Clémence, magistrate depuis 2008 est actuellement Juge des libertés et de la détention en Ile-de-France. Depuis son entrée en fonction en tant que magistrate, elle a occupé plusieurs fonctions dont celle de juge des enfants.
Clémence, expliquez-nous pourquoi vous avez choisi le métier de magistrat ?
J’ai le souvenir d’avoir été frappée et impressionnée depuis toute petite par le monde judiciaire, par son côté théâtral sûrement…
Plus tard, dans le cadre de ma formation en sciences politiques j’ai découvert le droit, matière qui m’a intéressée, plus comme « outil » que dans ses aspects doctrinaux ou théoriques.
Choisir l’ENM m’est apparu comme cette opportunité de « dire le droit » appliquée à des situations singulières, de résoudre des litiges donnés parfois en lien avec des enjeux de société…
J’ai ensuite fait des stages qui m’ont confortée dans ce choix, notamment en tant qu’assistante de justice dans un tribunal administratif, où j’ai découvert, en travaillant pour des magistrats, différentes facettes de la fonction de juge.
J’ai apprécié ce travail d’analyse juridique, sur des problématiques très différentes, du recours d’un fonctionnaire contre une mesure disciplinaire à l’annulation du permis de construire d’un particulier, en passant par des problèmes de responsabilité médicale ou de marchés publics…
En tant que magistrate, vous avez occupé plusieurs fonctions dont une auprès des mineurs. Pouvez-vous nous en parler et nous dire pourquoi elle vous a plus particulièrement touchée ?
J’ai été, d’abord substitut du procureur en Seine-Saint-Denis, au sein d’un service d’action publique de droit commun pendant un an, puis à la section « Parquet mineurs » pendant deux ans…
J’ai découvert un ressort un peu « hors normes », confronté au jour le jour à des difficultés sociales, culturelles, familiales multiples.
La charge des permanences, des audiences, était soutenue, les journées, et nuits d’astreintes parfois longues...
Je garde beaucoup de souvenirs forts de certaines audiences, des procès d’assises en particulier, ce sont des moments très denses, de vulnérabilité, où on a conscience que se jouent des instants clés dans le parcours d’un individu.
J’ai fait au cours de ce premier poste l’expérience concrète du fait que le rôle du magistrat est à la croisée des chemins, avec une portée symbolique de rappel de la loi, un rôle d’autorité, une solennité des débats... et en même temps, « le faire avec », la nécessité de composer avec la réalité d’un environnement donné, avec les potentialités et les fragilités de chacun.
Existe t-il une spécificité du droit pénal des mineurs ?
C’est vrai pour toutes les fonctions, mais le droit pénal des mineurs a pour spécificité de devoir concilier sanction et primauté de l’éducatif, d’où une « pédagogie » de l’audience encore plus forte, une intervention judiciaire encore plus personnalisée, pour tenter de prendre la décision la plus juste, ou de requérir la peine la mieux comprise possible.
De plus, concernant les mineurs, il existe un travail de partenariat dans le cadre de la politique de la ville, la participation à des réunions sur différentes thématiques, à des initiatives comme l’animation de stages de citoyenneté, d’ateliers organisés avec des classes, ou encore l’organisation de visites de contrôle des commissariats et structures éducatives.
Ces contacts permettent de mieux appréhender les contraintes des différents acteurs, présents soit en amont de la décision, soit dans le cadre de sa mise en oeuvre, et de mieux percevoir l’intervention judiciaire dans sa globalité, comme le maillon d’une chaine impliquant en réalité de nombreux professionnels.
Suite à votre fonction au sein de la section "parquet Mineur", vous avez-été Juge pour enfant, comment avez-vous vécu ce nouveau poste ?
En effet, j’ai été pendant 3 ans juge des enfants en région parisienne, sur un secteur en grande partie rural avec quelques zones urbaines. J’étais en charge d’un cabinet incluant le suivi des mineurs en danger dans le cadre de l’assistance éducative mais également délinquants dans le cadre pénal, qui pouvaient parfois d’ailleurs être les mêmes…
Cette fonction de juge des enfants m’a encore confortée dans l’envie de faire ce métier, car ces missions dans le cadre de la protection de l’enfance sont vivantes et très diverses, les contraintes liées au traitement en temps réel de contentieux de masse étant moins fortes qu’au parquet.
Essayer de mieux comprendre un fonctionnement familial, le vécu et des places de chacun, à travers les observations des professionnels mais également les échanges à l’audience, donne un sentiment de prise directe sur les situations des mineurs qu’on a en charge.
Le juge des enfants a l’avantage de pouvoir suivre ces situations sur la durée. Cette continuité d’action n’existe pas dans la plupart des autres fonctions, elle permet d’impulser des projets, de tenter de susciter l’adhésion au travail éducatif mené, et donc de pouvoir mesurer concrètement l’évolution des mineurs et de leurs familles au fil des mois…
C’est selon moi une dimension très forte de la fonction de juge des enfants, qui crée un rapport forcément plus proche, une relation de confiance avec les justiciables, y compris pour aborder plus facilement des sujets aussi complexes que les carences éducatives, la maltraitance, l’inceste, la maladie mentale ou les addictions par exemple…
Le poste de juge pour enfant est-il plus difficile ?
