Micros et caméras se braquent sur les témoins et autres citoyens qui laissent transpercer dans leurs regards ébahis cette sempiternelle question : « comment est-ce possible ? »
Dans notre société séculière où le destin ne vient plus du ciel, le manque d’explications rationnelles ne peut combler le vide béant de l’incompréhension. Mais la deuxième question souvent entendue nous rapproche davantage de la piste qu’il convient d’explorer : « dans quel monde vit-on ? ».
Le premier réflexe est de se demander OÙ est ce monde. Nous avons vécu depuis des décennies dans des conditions qui nous paraissaient à peu près stables à défaut d’être justes, et donc notre regard cherche le lieu où se trament ces dérives que nous déplorons...
Mais qu’est-ce que dériver si ce n’est s’éloigner de façon incontrôlée d’un point de départ ? Et le point de départ, où est-il sinon chez nous ? C’est à partir du monde que nous avons construit que s’opèrent les dérives. Non seulement nous l’avons construit, mais nous avions pratiquement réussi à le faire accepter. Dans les années soixante, la manière de s’habiller, la manière de vivre à l’occidentale paraissaient aller de soi, notre culture avait gagné son prestige. Il suffit de ressortir quelques vieilles photos prises dans les villes d’Afghanistan, d’Afrique ou du Moyen-Orient et de les comparer à celles d’aujourd’hui pour s’en convaincre.
Que s’est-il donc passé ?
Il est un regard que je n’ai pas encore posé, comme s’il était superflu, comme si nous pouvions dire d’emblée « et pourtant, nous n’avons pas changé ! » Non, nous ne pouvons pas dire cela. Nous aussi nous avons dérivé, même si nous ne percevons pas clairement en quoi cette dérive consiste.
En particulier, la violence sous-jacente de notre société nous échappe, simplement parce que les causes de la violence la précèdent dans sa manifestation sous différentes formes. Et c’est à ce niveau que la pensée de René Girard telle qu’elle est introduite dans son ouvrage « La violence et le sacré » (Ed B. Grasset) et expliquée dans « Des choses cachées depuis la création du Monde » (Grasset), peut nous servir, car mieux que d’autres, il a vu fonctionner les humains sous l’impulsion de leurs désirs mimétiques.
Une expérience banale peut donner une idée de ce qu’est le désir mimétique : celle d’enfants qui jouent dans une pièce où des objets de toute nature sont à leur portée. Il est facile de remarquer leur rivalité : il y a de fortes chances qu’ils se disputent pour accéder au même objet, un objet qui, la crise passée, sera probablement ignoré de tous. A la base de la vision de René Girard, il y a cette constatation que le désir existe essentiellement au travers du regard de l’autre. Ce désir qui peut aller jusqu’au paroxysme du conflit même s’il est finalement voué à l’évanescence.
Il n’est un secret pour personne que des conflits violents et qui perdurent peuvent avoir une cause dérisoire. Les problèmes de voisinage en témoignent de façon typique. Le propre du conflit mimétique, c’est d’engager totalement les rivaux dans une surenchère qui ne peut être limitée que par une issue sacrificielle. Lorsque la crise est collective, elle se résout typiquement par le meurtre – symbolique mais pas forcément – d’un bouc émissaire. Lorsque le conflit est individuel, l’un au moins des protagonistes sacrifie volontairement sa position au nom d’une raison supérieure, qu’elle soit le résultat d’une conviction religieuse, d’une sagesse réfléchie, d’une éthique, d’un réflexe d’éducation. À défaut, il est lui-même la victime et en restera affecté.
Une fois ses besoins fondamentaux satisfaits, en termes d’abri et de nourriture, l’humain cherche désespérément à prouver qu’il existe. Ce faisant, il ne désire jamais que lui-même au travers du regard de l’autre. C’est au détour de cette quête inlassable de position que nous devons nos champions, nos artistes, nos savants, nos dirigeants... Mais aussi une multitude de désagréments.
Déjà lors de la scolarité, les positions s’établissent entre les enfants, les collégiens. Pas sur les médailles de réussite que l’on ne donne plus, mais sur la marque de vêtement ou de baskets, sur la popularité, la capacité à en imposer aux plus faibles, sur l’audace qui mène aux transgressions.
