Dans un arrêt en date du 5 février 2014 [1], la Cour de cassation a eu l’occasion de se prononcer sur la prise en compte d’un chiffre d’affaires avec ou sans TVA pour le calcul du montant de l’indemnité d’éviction.
L’article L.145-14 du Code de commerce dispose en effet que « le bailleur peut refuser le renouvellement du bail. Toutefois, le bailleur doit, sauf exceptions prévues aux articles L. 145-17 et suivants du code de commerce, payer au locataire évincé une indemnité dite d’éviction égale au préjudice causé par le défaut de renouvellement.
Cette indemnité comprend notamment la valeur marchande du fonds de commerce, déterminée suivant les usages de la profession, augmentée éventuellement des frais normaux de déménagement et de réinstallation, ainsi que des frais et droits de mutation à payer pour un fonds de même valeur, sauf dans le cas où le propriétaire fait la preuve que le préjudice est moindre. »
Il existe deux méthodes principales d’évaluation de la valeur marchande du fonds : (i) la méthode dite de « l’Excédent Brut d’Exploitation », qui se base sur la rentabilité du fonds de commerce évincé ; et (ii) la méthode dite des « usages professionnels », qui se réfère à des barèmes publiés, issus de statistiques recensées à l’occasion de la vente amiable de fonds de commerce par secteur ou branche d’activité.
En l’espèce, à la suite d’un congé portant refus de renouvellement portant sur un commerce de prêt-à-porter, l’expert judiciaire avait retenu la méthode des usages professionnels. Son évaluation avait été contestée, en particulier, sur la question de savoir si le chiffre d’affaires à retenir pour le calcul de l’indemnité d’éviction devait s’entendre hors taxe ou toutes taxes comprises.
Sans se soucier « des usages de la profession », auxquels l’article L.145-14 du Code de commerce fait référence, la Cour d’appel de Bastia avait considéré, dans son arrêt du 24 octobre 2012, que « pour la détermination du chiffre d’affaires, c’est à juste titre que les intimés soutiennent que contrairement aux prétentions de l’appelant, seul son montant hors TVA doit être pris en considération, l’indemnité attribuée s’inscrivant dans la réparation d’un préjudice et non dans une transaction imposable ».
Cet arrêt est censuré par la Cour de cassation qui retient que la prise en compte de la TVA ne fait pas « obstacle à la prise en compte pour sa fixation, d’éléments comptables arrêtés toutes taxes comprises et que la détermination de la valeur marchande du fonds de commerce s’effectue selon les usages et modalités retenus dans la profession ou le secteur d’activité commerciale concernés » (Civ. 3e 5 février 2014, n°13-10174).
La Cour de cassation réaffirme ainsi la valeur normative des usages de la profession visés à l’article L.145-14 du Code de commerce. L’enjeu du débat n’est pas des moindres dans la mesure où l’évaluation du montant de l’indemnité principale d’éviction par la méthode dite des « usages professionnels » s’effectue généralement au regard du chiffre d’affaires moyen des trois dernières années, augmenté d’un coefficient multiplicateur propre à l’activité exercée, et conforme aux usages propres au secteur d’activité concerné.
La prise en compte ou non de la TVA a donc un impact direct sur le montant de l’indemnité principale d’éviction.
I – Un revirement jurisprudentiel attendu
L’arrêt du 5 février 2014 reprend la solution retenue par la Cour de cassation dans un arrêt du 15 juin 1994, laquelle considérait « qu’en statuant ainsi, sans rechercher, comme il le lui était demandé, si l’usage de la profession n’était pas d’inclure la taxe sur la valeur ajoutée dans le montant du chiffre d’affaires qui sert de base au calcul de l’indemnité d’éviction, la cour d’appel n’[avait] pas donné de base légale à sa décision de ce chef » [2].
Il est vrai qu’entre-temps, un nouvel arrêt du 17 décembre 2003 a pu faire douter du maintien de cette solution en retenant un chiffre d’affaires hors taxe dans un contexte identique, aux motifs que même si « la référence aux usages de la profession exercée par le preneur faisait apparaître que le chiffre d’affaires toutes taxes comprises était retenu pour les transactions amiables car l’indemnité n’était pas exonérée de l’imposition, tel n’était pas le cas lorsque l’indemnité représentait la stricte réparation d’un préjudice ». [3].