Ce poste implique des prises de décision qui peuvent être parfois inévitables mais humainement lourdes (placement d’un mineur, mise en détention,) souvent dans l’urgence, avec bien sûr des échecs, et des moments de doute, de tension.
Mais c’est une fonction dans laquelle la routine n’existe pas, d’autant que le juge ne fait rien seul, il s’appuie sur de nombreux partenaires, enquêteurs, avocats, services sociaux, médicaux, scolaires ou éducatifs… ce dialogue permanent favorise aussi un regard pluridisciplinaire très stimulant et soutenant dans la prise de décision, et un accompagnement plus efficace.
Malgré votre passion pour votre métier, quelles difficultés rencontrez-vous au sein de votre travail ?
J’évoquerais justement les relations plus ou moins fluides et sereines avec ces partenaires… souvent liées à des divergences de vue sur le rôle de chacun qui peuvent être source de découragement quand elles tournent au rapport de force, mais sont heureusement très minoritaires.
Et puis de manière plus générale, on peut souffrir du manque de moyens, quand les effectifs de magistrats, de greffiers, de policiers, d’éducateurs sont insuffisants, quand les structures ne sont pas assez nombreuses pour répondre à tous les besoins…
Quand surtout la Justice est prise dans des injonctions contradictoires : souci de transparence et respect du secret professionnel, traitement des flux et personnalisation de la peine, gestion des priorités et qualité de la décision, intérêt général et protection des individus, fonctions d’autorité et de régulation, stricte application ou interprétation de la norme de droit etc… autant d’impératifs en apparence un peu « schizophréniques » de ce métier qu’on doit pourtant s’efforcer de concilier.
De part votre métier comment percevez-vous la société française ?
Comme en constante évolution et en permanence traversée par des paradoxes, des débats…Le rapport à la justice en devient forcément ambivalent, avec à la fois plus d’exigences, de sollicitations, et dans le même temps, d’attentes déçues, de défiance face au constat qu’elle ne peut pas tout résoudre, qu’elle peut être source de lenteurs et de dysfonctionnements aussi…
En complément à la question précédente, quelle est selon vous la place de la Justice dans la société actuelle ?
Je dirais que l’actualité nous invite chaque jour, en tant que citoyen et nécessairement aussi en tant que magistrat, à penser le rôle de la Justice.
On ne peut nier ce contexte d’adaptation à des exigences accrues de sécurité, d’efficacité dans l’action…auxquelles ont doit répondre, sans renoncer aux garanties qui sont celles d’un Etat de droit.
La place de la Justice est au cœur de ces interrogations... l’institution judiciaire est certes tenue à des obligations essentielles de neutralité et de réserve, mais elle doit dans le même temps ne pas esquiver, être partie prenante de ces réflexions sur sa propre légitimité, sur les évolutions qu’elle doit connaître pour pouvoir continuer à faire face à ses missions.
En parlant d’évolution, que représente la féminisation de la profession de magistrat pour la Justice ?
Cette féminisation est une réalité objective… je pense que nos pratiques professionnelles se nourrissent de la pluralité et de l’équilibre des sensibilités ou personnalités, et le rapport numérique féminin/masculin en fait partie.
On peut certes, être surpris de prime abord qu’un homme, par exemple accusé d’agression sexuelle sur une voisine, soit jugé par trois femmes, entouré d’avocates, greffière et représentante du ministère public… Mais au final, cette question de la féminisation reste à mon sens très accessoire, parce que le lien qui s’établit à l’audience, la manière de concevoir et d’ exercer sa fonction, le contenu et l’acceptation d’une décision, sont en fait totalement déconnectés de cette problématique hommes/femmes. Je n’ai en tout cas jamais ressenti cela comme un obstacle.
Le saviez-vous ?
Dans ses missions auprès des mineurs confrontés à la Justice, le juge des enfants est épaulé par des justiciables que l’on nomme assesseur.es près le tribunal pour enfants.
Dans sa formation de jugement, le tribunal pour enfant est composé du juge pour enfants, ce dernier préside le TPE et de deux assesseur.es, reconnu.es pour leurs compétences en matière d’aide à l’enfance.
Ils participent à la décision du TPE à travers plusieurs missions :avant l’audience, ils consultent au TPE les dossiers qui leur sont confiés,
pendant l’audience, ils font poser par le président toutes les questions qu’ils jugent utiles à la compréhension des débats,
après les débats, ils délibèrent avec le juge des enfants pour déterminer la nature et le contenu des mesures à prendre ou des peines à prononcer.
N’hésitez pas à lire notre fiche sur cette fonction.