À l’origine de cette affaire, Huawei Technologies avait déclaré un brevet européen portant sur un appareil de télécommunication essentiel à la norme dite « Long Term Evolution » édictée par l’ETSI (European Telecommunication Standards Institute). Cette notification l’obligeait par là-même – en application du règlement de l’ETSI – à accorder de manière irrévocable des licences à des conditions FRAND (« fair, reasonable, and non-discriminatory ») à des tiers dans la mesure où ces derniers n’ont pas la possibilité de fabriquer des produits conformes à la norme sans enfreindre ledit droit de propriété intellectuelle (article 15.6 annexe des règles de procédure de l’ETSI).
En 2010, des discussions portant sur l’octroi d’une licence FRAND ont émergé entre Huawei et l’un de ses concurrents chinois, ZTE Corp. – également titulaire de nombreux brevets essentiels à la norme « Long Term Evolution ». Suite à l’échec des négociations, Huawei a intenté une action en contrefaçon devant un tribunal allemand et réclamé, outre la cessation et le rappel des produits, la fourniture des données comptables ainsi que l’allocation de dommages et intérêts.
La juridiction de renvoi a alors sollicité l’éclairage de la CJUE sur les effets de concurrence d’un titulaire d’un BEN, sous la forme d’une série de questions. Les juges allemands se demandaient en particulier dans quelle mesure le titulaire d’un BEN, obligé à octroyer des licences à des conditions FRAND, pouvait introduire une action en contrefaçon sans que cette pratique ne soit considérée comme constitutive d’un abus de position dominante au sens de l’article 102 TFUE.
Cette question est plus que bienvenue dans la mesure où l’obligation de délivrer des licences à des tiers à des conditions FRAND a donné naissance à une pléthore de recours devant les juridictions nationales fondés sur autant de fondements juridiques différents. La diversité des solutions juridiques rendues a ainsi fragilisé la légalité des comportements des détenteurs et des utilisateurs potentiels de BEN.
La présente décision harmonise et clarifie les conditions dans lesquelles le titulaire d’un BEN a la possibilité d’intenter une action en contrefaçon dans le respect des dispositions anticoncurrentielles unionistes.
1 - Une présomption d’abus de position dominante.
La réponse à la question posée impliquait de rechercher, d’une part, si l’entreprise est en position dominante sur le marché concerné et, d’autre part, si elle en fait une exploitation abusive.
La Cour de Luxembourg ne se prononce néanmoins pas sur le fait de savoir si la titularité d’un BEN implique nécessairement d’être en position dominante. Elle part en effet du postulat qu’il existe une présomption de position dominante pour apprécier son caractère abusif, à l’instar de la juridiction de renvoi.
S’agissant de l’exploitation abusive d’une position dominante, elle se caractérise par des comportements d’une entreprise qui, « sur un marché donné où le degré de concurrence est affaibli, ont pour effet de faire obstacle, par le recours à des moyens différents de ceux qui gouvernent une compétition normale des produits (…) au maintien du degré d’une concurrence existant encore sur le marché ou au développement de cette concurrence » (CJCE, Hoffman-La-Roche/Commission, 85/76, pt. 91).
La Cour a eu à de nombreuses reprises l’occasion de se prononcer sur les effets anticoncurrentiels de l’exercice d’un droit exclusif lié à un droit de propriété intellectuelle. Elle a ainsi jugé que cet exercice est susceptible, dans des circonstances exceptionnelles, de donner lieu à un comportement abusif de celle-ci (CJCE, IMS Health, C-418/01, pt. 34). Néanmoins, aucune question relative à un BEN pouvant être exploité en contrepartie d’un engagement irrévocable de son titulaire d’accorder des licences à des conditions FRAND n’avait encore été posée.
Pour la Cour, l’existence même de l’engagement de délivrer des licences à des conditions FRAND est de nature à créer des attentes légitimes auprès des tiers et l’introduction d’une action en contrefaçon ou de rappel des produits aura pour effet de se réserver la fabrication d’un produit. Il s’ensuit qu’un refus du titulaire du BEN d’octroyer des licences à des conditions FRAND peut constituer, en principe, un abus de position dominante au sens du TFUE.
