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La Nature comme actionnaire au sein d’une entreprise : à quelles conditions et pour quel(s) pouvoir(s) ? Par Laurent Thibault Montet, Docteur en Droit.
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Parution : lundi 20 janvier 2025
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Dans un monde où la protection de l’environnement devient une priorité urgente, certaines entreprises innovent [1] en intégrant la nature directement dans leurs processus décisionnels. C’est le cas de l’entreprise Norsys [2], qui a attribué à la nature un siège et un droit de vote au sein de son conseil d’administration. Cette initiative, saluée par des experts [3] comme Marine Yzquierdo, Avocate au barreau de Paris, membre du conseil d’administration de l’ONG « Notre Affaire à Tous », est encore expérimentale mais prometteuse. Frantz Gault [4], spécialiste des nouveaux modèles de gouvernance, occupe ce siège et dispose d’un droit de véto sur tout projet stratégique ayant un impact environnemental.
Cette démarche s’inscrit dans une tendance mondiale de reconnaissance des droits de la Nature, comme en témoignent des initiatives similaires en Espagne, en Nouvelle-Zélande [5], en Équateur [6]. (Voir les articles Si la Nature avait des droits ? et La Démocratie et la Nature : une étude sur la reconnaissance de la Nature comme sujet actif de Droit).
D’un point de vue biologique, et sommairement, la Nature doit être appréhendée comme un ensemble constitué d’une diversité d’êtres vivants ainsi que de leurs interactions. Il ne s’agit pas d’un ensemble homogène mais plutôt d’un Tout ou plutôt d’une universalité hétérogène caractérisée par la multitude d’écosystèmes interdépendant, interagissant et tributaire de la variation des équilibres qui en découlent et qui déterminent la virtuosité ou pas de son cycle de durabilité. Autrement dit, la Nature est biodiversité, représentation de la diversité du vivant à tous ses niveaux d’organisation, des gènes aux écosystèmes, en passant par les espèces et les populations.
Cette universalité vitale [7] est consacrée par la loi constitutionnelle n°2005-205 du 1ᵉʳ mars 2005 relative à la charte de l’environnement : « Considérant : Que les ressources et les équilibres naturels ont conditionné l’émergence de l’humanité ; Que l’avenir et l’existence même de l’humanité sont indissociables de son milieu naturel ; Que l’environnement est le patrimoine commun des êtres humains ; Que l’homme exerce une influence croissante sur les conditions de la vie et sur sa propre évolution ; Que la diversité biologique, l’épanouissement de la personne et le progrès des sociétés humaines sont affectés par certains modes de consommation ou de production et par l’exploitation excessive des ressources naturelles ; Que la préservation de l’environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation ; Qu’afin d’assurer un développement durable, les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins […] ».
Pour autant, la Nature n’est pas instituée comme une entité susceptible de « siéger » dans des instances décisionnelle et/ou consultative. En effet, pour l’heure, en droit français, la Nature (c’est-à-dire les plantes (Voir l’article En France, les plantes ont-elles des droits ?), les eaux, les minéraux, les animaux [8],…) est considérée comme un ensemble de biens et de ressources appropriables avec des réglementations spécifiques concernant sa gestion et sa protection, notamment dans le Code civil, le Code de l’environnement, la charte de l’environnement. Ainsi, n’étant pas instituée en tant que personne physique ni comme personne morale, la Nature ne disposant pas de la personnalité juridique, elle ne détient pas la capacité juridique qui lui permettrait d’être actionnaire ou associé d’une société.
La capacité juridique est un concept fondamental en droit qui désigne l’aptitude d’une personne à être titulaire de droits et d’obligations et à les exercer. À ce titre, il en existe deux types :
La Nature n’ayant pas matérialisé une existence humanoïde intelligente et consciente lui permettant d’exercer des droits et des obligations, de fait, la Nature est affectée d’une incapacité d’exercice. Cependant, le droit institue un cadre juridique qui, d’une certaine manière, attribue à cette universalité vitale [11] un régime de protection dont toute personne (physique ou morale) a le devoir de prendre part :
En outre, il est prescrit des prérogatives au profit des personnes physiques et morales ayant un objet directement en faveur de la Nature :
La Nature, l’universalité vitale, est un sujet de droit (Voir l’article Le Monde et la Nature sujets de Droit) susceptible d’être victime d’un préjudice. À ce titre, il est susceptible de pouvoir obtenir réparation par l’action de représentants. La réparation du préjudice écologique (Voir l’article La réparation du préjudice écologique : réflexion sur la personnification de l’être naturel en droit civil) est encadrée par plusieurs articles du Code civil [17], créés principalement par la loi n°2016-1087 du 8 août 2016 et modifiés par la loi n°2019-773 du 24 juillet 2019. Ces dispositions [18] visent à garantir que les atteintes à l’environnement soient réparées de manière adéquate, en privilégiant les mesures de restauration directe des écosystèmes affectés. Selon l’article 1248 du Code civil, l’action en réparation du préjudice écologique est ouverte à toute personne ayant qualité et intérêt à agir, notamment :
Ainsi, la Nature, cette universalité vitale, est bien un sujet de droit appréhendable de manière spécifique car affecté de droit et de fait d’une incapacité d’exercice, il doit nécessairement être représenté dans la mise en œuvre de ses droits. Dans le domaine de l’entreprise, la Loi introduit l’exigence écologique qui permet à la Nature, en quelque sorte de « siéger » ou au moins d’être une ligne directrice de gouvernance.
La RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises) est l’engagement volontaire [19] : Les sociétés mères et les entreprises donneuses d’ordre qui emploient au moins 5 000 salariés en France ou 10 000 salariés dans le monde doivent établir un plan de vigilance. Ce plan vise à identifier et prévenir les risques d’atteintes aux droits humains et à l’environnement dans leurs activités et celles de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs. Reporting extra-financier : les entreprises qui dépassent certains seuils (effectif de plus de 500 salariés, bilan supérieur à 20 millions d’euros ou chiffre d’affaires supérieur à 40 millions d’euros) doivent publier un rapport de gestion qui inclut des informations sur les conséquences sociales et environnementales de leurs activités, ainsi que sur la manière dont elles prennent en compte les enjeux de RSE des entreprises à intégrer des préoccupations sociales et environnementales dans leurs activités et leurs interactions avec leurs parties prenantes. En d’autres termes, c’est une manière de faire des affaires qui prend en compte l’impact de l’entreprise sur la société et l’environnement. Ainsi, si une entreprise adopte une démarche RSE, elle va s’intéresser à :
La RSE [20] est une démarche globale qui vise à créer de la valeur pour l’entreprise, ses parties prenantes et la société dans son ensemble. C’est une manière de concilier performance économique et responsabilité sociale et environnementale. À ce titre, elle repose généralement sur trois piliers :
La RSE pose un terrain propice à l’innovation organisationnelle.
L’innovation organisationnelle est un type d’innovation qui se concentre sur la modification des systèmes, des structures, des processus et des pratiques d’une organisation afin d’améliorer son efficacité, son adaptabilité et sa performance globale. L’intégration dans le processus décisionnel d’une entreprise une entité ayant vocation à représenter les intérêts de la nature est une approche atypique qui dénote un engagement certain de la gouvernance. Cette dernière est plus ou moins impactant selon le positionnement/pouvoir réellement attribué au représentant de la Nature.
La Nature, l’universalité vitale, est un sujet de droit affecté de droit et de fait d’une incapacité d’exercice des prérogatives que lui octroi la Loi. Cependant, pour que la nature soit considérée comme actionnaire ou associé au sein d’une entreprise, plusieurs conditions et pouvoirs doivent être envisagés :
Le prolongement d’une telle configuration de la gouvernance est la pratique d’un financement à impact, c’est-à-dire qu’avec un tel associé, l’entreprise s’inscrit nécessairement dans une approche d’investissement qui vise à générer un impact social et/ou environnemental positif et mesurable, en plus d’un rendement financier.
Laurent Thibault Montet Docteur en droit[1] Ouest-France, Mathilde Golla : « La nature devient actionnaire de cette entreprise française : qu’est-ce que cela peut changer ? »
[2] Norsys est une entreprise de services numériques basée à Ennevelin, dans le Nord de la France.
[3] Ouest-France, Mathilde Golla : « La nature devient actionnaire de cette entreprise française : qu’est-ce que cela peut changer ? »
[4] Frantz Gault est l’un des rares spécialistes de la représentation de la nature dans la gouvernance d’entreprise. C’est à ce titre qu’il a récemment publié “La nature au travail” chez EPFL Press, et qu’il représente la nature au sein du Conseil d’administration du groupe Norsys (extrait du profil linkedin de l’intéressé).
[5] La reconnaissance de la personnalité juridique des rivières.
[6] La reconnaissance de la personnalité juridique des forêts.
[7] Art. L110-1 du Code de l’environnement.
[8] Art. 515-14 du Code civil : « Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens ».
[9] Lexique des termes juridiques - Dalloz 2021-2022 : « Les situations juridiques subjectives sont des situations d’où découlent pour leurs bénéficiaires des prérogatives qui sont à leur avantage et auxquels ils peuvent en principe renoncer ».
[10] Lexique des termes juridiques - Dalloz 2021-2022 : « Une situation juridique possède un caractère objectif toutes les fois qu’elle confère à ceux qui en sont investis davantage de devoirs que de droits ; ainsi en va-t-il pour la situation résultant d’un mariage, d’une filiation, d’une incapacité ».
[11] Notamment la Loi constitutionnelle n°2005-205 du 1ᵉʳ mars 2005 relative à la charte de l’environnement ; mais également les articles L110-1 à L110-7 du Code de l’environnement.
[12] Article 1er de la Charte de l’environnement.
[13] Article 2 de la Charte de l’environnement.
[14] Articles 3 et 4 de la Charte de l’environnement.
[15] Article 5 de la Charte de l’environnement.
[16] Article 6 de la Charte de l’environnement.
[17] Article 1246 à 1252 du Code civil.
[18] Article 1249 al. 1 du Code civil.
[19] La RSE, bien qu’étant un concept basé sur l’engagement volontaire, devient de plus en plus encadrée par des obligations légales, notamment pour certaines catégories d’entreprises. En France, Devoir de vigilance [[Art. L225-102-1 du Code de commerce.
[20] Notamment cadrée par : Loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement, dite « Loi Grenelle II » ; Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite « Loi Pacte » ; Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, « Devoir de vigilance » ; Loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets ; dite « Loi Climat et résilience » ; Art. L225-35 et L225-102-1 du Code du commerce ; Art. 1833 du Code civil.
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