La cour d’appel de Bastia dans son arrêt du 24 octobre 2012 avait repris la solution de la Cour de cassation de 2003, non-contredite jusqu’alors.
En d’autres termes, la solution consistait donc à exclure toute TVA du chiffre d’affaires de référence pour l’estimation du montant de l’indemnité d’éviction, au motif que l’indemnité servait à réparer un préjudice, et ce sans rechercher si les usages de la profession mentionnés à l’article L.145-14 du Code de commerce intégraient ou non la TVA.
La jurisprudence semblait ainsi faire prévaloir un lien – difficilement justifiable - entre le traitement fiscal de l’indemnité d’éviction (non soumise à la TVA), et la méthode d’évaluation de cette même indemnité par les usages professionnels (le plus souvent fondée sur un chiffre d’affaires toutes taxes comprises).
Pour mémoire, et conformément à l’article 256 du Code général des impôts, une indemnité qui a pour objet exclusif de réparer un préjudice commercial, fut-il courant, n’est pas soumise à la TVA dès lors qu’elle ne constitue pas la contrepartie d’une livraison ou d’une prestation de services. Au stade de l’évaluation du montant de l’indemnité, une telle justification apparait alors inopérante.
L’arrêt du 5 février 2014 réaffirme donc avec force, au visa de l’article L.145-14 du Code de commerce, la portée normative des usages professionnels, et notamment en ce qu’ils précisent si le chiffre d’affaires doit s’entendre avec ou sans TVA, en fonction de la branche d’activité concernée.
II – Le doute demeure néanmoins sur la prévisibilité des solutions
Si l’arrêt du 5 février 2014 lève, comme il est dit précédemment, une incertitude sur la portée des usages professionnels énoncés à l’article L.145-14 du Code de commerce, il risque paradoxalement de ne pas améliorer la prévisibilité juridique des solutions rendues en la matière.
Les usages de la profession sont traditionnellement « constatés » par les experts à l’occasion de leur mission d’évaluation. Pour ce faire, ces derniers se fondent notamment sur des barèmes publiés annuellement, recensant les ventes amiables de fonds de commerce par secteur d’activité, mais également sur d’autres éléments de comparaison en leur possession.
On constate à cet égard que les barèmes, qu’ils émanent de publications spécialisées ou de l’administration fiscale elle-même, peuvent retenir des chiffres d’affaires tant avec que sans TVA, pour une même branche d’activité. Il n’est pas rare également de constater que pour une même branche d’activité, lesdites publications peuvent faire ressortir des coefficients différents.
L’analyse des décisions rendues par les juridictions du fond traduit les mêmes incertitudes.
Alors que les barèmes publiés font ressortir la plupart du temps un chiffre d’affaires toutes taxes comprises, les tribunaux retiennent parfois un chiffre d’affaires hors taxe.
A titre d’exemple, faisant référence aux usages de la profession d’hôtellerie, certaines cours d’appel ont pu retenir un chiffre d’affaires hors taxe [4], et retenir la solution inverse dans une autre affaire, en se fondant sur un chiffre d’affaires toutes taxes comprises pour le même type de commerce [5].
De même, la cour d’appel de Versailles s’est fondée sur un chiffre d’affaires toutes taxes comprises pour une activité de pressing [6] alors que pour une activité pourtant proche de teinturerie-blanchisserie, la cour d’appel de Paris retenait un chiffre d’affaires hors taxe [7].
Paradoxalement, la solution de 2003 avait donc le mérite d’harmoniser la méthode d’évaluation fondée sur le chiffre d’affaire en limitant les usages de la profession à la seule expression d’un coefficient applicable au chiffre d’affaires dans tous les cas hors taxes, aussi contestable fut-elle sur la plan de la rigueur juridique.
L’état du droit positif au lendemain de la décision ici commentée laisse donc ouvert un certain nombre de questions, que l’analyse de la jurisprudence rendue ces dernières années a mis en évidence. Ainsi, pour rapprocher au plus près le montant de l’indemnité d’éviction de la valeur marchande du fonds, il serait opportun de recouper la méthode des usages professionnels par celle de l’excédent brut d’exploitation, tant il est vrai que la première n’apparait pas toujours satisfaisante.
Discussion en cours :
Très bel article, je recommande !