Néanmoins, une reconnaissance systématique d’un abus de position dominante pourrait enfreindre le nécessaire respect des droits de propriété intellectuelle et un juste équilibre doit être trouvé.
Le libre jeu de la concurrence s’inscrit en effet en porte à faux avec le nécessaire respect des droits de propriété intellectuelle – notamment consacré par l’article 17, paragraphe 2 de la Charte des droits fondamentaux ainsi que par la directive 2004/28 et son corolaire, le droit d’accès aux tribunaux, garanti à l’article 47 de la Charte. En ceci, établir une présomption irréfragable d’abus de position dominante dans le cas où le titulaire d’un BEN intenterait une action en justice à l’encontre d’un tiers suite à l’utilisation de ce droit sans licence serait susceptible de porter atteinte aux droits fondamentaux de l’Union européenne. Dans le cas d’espèce, Huawei n’était d’ailleurs pas opposée à l’octroi de licences à ZTE en contrepartie d’une licence accordée à des conditions FRAND qui constitueraient une contrepartie raisonnable.
Le titulaire d’un BEN est néanmoins tenu d’observer certaines exigences spécifiques préalablement à l’introduction d’une action en contrefaçon ou en rappel des produits.
2 - Le respect d’exigences spécifiques.
2.1 L’exigence de préavis et de consultation préalable.
Pour la Cour il est nécessaire que le titulaire d’un BEN introduise une action en contrefaçon en respectant tout d’abord l’exigence de préavis et de consultation préalable du contrefacteur allégué et ce quand bien même ledit BEN a déjà été exploité.
Cette exigence d’information consiste, selon le juge européen, à avertir le contrefacteur allégué de la contrefaçon reprochée et de préciser les modalités de ladite contrefaçon.
Cette solution découle du bon sens dans la mesure où, dans des secteurs de pointe tels que les télécommunications, il est fréquent que des milliers de brevets soient considérés comme essentiels à une norme. Dans le cas d’espèce, 4 700 brevets avaient été notifiés comme essentiels auprès de l’ETSI pour la norme LTE. A ceci s’ajoute le fait que les secteurs très concurrentiels tels que les télécommunications imposent une célérité dans la fabrication et la commercialisation des produits. Il est donc fréquent que des tiers soient amenés à exploiter l’enseignement des BEN sans même en avoir préalablement connaissance. L’exigence de consultation préalable est donc fondamentale.
2.2 Une offre de licence concrète et écrite à des conditions FRAND.
Une fois l’information préalable remplie, il revient alors à l’une des parties de formuler l’offre de licence à des conditions FRAND. Tel était le point litigieux de l’espèce. En effet, bien que les parties étaient réciproquement disposées à négocier, Huawei souhaitait signer une licence à des conditions qu’elle estimait raisonnables alors que ZTE souhaitait une concession réciproque de licences.
Pour la Cour, c’est le titulaire du BEN qui devra formuler l’offre concrète et écrite à des conditions FRAND. Les offres orales et/ou formulées en des termes généraux ou imprécis ne sauraient donc être acceptées.
De plus, la redevance ainsi que les modalités de calcul devront également être formulées par le titulaire. La Cour précise à cet égard qu’en l’absence de contrat de licence standards publics ou de publicité des contrats, le titulaire sera le mieux placé pour apprécier si son offre respecte le principe de non-discrimination.
2.3 Une contre-offre conforme aux usages commerciaux et au principe de bonne foi.
Il reviendra ensuite au contrefacteur allégué de « donner suite à cette offre avec diligence », et ce conformément aux usages commerciaux reconnus dans le domaine et au principe de bonne foi.
En particulier, si ce dernier refuse l’offre, il doit alors soumettre une contre-offre concrète à bref délai qui corresponde aux conditions FRAND. Cette technique vise ainsi à exclure toute pratique dilatoire et non sérieuse qui aurait pour effet de prolonger artificiellement les négociations.
2.4 Le rejet de la contre-offre.
Dans la mesure où il est possible pour le contrefacteur d’utiliser les enseignements du BEN avant la conclusion du contrat de licence, la Cour précise que ce dernier devra, au moment du rejet de sa contre-offre, constituer « une sûreté appropriée, conformément aux usages commerciaux reconnus en la matière », étant entendu que « le calcul de la sûreté doit comprendre, notamment, le nombre des actes d’exploitation passés du BEN dont le contrefacteur allégué doit pouvoir produire le décompte ». Cette précision vise en effet à garantir au titulaire des droits le paiement de l’exploitation de son BEN par le contrefacteur allégué en cas d’échec des négociations.
