Retenue à la source et libre circulation des capitaux. Par Léonard Munsch et Albert Graveleau, Etudiants.

Retenue à la source et libre circulation des capitaux.

Par Léonard Munsch et Albert Graveleau, Etudiants.

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Explorer : # fiscalité directe # libre circulation des capitaux # retenue à la source # double imposition

La jurisprudence Sofina de la Cour de justice en 2018 a semble-t-il donné un nouvel essor à la liberté fondamentale de circulation des capitaux prévue à l’article 63 TFUE.
Un léger empiétement sur la compétence exclusive des Etats membres en matière de fiscalité directe par une réflexion analogue à celle des autres libertés de circulation.

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La politique fiscale au sein de l’Union européenne se compose de deux branches : la fiscalité directe et la fiscalité indirecte. Celle qui nous intéresse est la fiscalité directe. Celle-ci demeure de la compétence exclusive des États membres. En matière de fiscalité directe, l’Union se permet uniquement d’adopter des normes harmonisées concernant la fiscalité des sociétés et des particuliers. Ces normes sont relatives à l’obligation qu’ont les États membres de respecter les traités européens, notamment les principes de libertés fondamentales de circulation. Du coté des États membres, ceux-ci prennent des mesures évitant l’évasion fiscale et la double imposition. L’objectif de ne pas se retrouver en situation de double imposition pour les sociétés transfrontalières ou à dimension communautaire se traduit par la conclusion de conventions bilatérales en matière fiscale entre les États membres.

Le recours à ce type de convention s’illustre notamment lorsqu’est concernée l’imposition des dividendes qui sont distribués à des actionnaires, particuliers ou sociétés non-résidents de l’État membre où s’exerce l’activité, afin d’éviter l’application d’un double régime à ces dividendes. Ce dernier cas regroupe l’ensemble des revenus dits sortants. Concernant les techniques d’imposition de ceux-ci, en raison de la compétence exclusive des États membres, différents systèmes cohabitent sur le territoire de l’Union. La France a, elle, opté pour la technique de retenue à la source. Le prélèvement ou retenue à la source est un mode de recouvrement de l’impôt, consistant à prélever le montant de l’impôt au moment où les revenus du contribuable lui sont versés. Celui qui exécute ce prélèvement est un tiers-payeurs, souvent l’employeur lui-même. Elle est souvent pratiquée par les États en particuliers pour les revenus sortants, car elle permet d’imposer une société sans que celle-ci est besoin de communiquer son bilan annuel. L’Union européenne se doit de respecter l’autonomie procédurale et institutionnelle des États membres, et ne peut s’opposer à un tel système de recouvrement d’impôt et de fiscalité directe.

Cependant, il apparaît que la mise en œuvre d’une telle technique par les États membres peut se retrouver en contradiction avec les dispositions de l’Union et des libertés de circulation garantie par le Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). En effet, la solution de l’affaire Sofina [1] de novembre 2018 semble avoir ébranler la pertinence d’une telle technique. La Cour a effectivement censuré une disposition française relative à la retenue à la source concernant le prélèvement par la France sur des dividendes versés à une société déficitaire non-résidente, alors qu’une société résidente placée dans la même situation n’aurait pas à s’acquitter de cet impôt au titre de l’année de paiement du dividende.

L’arrêt de la Cour de Justice du 22 novembre 2018, Sofina, s’interroge donc sur la compatibilité de la retenue à la source imposé aux sociétés non-résidentes déficitaires avec le marché intérieur, et plus précisément sa compatibilité avec la libre circulation des capitaux.
Selon l’article 26 §2 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) « le marché intérieur comporte un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation […] des capitaux est assurée ».
De plus, l’article 63 garantie que « toutes les entraves aux mouvements des capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites ». Mais l’article 65 précise que l’article 63 ne porte pas atteinte aux droits des États membres, notamment en matière fiscale.

