L’attrait et la demande des acheteurs publics pour les biens et services innovants sont aujourd’hui croissants, que cela soit, par exemple, en matière de développement durable ou d’aménagement urbain (« smart city ») [1], de démocratie participative [2], voire encore dans le domaine de la santé [3].
Cependant, il apparaît que les outils offerts par le droit de la commande publique s’avèrent parfois peu adaptés à l’achat de solutions innovantes ("lourdeurs" de certaines procédures de passation, difficultés pour définir le besoin,…).
Dans le même temps, les PME et startups innovantes se montrent peu enclines à contracter avec les acheteurs publics et à participer à des appels d’offres, et ce notamment en raison des difficultés qu’elles peuvent avoir à appréhender les règles et procédures propres à la commande publique, voire même ignorent l’existence de l’opportunité commerciale que représente la demande publique.
En ce sens, la Secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Economie et des Finances, Agnès Pannier-Runacher, a récemment souligné que les solutions innovantes étaient, pour les acheteurs publics, difficiles à gérer au travers des procédures classiques de passation des marchés publics, soulignant ainsi le caractère « doublement regrettable » d’une telle situation, puisqu’elle « ne permet pas aux entreprises [particulièrement les PME] de développer leurs offres innovantes auprès de clients publics et elle prive les usagers des services publics des bénéfices que représentent ces produits et services innovants ».
C’est donc afin de remédier à cette situation que le Gouvernement a entendu prendre « les mesures nécessaires pour simplifier l’achat public et permettre aux services publics d’avoir plus aisément accès à l’innovation ».
Tel est l’objet du dispositif d’achats publics innovants institué par le décret n°2018-1225 du 24 décembre 2018 portant diverses mesures relatives aux contrats de la commande publique.
Le décret n°2018-1225 du 24 décembre 2018, facilitateur d’achats innovants ?
L’article 1er du décret n°2018-1225 du 24 décembre 2018 prévoit ainsi qu’« à titre expérimental, pour une période de trois ans à compter de l’entrée en vigueur du présent décret, les acheteurs soumis [au code de la commande publique] peuvent passer un marché public, y compris un marché public de défense ou de sécurité, négocié sans publicité ni mise en concurrence préalables portant sur des travaux, fournitures ou services innovants, définis [à l’article R. 2124-3 du code de la commande publique] et répondant à un besoin dont la valeur estimée est inférieure à 100.000 euros hors taxes ».
En d’autres termes, pendant une période de 3 ans (jusqu’à la fin de l’année 2021), les acheteurs publics peuvent conclure directement – sans publicité ni mise en concurrence préalables – un marché public, d’un montant inférieur à 100.000 euros HT, dès lors qu’il porte sur l’achat une solution innovante.
Afin de bien mesurer l’intérêt de ce dispositif, il faut insister sur le fait que lorsqu’un acheteur public envisage d’acquérir un bien ou un service, il est en principe contraint d’organiser une procédure de publicité et de mise en concurrence, dès lors que son achat est d’une valeur supérieure à 25.000 euros HT. En dessous de ce seuil, l’acheteur est en principe libre de contracter directement avec l’opérateur de son choix.
Grâce au dispositif institué par le décret n°2018-1225, ce seuil est à présent de 100.000 euros HT, dès lors que l’achat en question est innovant.
Interrogations sur la définition du caractère innovant.
Se pose alors la question de savoir ce qu’il convient d’entendre par achat innovant.
Afin de définir ce que recoupent les « travaux, fournitures ou services innovants », l’article 1er du décret n°2018-1225 du 24 décembre 2018 renvoie à la définition donnée par l’article R. 2124-3 du code de la commande publique, qui est relatif à la procédure de passation avec négociation lorsque le besoin de l’acheteur public consiste justement en une solution innovante.
Ainsi, aux termes de cet article, « sont innovants les travaux, fournitures ou services nouveaux ou sensiblement améliorés », ces dispositions ajoutant que « le caractère innovant peut consister dans la mise en œuvre de nouveaux procédés de production ou de construction, d’une nouvelle méthode de commercialisation ou d’une nouvelle méthode organisationnelle dans les pratiques, l’organisation du lieu de travail ou les relations extérieures de l’entreprise ».