Dans le cas où aucun accord ne serait trouvé préalablement à la contre-offre du contrefacteur allégué, les parties auront alors la possibilité de demander que le montant de la redevance soit déterminé par un tiers indépendant.
2.5 La durée des négociations.
La Cour ne se prononce néanmoins pas sur la durée des négociations. Cette durée est d’importance dans la mesure où la célérité des relations commerciales est fondamentale dans un domaine de pointe tel que les télécommunications.
L’avocat général avait à cet égard estimé que le délai des négociations devrait être évalué au regard de la « fenêtre commerciale » dont dispose le titulaire d’un BEN pour rentabiliser son brevet dans le secteur visé. Ce critère présente l’avantage d’adapter les négociations à la réalité économique d’un secteur donné et donc à favoriser une concession des licences qui respecte les usages commerciaux.
En tout état de cause, il reviendra aux juridictions nationales d’apprécier, le cas échéant, ce critère.
3 - Les actions possibles.
3.1 L’action en contrefaçon en cessation ou en rappel des produits.
La Cour en conclut que le titulaire d’un BEN qui s’est engagé irrévocablement envers un organisme de normalisation à octroyer des licences à des conditions FRAND à des tiers n’abuse pas de sa position dominante en introduisant une action en contrefaçon en cessation de l’atteinte ou en rappel des produits dès lors qu’il a rempli les conditions susvisées, à savoir :
« préalablement à l’introduction de ladite action, il a, d’une part, averti le contrefacteur allégué de la contrefaçon qui lui est reprochée en désignant ledit brevet et en précisant la façon dont il a été contrefait et, d’autre part, après que le contrefacteur allégué a exprimé sa volonté de conclure un contrat de licence aux conditions FRAND, transmis à ce contrefacteur une offre concrète et écrite de licence à de telles conditions, en précisant, notamment, la redevance et ses modalités de calcul, et
ledit contrefacteur continuant à exploiter le brevet considéré ne donne pas suite à cette offre avec diligence, conformément aux usages commerciaux reconnus en la matière et de bonne foi (.) ».
3.2 L’action en justice visant la fourniture de données comptables et l’allocation de dommages et intérêts.
Dans l’arrêt d’espèce, la société Huawei avait formé une action en contrefaçon visant, en sus de la cessation et du rappel des produits, la fourniture de données comptables et l’allocation de dommages et intérêts. La juridiction allemande s’était en conséquence questionnée sur la possibilité pour la dite société d’intenter ces actions au regard de l’article 102 TFUE.
Pour la Cour, ces actions n’ont pas de conséquence directe sur l’apparition ou le maintien sur le marché de produits conformes à la norme considérée, à la différence d’actions en contrefaçon en cessation ou en rappel des produits. Elle en déduit dès lors qu’une entreprise en situation de position dominante et détenant un BEN peut introduire une action en contrefaçon portant ses objets, même si elle s’est engagée à le donner en licence à des conditions FRAND.
3.3 La contestation de la validité ou du caractère essentiel du brevet.
Enfin, il doit être précisé que l’ETSI ne contrôle ni la validité ni le caractère essentiel du droit de propriété intellectuelle qui lui est présenté par un titulaire. La Cour déduit de cette absence de contrôle que, en parallèle des négociations relatives à l’octroi des licences, le contrefacteur allégué a le droit de contester la validité des brevets et/ou leur caractère essentiel ou de se réserver le droit de le faire.
Cette position vise vraisemblablement à favoriser l’activité économique dans un secteur très concurrentiel. En effet, une impossibilité de contrôler la validité ou le caractère essentiel d’un brevet constituerait un frein à l’innovation et serait de nature à favoriser des monopoles artificiels de propriété intellectuelle. La possibilité d’un contrôle du caractère essentiel de la norme se justifie par ailleurs par la contrepartie pécuniaire obligatoire à l’usage de l’enseignement de ce brevet.