Plus tard, cette quête de position se poursuivra dans la vie sociale, le milieu professionnel, et l’on sait quels sacrifices et quel acharnement peuvent être nécessaires - et sont souvent consentis - pour atteindre un rang, un titre, une médaille, un trophée, ou simplement pour rester dans le peloton. Et l’on sait aussi les souffrances de ceux qui régressent. Combien de suicides sont le résultat d’un déclassement ressenti comme injuste !
René Girard introduit aussi un facteur déterminant dans l’origine de la violence et qu’il appelle l’indifférenciation. Pour reprendre l’exemple de la pièce où les enfants jouent, on peut se dire qu’en général ils savent distinguer les objets qui leur sont destinés, ceux qui ne concernent que les adultes... Cette distinction qui établit les dissemblances et donne un statut propre à chaque catégorie de personnes est régulatrice en matière de conflits. La différenciation a permis aux sociétés traditionnelles de conserver une certaine stabilité. Chacun son rang, chacun sa place, à chaque statut ses prérogatives. En dehors des remises en cause à proprement parler révolutionnaires de cet état de fait, les rivalités et conflits sont généralement cantonnés aux mêmes strates de population. On peut déjà se dire a contrario que le champ des conflits possibles s’élargit à mesure que la différenciation s’estompe.
Reste à examiner ce qui a changé dans notre monde occidental. L’être était jadis positionné dans la société par un certain nombre de repères. Sa lignée spirituelle - il se voyait comme « enfant de Dieu » aimé par lui - sa lignée humaine, les traditions de sa corporation, de son lieu de vie. Tout cela constituait un habillage social qui pouvait se passer de distinctions particulières. Ses vêtements étaient conformes aux usages de son milieu, il avait les compétences adaptées aux tâches qui lui revenaient. Que sa position soit enviable ou non, l’ensemble de ses efforts portaient sur ce qu’il fallait accomplir pour assurer la subsistance, et autant de bien-être que possible. En définitive, la position de l’individu par rapport aux autres membres de la société était assez bien définie et acceptée. Cela ne signifie pas que toute tension était absente. La principale est sans doute la peur d’être rejeté par ses semblables qui pousse à se maintenir dans la conformité à son milieu avec lequel il pouvait aussi être soumis à des rivalités et des conflits divers.
La religion avait aussi son rôle anxiolytique. Qu’elle soit pratiquée ou non, son influence a laissé dans les esprits une empreinte correctrice en termes de valeur sociale : « il est plus difficile au riche d’entrer dans le royaume des cieux qu’un chameau de passer dans le chas de l’aiguille » … « Heureux les doux, ils posséderont la Terre »... (De nos jours, la croyance a bien changé : « Heureux les riches, ils possèdent la Terre »).
Au 21ème siècle, tous ces repères sont passés en arrière-plan, en particulier pour les personnes qui ne vivent pas sur leurs terres de tradition. La société moderne prétend être équitable dans la mesure où les castes n’ont pas d’existence républicaine, et où rien n’entrave en principe la réussite de celui qui agit librement pour atteindre cet objectif. C’est donc un système où l’indifférenciation est institutionnalisée et qui fonctionne sur un mode de libre concurrence, de compétition. Notre économie marchande place les individus les uns en face des autres dans une inexorable rivalité mimétique.
S’agit -il d’une société de semblables ? On sait que non. La culture, l’origine, la manière de parler la langue, le lieu d’habitation sont des caractères distinctifs. L’indifférenciation ne tient pas aux similitudes, mais au fait que les mêmes droits s’appliquent à tout citoyen. Et ces droits ne sont pas tant ceux qui s’expriment dans des textes réglementaires - qui énoncent les avantages auxquels on peut prétendre et beaucoup d’interdictions - que ceux qui ne sont pas écrits et qui n’apportent aucune limitation : on a le droit d’avoir une voiture, d’ailleurs certains en ont ; on a le droit d’être savant, d’ailleurs certains le sont ; on a le droit d’être riche, d’ailleurs certains le sont... Et qui oserait prétendre sans briser des rêves que l’on n’a pas le droit d’être riche ?