L’innovation se caractérise donc principalement par son caractère nouveau ou sensiblement amélioré par rapport à une solution déjà existante.
Outre celle donnée par la directive « marchés » du 26 février 2014 [4], cette définition est à rapprocher de celle qui a été développée par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) dans le Manuel dit d’Oslo [5].
Selon ce Manuel, une innovation correspond à une idée nouvelle, à une amélioration ou une invention qui a été mise en œuvre et lancée sur le marché (qu’elle soit sur le point ou qu’elle vienne d’être commercialisée notamment). L’innovation doit ainsi être distinguée des travaux de recherche et développement qui sont, eux, exclus du dispositif prévu par le décret n°2018-1225).
Il est en outre intéressant de noter que le Manuel d’Oslo distingue quatre catégories d’innovations, lesquelles permettent d’appréhender un peu mieux cette notion, à savoir :
L’innovation de produit (par exemple, les améliorations sensibles des spécifications techniques, des composants et des matières, du logiciel intégré, de la convivialité ou autres caractéristiques fonctionnelles) ;
L’innovation de procédé (par exemple, des changements significatifs dans les techniques, le matériel et/ou le logiciel) ;
L’innovation de commercialisation (notamment, des changements significatifs de la conception ou du conditionnement, du placement, de la promotion ou de la tarification d’un produit) ;
L’innovation d’organisation (par exemple, une nouvelle méthode organisationnelle dans les pratiques, dans l’organisation du lieu de travail ou des relations extérieures de l’opérateur).
Il faut aussi signaler que le Gouvernement a publié un « vocabulaire de l’innovation » présentant une typologie des différentes innovations [6].
Pour autant, le caractère protéiforme de la définition (pour ne pas dire, des définitions) d’innovation et in fine de celle de solution innovante n’a pas manqué d’inquiéter les praticiens. Comment en effet s’assurer que la solution dont l’achat est envisagé est bel et bien innovante au sens des textes et peut alors bénéficier du dispositif en cause ? Comment éviter une éventuelle censure de la part du juge administratif le cas échéant saisi ?
L’utilisation d’un faisceau d’indices préconisée pour caractériser un achat public innovant.
La Direction des affaires juridiques et l’Observatoire économique de la commande publique (OECP) auprès du ministère de l’Economie et des Finances ont développé une solution qui pourrait apparaître plus sécurisante pour les acheteurs publics, comme pour leurs cocontractants .
Aux termes d’un Guide pratique sur l’achat public innovant, ceux-ci préconisent le recours à un faisceau d’indices afin de caractériser le caractère innovant d’un achat, correspondant à une série de questions que doit se poser l’acheteur.
Il s’agit alors pour l’acheteur public de s’interroger concrètement sur :
Les caractéristiques de la solution innovante envisagée : existe-t-elle sur le marché ?, est-elle une amélioration d’une solution existante ? ;
Les objectifs poursuivis par la solution : la solution permet-elle de répondre à son besoin de façon plus performante (en matière de coûts, qualité, délais ou aspects environnementaux ;
Son état d’avancement opérationnel : la solution est-elle déjà commercialisée ? ;
Le statut de l’entreprise qui produit et/ou fournit ladite solution : l’entreprise est-elle intégrée à l’écosystème de l’innovation type (incubateur, pôle de compétitivité), a-t-elle bénéficié de financements ou crédits d’impôts liés à l’innovation.
Autant de questions qui permettront à l’acheteur public d’identifier au mieux le caractère innovant – ou non – de la solution qu’il entend acquérir, notamment en bénéficiant du dispositif du décret n°2018-1225, sans pour autant – comme le précise le Guide – qu’il existe un « taux de réponse minimal qui permettrait de garantir que l’on soit en présence d’un achat innovant ».
Par la suite, la pratique et d’éventuelles décisions du juge administratif permettront de déterminer un peu plus encore cette notion.
