En l’espèce était en cause l’interprétation de la directive du 27 novembre 2000 [1] qui fixe un cadre général pour lutter contre la discrimination à l’occasion d’une question préjudicielle formulée par une juridiction polonaise.
Pour comprendre les faits, il faut préciser qu’en droit polonais, les employeurs de 25 salariés ou plus sont tenus de verser des contributions s’ils emploient moins de 6 % de travailleurs handicapés.
Dans cette optique, et afin de diminuer le montant de ses contributions, une entreprise avait décidé, à la suite d’une réunion avec le personnel en 2013, d’octroyer un complément de salaire mensuel aux salariés qui lui remettraient, après cette réunion, une attestation de reconnaissance de leur handicap. Sur la base de cette décision, le complément de salaire en question avait été accordé à treize travailleurs ayant remis leur attestation après cette réunion, tandis que seize autres travailleurs qui l’avaient transmise antérieurement, n’en ont pas bénéficié.
Une des salariés exclus du bénéfice du complément, qui s’était vu reconnaître le statut de travailleur handicapé en 2011 et qui avait donc fourni à l’employeur l’attestation de reconnaissance du handicap dès la reconnaissance de ce statut la même année, a contesté cette décision devant les juridictions locales.
Selon cette salariée, la pratique de son employeur, qui a eu pour effet d’exclure certains travailleurs handicapés du bénéfice d’un complément de salaire octroyé aux travailleurs handicapés et qui visait exclusivement à réduire les cotisations de l’entreprise, en incitant les travailleurs handicapés qui n’avaient pas encore transmis d’attestation de handicap à le faire, était contraire à l’interdiction de toute discrimination directe ou indirecte fondée sur le handicap, énoncée par la directive 2000/78 notamment en son article 2.
Dans cette optique, la juridiction polonaise a ainsi posé à la Cour de justice de l’Union européenne la question de savoir si une discrimination, au sens de la directive, était susceptible de se produire lorsqu’une distinction était opérée par un employeur au sein d’un même groupe de travailleurs présentant une même caractéristique protégée. Les juges polonais cherchaient donc à savoir si la pratique d’un employeur consistant à exclure, à partir d’une date qu’il avait fixée, du bénéfice d’un complément de salaire versé aux travailleurs handicapés lui remettant une attestation de reconnaissance de handicap ceux ayant déjà remis leur attestation avant ladite date pouvait constituer une discrimination.
La Cour de justice a répondu à cette question en deux temps.
1/ Une différence de traitement se produisant au sein d’un groupe de personnes atteintes d’un handicap est bien susceptible de constituer une discrimination au sens de la directive.
S’agissant, en premier lieu, des termes de l’article 2 de la directive 2000/78, le paragraphe 1 de cet article définit le principe de l’égalité de traitement aux fins de cette directive comme étant l’absence de toute discrimination, directe ou indirecte, fondée sur différents motifs au nombre desquels figure le handicap.
Ce même article 2 prévoit, à son paragraphe 2, sous a), qu’une discrimination directe se produit lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable, en raison de son handicap notamment.
A son paragraphe 2, sous b), l’article 2 prévoit également qu’une discrimination indirecte se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre, est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes en raison notamment d’un handicap donné par rapport à d’autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires.
Dans une première analyse purement littérale, la Cour relève que le libellé de cet article ne permet pas de conclure que, s’agissant du handicap, la prohibition de la discrimination prévue par cette directive serait limitée aux seules différences de traitement existant entre des personnes atteintes d’un handicap et des personnes qui ne le sont pas.
Dans une seconde analyse plus téléologique, la Cour retient que ni le contexte dans lequel cet article s’inscrit, ni l’objectif poursuivi par la Directive ne militent en faveur d’une interprétation selon laquelle celle-ci limite le cercle des personnes par rapport auxquelles une comparaison peut être effectuée à celles ne présentant pas de handicap.
Ainsi, la Cour en conclu que le principe de l’égalité de traitement consacré par la directive 2000/78 a vocation à protéger un travailleur présentant un handicap contre toute discrimination fondée sur celui-ci non seulement par rapport aux travailleurs ne présentant pas de handicap mais également par rapport aux autres travailleurs présentant un handicap.
Cette approche extensive du périmètre de comparaison consacrée par la Cour de justice en matière de handicap a déjà pu être retenue pour un autre motif de discrimination en droit interne, et plus précisément en matière d’appartenance syndicale ou d’activités syndicales. En effet, et pour des raisons relativement évidentes liées notamment à la perception particulière que peut avoir un employeur à l’égard d’un syndicat ou d’un autre, le Code du travail interdit à celui-ci d’employer un moyen quelconque de pression en faveur ou à l’encontre d’une organisation syndicale [2]. Par ailleurs, en application du principe de non-discrimination stricto-sensu, la Cour de cassation a pu juger que la seule circonstance que des salariés exerçant des mandats syndicaux aient pu bénéficier de mesures favorables n’est pas de nature à exclure en soi l’existence de toute discrimination à l’égard d’un autre salarié syndiqué [3].