Dans notre monde numérique, à l’échelle de la planète, les cultures se côtoient, se regardent, s’interpénètrent. Dans nos grandes villes, l’individu est un quidam, mais c’est un être humain dont la constitution psychique est adaptée à une vie sociale. Sa position ? Il n’en hérite plus de sa condition native, il doit l’obtenir par lui-même. Elle ne sera que le résultat de sa réussite personnelle, une réussite d’autant plus incertaine que les places sont chères et les atouts inéquitables. Il est contraint à la compétition.
Avons-nous seulement conscience des terrains sur lesquels cette compétition se joue ? Sur quelles images le regard jauge le statut personnel ? L’apparence, le pouvoir, l’argent, la « classe » …
L’apparence : mettre le paquet pour se constituer une image au travers du regard de l’autre. Le commerce en fait sa fortune. Le besoin est invoqué. On doit se couvrir, se transporter, mais le choix du vêtement, de la voiture se fonde sur une recherche de position que la publicité exploite adroitement.
Le pouvoir : L’importance personnelle s’évalue à l’aune de ce que l’on peut imposer aux autres. Il représente aussi le passage en force des impératifs de nos désirs. A contrario, le pouvoir qui est exercé sur soi-même dans la maîtrise raisonnable de ses désirs, et sur lequel repose la sagesse est assimilé à un obstacle à la « réalisation de soi ». « Être soi-même » n’est alors plus tant gouverné par la raison que par la pulsion.
L’argent : la valeur personnelle attestée par ce que la société nous verse...
La classe. L’humain tel qu’il se représente. La publicité en donne le reflet : la femme au sex-appeal, l’homme au regard dur, inflexible, barbu, dominateur... des canons que le cinéma et les séries consacrent.
Comment ne pas voir le stress que génère cette société libérale qui détermine une échelle d’évaluation sur une base consumériste et compétitive ? Dans ce système infernal, toute valeur se fonde sur la relativité des désirs et la liberté annoncée s’est muée en contrainte, celle de devoir à chaque étape de la vie résoudre l’incertitude de sa position elle aussi relative.
On peut se demander si tout le monde a les moyens de mener ce combat. On imagine que la situation est plus délicate pour ceux qui cumulent différents handicaps, notamment en matière d’identité ou de rang social. En réalité, le défi est de même nature à tous les niveaux de cette compétition dans la mesure où chacun est amené à y engager toutes ses ressources. Mais certains sont plus perdants que d’autres.
Il arrive un moment où le regard de l’autre devient obsession, où l’être devient allergique à toute trace de mésestime. Y a-t-il lieu de s’étonner si un « regard de travers » peut parfois susciter une réaction totalement disproportionnée ?
Ce monde n’est pas le tien...
J’ai en tête les paroles de Michel Berger que chante France Gall « Résiste ! »
« Résiste, prouve que tu existes, cherche ton bonheur partout, va, refuse ce monde égoïste
Résiste, suis ton cœur qui insiste, ce monde n´est pas le tien, viens, bats-toi, signe et persiste
Tant de libertés pour si peu de bonheur est-ce que ça vaut la peine ?
Si on veut t´amener à renier tes erreurs c´est pas pour ça qu´on t´aime... »
Il y a bien deux issues : se battre, ou changer de monde, fuir cet enfer du relatif, abandonner la partie avant d’être repéré comme perdant, anéantir si possible cet adversaire que l’on n’a pu vaincre, « tout faire péter ».
L’attente, même confuse, est celle d’un contexte muni de repères, d’un statut personnel, d’une reconnaissance,
Contexte. L’humain, être grégaire par constitution, cherche à rejoindre ses semblables, même s’il est amené par la suite à entrer vis-à-vis d’eux dans la logique de rivalité. La communauté est sans doute la perspective la plus motivante pour ceux à qui elle semble faire défaut. Si la perspective d’une communauté d’accueil est assortie d’une promesse de relations fortes entre les membres, une solidarité sans faille, une fraternité, elle n’en est que plus attractive.
Muni de repères. Les repères consistent typiquement en éléments dogmatiques qui ont le gros avantage de pouvoir en finir avec le temps des questions qui n’ont rien pu résoudre. Ils permettent en outre de se rendre compatibles avec les autres membres de la communauté. On peut remarquer dans la plupart des communautés humaines qu’elles ne sont jamais si bien unies que lorsque chaque membre accepte de sacrifier une parcelle de sa raison pour que l’ensemble s’accorde sur un acte de foi, autour d’un mythe fondateur, gage de fidélité de chacun envers tous. Inutile de sonder son authenticité, sa seule raison d’être est qu’il soit partagé.