Un dispositif qui n’est pas sans quelques obligations et "contraintes" pour les acheteurs publics.
Si la détermination du caractère innovant d’une solution permettra à l’acheteur public de l’acquérir directement, sans publicité ni mise en concurrence préalables, dans la limite de 100.000 euros HT, le dispositif prévu par le décret n°2018-1225 n’est toutefois pas sans limite.
Tout d’abord, le dernier alinéa de l’article 1er du décret n°2018-1225 dispose, de façon classique, que « lorsqu’ils font usage de cette faculté, les acheteurs veillent à choisir une offre pertinente, à faire une bonne utilisation des deniers publics et à ne pas contracter systématiquement avec un même opérateur économique lorsqu’il existe une pluralité d’offres susceptibles de répondre au besoin ».
Ensuite, lorsque les acheteurs publics seront amenés à conclure un marché négocié sans publicité ni mise en concurrence préalables, ayant pour objet l’acquisition d’une solution innovante, ils devront faire une déclaration auprès de l’OECP, le ministre de l’Economie et des Finances devant s’assurer du suivi et de l’évaluation de l’expérimentation [7].
Il reste que, comme le relève l’OECP, cette obligation ne correspond pas à un contrôle a posteriori de l’opportunité de recourir à un tel marché, mais elle correspond à la nécessité de mesurer l’impact du dispositif.
Enfin, les acheteurs publics devront se montrer particulièrement vigilants quant au respect du seuil de 100.000 euros HT.
En effet, il faut insister sur le fait que la valeur estimé d’un marché public correspond, en principe, au montant de celui-ci sur toute la durée du marché, en tenant compte notamment de la valeur des options et des reconductions [8].
De plus, s’agissant particulièrement des marchés publics de fournitures et services, « la valeur estimée du besoin est déterminée, quels que soient le nombre d’opérateurs économiques auquel il est fait appel et le nombre de marchés à passer, en prenant en compte la valeur totale des fournitures ou des services qui peuvent être considérés comme homogènes soit en raison de leurs caractéristiques propres, soit parce qu’ils constituent une unité fonctionnelle » [9].
Aussi, de façon concrète, dans le cas où plusieurs marchés publics d’un même acheteur porteraient sur des prestations homogènes ou auraient un objet similaire, il conviendra alors de s’assurer que le montant global de ces marchés est inférieur à 100.000 euros HT, afin de se prévaloir encore du dispositif [10].
L’intérêt et les bénéfices du dispositif partagés par tous.
Au final, dès lors que les conditions prévues par le décret n°2018-1225 du 24 décembre 2018 et les textes seraient remplies, un acheteur public pourra acquérir une solution innovante, et ce pour un montant inférieur à 100.000 euros HT.
L’intérêt et les bénéfices de ce dispositif seront alors pleinement partagés par les différents acheteurs publics, d’un côté, et les PME et startups innovantes, de l’autre.
Ainsi, concernant les acheteurs publics, si l’usage de ce dispositif doit respecter certaines conditions exposées ci-dessus, l’acquisition de solutions innovantes devrait concourir à la modernisation de l’Administration en générale et des collectivités territoriales en particulier.
A cela s’ajoute que l’acquisition de solutions innovantes pourrait également permettre aux acheteurs publics d’affirmer une volonté politique de soutien à des startups et des PME innovantes, qui sont très souvent implantées sur leurs territoires et qui sont présentent dans des structures (pôles de compétitivité, incubateurs, clusters,…) dont ils sont partenaires.
Pour les startups et PME innovantes, si elles devront se confronter aux règles spécifiques du droit de la commande publique auxquelles elles ne sont pas toujours familières , elles bénéficient incontestablement d’un accès simplifié à la commande publique et surtout d’une véritable opportunité de développement commercial auprès des acteurs publics, dont l’intérêt pour l’innovation est, on l’a vu, toujours plus important.
Reste à savoir si la volonté publique affichée quant à l’acquisition de solutions innovantes se traduira dans les faits et les pratiques.