’Etat de droit...
Mais au-delà des excès de langage, il faut avoir à l’esprit que le droit de l’action sociale offre aux départements des marges de manœuvre importantes. Plusieurs des conseils départementaux ayant fait savoir qu’ils n’appliqueraient pas la loi ont indiqué qu’ils mettraient en place des allocations alternatives. Mais la plupart n’ont, semble-t-il, pas révélé leur stratégie.
Outre la mise en place d’allocations alternatives, il semble possible d’envisager, plus simplement, un assouplissement des conditions d’ouverture des droits à l’APA et ce, via le Règlement Départemental d’Aide Sociale (RDAS) (I). Cette option souffre néanmoins d’incertitudes (II).
I. Assouplir les conditions légales…
Le Règlement Départemental d’Aide Sociale constitue une particularité du droit de l’action sociale.
La participation des collectivités locales au pouvoir réglementaire, admise de longue date, a été renforcée au moment de la décentralisation, avec la création du Règlement Départemental d’Aide Sociale adopté par le conseil départemental [4].
Acte de nature réglementaire et donc opposable juridiquement, le Règlement Départemental d’Aide Sociale définit les règles selon lesquelles sont accordées les prestations d’aide sociale relevant du département, qu’il s’agisse des prestations légales ou de celles que le département crée de sa propre initiative [5].
L’article L121-4 du Code de l’action sociale et des familles permet aux départements d’assouplir les règles applicables aux prestations sociales qu’ils servent. Son premier alinéa dispose ainsi que :
« Le conseil départemental peut décider de conditions et de montants plus favorables que ceux prévus par les lois et règlements applicables aux prestations mentionnées à l’article L121-1. Le département assure la charge financière de ces décisions ».
Il ressort de ce texte que : i) les départements peuvent modifier les conditions d’octroi d’une prestation ; ii) peuvent en modifier les montants. Dans tous les cas, les modifications ainsi décidées doivent permettre d’accroître les droits des allocataires. Pour dresser un parallèle avec le droit du travail, il s’agit d’une sorte de principe de faveur.
La dérogation n’est donc possible que si et seulement si elle se révèle plus favorable que la disposition légale. Fort logiquement, les incidences financières d’une telle dérogation doivent être assumées par les départements.
Le conseil départemental ne peut pas, en revanche, instaurer un régime moins favorable que celui prévu par les lois et règlements [6].
Sur cette base, le juge a notamment estimé illégale la délibération d’un conseil départemental modifiant le règlement départemental qui limitait la prise en charge, par l’APA, des dépenses liées à la dépendance d’une personne âgée hébergée dans le cadre de l’accueil familial « aux seuls indemnités de sujétions particulières et frais spécifiques », alors que la loi impose de prendre en compte la rémunération des services rendus par les accueillants familiaux [7].
Tout porterait donc à croire que les départements pourront déroger à la loi en modifiant les conditions d’attribution de l’allocation personnalisée d’autonomie via leur règlement départemental d’aide sociale. Cependant, une lecture attentive des textes doit inciter à la prudence.
II. … En ayant conscience de certaines fragilités.
A notre sens, il est partiellement faux de raisonner en adoptant le prisme de la hiérarchie des normes car, comme il l’a été développé ci-dessus, le législateur permet aux départements de déroger à la loi.
Cela étant rappelé, la première fragilité nous semble résider dans le second alinéa de l’article L232-1 du Code de l’action sociale et des familles. Ce dernier dispose en effet que :
« Cette allocation, définie dans des conditions identiques sur l’ensemble du territoire national, est destinée aux personnes qui, nonobstant les soins qu’elles sont susceptibles de recevoir, ont besoin d’une aide pour l’accomplissement des actes essentiels de la vie ou dont l’état nécessite une surveillance régulière ».
La mention selon laquelle l’allocation personnalisée d’autonomie est
« définie dans des conditions identiques sur l’ensemble du territoire » pourrait légitimement laisser à penser que les départements ne pourraient pas modifier les conditions d’ouverture du droit à cette prestation.
Selon une lecture extensive du second alinéa de l’article L232-1 ci-dessus reproduit, il pourrait donc être soutenu que les conditions d’octroi de l’allocation personnalisée d’autonomie doivent être identiques sur l’ensemble du territoire national. Serait ainsi neutralisé le pouvoir d’adaptation reconnu aux départements sur le fondement de l’article L121-4 du Code de l’action sociale et des familles.
Soumise au juge, la légalité d’un règlement départemental d’action sociale assouplissant voire supprimant la condition de résidence et/ou d’affiliation pourrait dès lors se trouver remise en cause.
Ce risque nous paraît toutefois devoir être tempéré.
Deux arguments semblent devoir être mis en avant.
Le premier relève de la sémantique. Le législateur a précisé que c’est l’allocation personnalisée d’autonomie qui est définie dans des conditions identiques sur tout le territoire. Il a ainsi renvoyé à une notion et non à son régime. Pour le formuler autrement, il peut être soutenu c’est la prestation sociale qui est définie de manière uniforme et non pas ses conditions d’attribution.
Le second argument tient à l’examen des travaux parlementaires ayant précédé l’adoption de la loi n°2001-647 du 20 juillet 2001 instaurant l’allocation personnalisée d’autonomie. Il ressort ainsi du rapport du député Terrasse enregistré le 4 avril 2001 que :
« Le texte indique que l’APA est "définie dans des conditions identiques sur l’ensemble du territoire national". Il s’agit de marquer une différence fondamentale avec la prestation spécifique dépendance (PSD). L’égalité de la prise en charge se voit garantie à tous les bénéficiaires. Cela tant dans l’évaluation des besoins que dans les montants et les modes de versement de l’allocation. Ainsi, la condition restrictive qui faisait qu’au-delà d’un certain niveau de ressources la prestation n’était pas versée est supprimée » [8].
Selon ce rapport, on comprend donc que la loi, en mentionnant des conditions identiques sur tout le territoire, visait surtout à supprimer la condition de ressources qui présidait à l’attribution de la prestation à laquelle l’allocation personnalisée d’autonomie s’est substituée.
Il existe donc des arguments - sérieux à nos yeux - qui pourraient permettre aux collectivités départementales le souhaitant d’assouplir les restrictions apportées par la loi immigration. Reste à savoir si les juridictions y seraient sensibles.
Pour conclure, ce qui est présenté comme une fronde de certains départements pourrait n’être en réalité qu’une application d’un dispositif prévu par le Code de l’action sociale et des familles permettant de rendre plus favorable l’octroi des prestations sociales servies par ces collectivités.
Sur le plan des principes, la problématique ainsi soulevée s’avère intéressante car, au-delà de la dimension morale, elle questionne in fine les pouvoirs des départements en matière d’aide sociale : disposent-ils d’une autonomie réelle ou ne seraient-ils que des guichets agissant pour le compte de l’Etat ? - une chose est certaine ; la loi immigration rouvre également le débat de la libre administration des départements.