Un statut personnel. C’est en quelque sorte le Graal qui pouvait sembler inaccessible. Il est enfin à portée, il n’est plus une position relative et mouvante, il est conféré par le groupe, il ne sera pas remis en cause sauf en cas d’infidélité.
Une reconnaissance. L’humain ne désire que lui-même dans le regard de l’autre. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire que ce regard soit porté sur sa personne physique. Ceux qui, sur un réseau social, au travers d’un pseudo, reçoivent satisfecit et félicitations s’en trouvent valorisés, ce qui montre bien que « l’autre » n’intervient que comme miroir. Toujours est-il qu’il est plus facile d’obtenir de la reconnaissance dans le cadre d’une cause collective que dans la rivalité compétitive de la société marchande telle que je l’ai évoquée. La reconnaissance est aussi la récompense accordée de façon stratégique par les groupes qui demandent beaucoup à leurs membres. Son importance a par contre été trop négligée dans nos sociétés où l’on préfère réprimer les écarts de conduite.
L’intégrisme n’est pas la seule issue, fort heureusement. On peut s’étonner que nombre de jeunes qui semblent plutôt rétifs à la discipline déclarent vouloir faire carrière chez les militaires dont le mode de vie peut d’une certaine façon présenter les attraits dont nous parlons. Pourtant c’est un fait. Cette vocation – pour surprenante qu’elle soit – peut éventuellement rencontrer de la désapprobation au sein des familles, mais elle est dans les normes de la société. Elle est acceptable. Il en va autrement des démarches de conversion et de radicalisation islamiste. C’est la raison pour laquelle tout recruteur aura soin de commencer par isoler sa cible de son milieu d’origine et de lui faire pratiquer la dissimulation.
La dissimulation est d’autant plus perverse qu’elle permet aussi d’éviter tout dialogue. On peut donc comprendre l’inquiétude des parents quant aux fréquentations funestes que leurs enfants peuvent avoir. Quelle conduite adopter ?
Il est facile d’imaginer le danger que représenterait une attitude intrusive qui ne ferait que conforter les mises en garde du recruteur contre l’attitude de l’entourage présenté comme pervers et mensonger.
Les conseils fournis par les spécialistes de la problématique de radicalisation sont utiles, mais ils se focalisent souvent sur les caractéristiques horribles des mouvances que l’on redoute. On pourrait suggérer ici, pour mieux comprendre l’angoisse souvent cachée qui travaille nos enfants, de prendre en compte le monde que nous avons construit. Il faut chercher à corriger ses travers. Nous n’avons pas l’habitude de le mettre en cause, on nous a tellement poussé à adopter son logiciel, on nous a tellement dit que la compétitivité était le moteur de la réussite et la clé de la prospérité, on nous a tellement dit que la possession des biens de consommation nous apporterait le bien-être sinon le bonheur...
Osons poser un regard autour de nous pour savoir enfin « dans quel monde on vit », et n’hésitons pas à balayer aussi devant notre porte.
Discussions en cours :
Sans exclure d’autres considérations, on pourrait voir dans la radicalisation le fait que le dogme devient en lui-même l’enjeu de la rivalité mimétique, un enjeu sans limites.
Félicitations pour cet article Monsieur Cuvillier, l’éclairage philosophique est très intéressant.
Le phénomène est complexe et il mériterait des explications multidisciplinaires. Seuls les sociologues s’y risquent actuellement en dehors des politiques. Elles seraient pourtant les bienvenues de la part des spécialistes des neurosciences, de l’anthropologie, de l’approche phénoménologique mais aussi de la psychanalyse et des travaux sur l’érotisation de la mort.
( Thanatos). Ils viendront sans doute avec le recul...
Merci pour votre judicieux commentaire, Madame Gryson. Prendre du recul, laisser passer un peu de temps, cela a l’avantage de nous mettre un peu à l’abri de l’émotion, mais cela retarde malheureusement une prise de conscience dont on a besoin au moment d’agir. L’affaire devient alors plus un sujet d’étude qu’un guide de décision.