Du reste, il est nécessaire de rappeler qu’en tout état de cause la pratique consistant à comparer la situation d’un salarié à un autre ne constitue pas non plus l’alpha et l’oméga de la caractérisation d’une situation de discrimination, la Cour de cassation ayant déjà affirmé à plusieurs reprises que le salarié n’a pas nécessairement à fournir des éléments de comparaison avec d’autres salariés pour établir une discrimination [4].
2/ Le versement d’un complément de salaire aux seuls travailleurs handicapés ayant remis une attestation de reconnaissance de handicap après une date fixée unilatéralement est susceptible de constituer une discrimination.
Après avoir admis le principe qu’une différence de traitement opérée au sein d’un groupe de personnes présentant toutes un handicap pouvait constituer en principe une discrimination, la Cour s’attache à analyser plus spécifiquement la pratique qui était en cause dans l’espèce.
Au préalable, la Cour de justice rappelle, comme à son habitude, qu’il appartient en dernier lieu à la juridiction nationale, qui est seule compétente pour apprécier les faits et pour interpréter la législation nationale, de déterminer si la pratique en cause comporte une discrimination interdite par la directive 2000/78, et que les juges européens sont seulement appelés à fournir au juge national des indications de nature à permettre de statuer sur le litige.
Dans cette optique, la Cour de justice a raisonné par paliers, en mettant d’abord en évidence les éléments susceptibles de caractériser une discrimination directe, puis ceux relatifs à une potentielle discrimination indirecte.
S’agissant de la discrimination directe définie dans la directive à l’article 2, paragraphe 2, sous le a) énoncée plus haut, la Cour de justice relève que la pratique en cause de versement d’un complément de salaire était bien à l’origine d’une différence de traitement entre deux catégories de travailleurs handicapés se trouvant dans une situation comparable au sein de la société employeur. La Cour précise ensuite qu’il appartenait donc au juge polonais de déterminer si la condition temporelle imposée par l’employeur pour bénéficier du complément de salaire en cause, à savoir la remise de l’attestation de reconnaissance de handicap après la date fixée par ce dernier, constituait un critère lié indissociablement au handicap particulier des travailleurs auxquels le complément a été refusé. Pour aiguiller plus clairement le juge polonais dans sa prise de décision, la Cour a insisté sur le fait que l’employeur, qui n’avait pas permis aux travailleurs handicapés ayant déjà remis leur attestation avant la date fixée de la présenter à nouveau, et qui avait donc définitivement placé ces derniers dans l’impossibilité de remplir la condition temporelle, avait délimité un groupe nettement identifié de travailleurs susceptible d’être victime de discrimination directe en raison justement de la connaissance que l’employeur avait de leur état.
Enfin, la Cour souligne que, si le juge polonais devait, au contraire constater que la différence de traitement en cause résultait d’une pratique apparemment neutre, il lui incomberait, pour déterminer si cette pratique constituait une discrimination indirecte, de vérifier si elle a eu pour effet de désavantager particulièrement des personnes présentant certains handicaps par rapport à d’autres en raison de la nature particulière du handicap, et notamment du caractère ostensible de celui-ci ou du fait qu’il nécessitait des aménagements raisonnables de leur poste de travail. En effet, la Cour retient qu’il pourrait être considéré que ce sont principalement les salariés présentant ce type de handicap qui s’étaient trouvé dans l’obligation, avant la date fixée par l’employeur en 2013, d’officialiser leur état de santé auprès de celui-ci par la remise de l’attestation de reconnaissance du handicap, alors que d’autres salariés présentant un handicap d’une nature différente, par exemple en raison du fait qu’ils sont moins lourds ou ne nécessite pas d’aménagements du poste du travail, conservaient le choix d’officialiser leur état de santé auprès de l’employeur. Dans cette optique, une discrimination indirecte au détriment de certains travailleurs en fonction de la nature de leur handicap pouvait potentiellement être caractérisée.
Sur ce dernier point, la Cour fait une application classique de la définition de discrimination indirecte détaillée plus haut et caractérisée lorsqu’une mesure ou pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes par apport à d’autres selon un critère discriminatoire [5] (autre exemple que celui du cas présenté : une mesure portant exclusion, pour le calcul de l’ancienneté, des périodes d’emploi à temps partiel est discriminatoire lorsqu’elle frappe un pourcentage beaucoup plus élevé de femmes que d’hommes [6]).
Il est enfin utile de noter que la décision commentée revêt une particulière importance au regard de la méthode de caractérisation de la discrimination indirecte qui, justement, suppose précisément la possibilité de comparer des groupes de personnes pour établir de manière statistique les implications de la mesure en apparence neutre.