Les sociétés Sofina, Rebelco, et Sidro ont perçu des dividendes à raison de leurs participations dans des sociétés françaises, au cours des années 2008 et 2011 (point 12). Ces dividendes ont fait l’objet d’une retenue à la source, prévu par l’article 19 bis, paragraphe 2, du Code général des impôts (19 bis §2 CGI). Ainsi que par l’article 15, paragraphe 2, de la Conventions franco-belge, tendant à éviter les doubles impositions et à établir des règles d’assistance administrative et juridique réciproque en matière d’impôts sur les revenus, de 1964.
Les sociétés ont clôturé leurs exercices financiers avec un résultat négatif de 2008 à 2011 (point 14) et demande la restitution des retenues prélevées sur les dividendes versés durant ces exercices. En vertu de l’article 209 §1 troisième alinéa du CGI selon lequel si une entreprise est déficitaire à la fin de son année fiscale, elle ne sera pas soumise à la retenue à la source et l’excédent du déficit sera reporté sur les exercices suivants.
Les réclamations des requérantes ont été rejetées, ces dernières ont donc saisi les juridictions compétentes (en instance et en appel) qui n’ont pas fait droit à leurs demandes. Elle se sont donc pourvues en cassation devant le Conseil d’État. (Points 15 et 16).

Les retenues à la source sont appliquées aux dividendes distribués à des sociétés non-résidentes (revenus sortants) déficitaires à raison de leur participation dans des sociétés résidentes. Le Conseil d’État constate donc que les retenues à la source entraînent, pour ces sociétés non-résidentes, un désavantage de trésorerie par rapport aux sociétés résidentes (point 17). Le Conseil a donc décidé de surseoir à statuer et de poser trois questions préjudicielles à la Cour.
Ainsi le Conseil demande à la Cour si le désavantage de trésorerie, résultant de l’application d’une retenue à la source aux dividendes versés aux sociétés non-résidentes déficitaires, constitue une différence de traitement et donc une restriction à la libre circulation des capitaux. La deuxième question porte sur la possibilité de justifier cette mesure par des raisons impérieuses d’intérêt général, notamment par la nécessité de garantir l’efficacité du recouvrement de l’impôt et la nécessité de préserver la répartition du pouvoir d’imposition entre les États membres, que nous n’aborderons pas ici, puisqu’elle sera rejetée.

La Cour répond au Conseil d’État en considérant que la retenue à la source appliquée à des sociétés non-résidentes déficitaires, alors qu’elle n’est pas appliquée à des sociétés résidentes déficitaires, constitue une entrave à la libre circulation des capitaux, et que cette mesure n’est pas adéquate pour assurer l’efficacité du recouvrement de l’impôt et préserver la répartition du pouvoir d’imposition entre les États membres. L’État aurait pu prendre une mesure moins entravante.
Le juge de l’Union vient intervenir dans le domaine des compétences exclusives des États. Mais dans l’exercice de cette compétence exclusive les États doivent coopérer, en particulier pour les revenus sortants. Ce sont des revenus obtenus sur le territoire d’un État mais perçu par une personne en dehors de cet État. La difficulté principale est de savoir quel État a compétence pour taxer ses revenus, car ils ne doivent pas subir une double imposition (par l’État de source et par l’État de résidence). C’est pourquoi les États ont conclu des accords, souvent bilatéraux, afin d’éviter ce phénomène de double imposition. Les États ont aussi basé leurs législations sur le principe de droit international de territorialité, principe selon lequel l’État de source ne peut imposer que les seuls bénéfices réalisés sur son territoire en déduction des seuls déficits y ayant source.
De plus, même dans l’exercice de ses compétences exclusives, un État doit respecter ses obligations découlant des Traités, notamment la libre circulation des capitaux.

La Cour de Justice avait validé la pratique de la retenue à la source dans son arrêt Truck Center de 2008 [2] . Dans cette décision, la Cour a considéré que la différence de traitement résultant de techniques d’imposition différentes, en fonction de l’établissement principal des sociétés, ne constitue pas une entrave à la libre circulation des capitaux, car les situations des entreprises ne sont pas objectivement comparables. C’est sur la base de cette décision que le Conseil d’État a rendu son arrêt GBL Energy du 9 mai 2012 [3] relative aux mêmes circonstances que l’affaire en cause ici, et a rejeté le pourvoi tendant à l’annulation de la mesure instituant une retenue à la source car elle serait contraire au droit de l’Union, sans qu’il soit nécessaire de saisir la Cour de Justice d’une question préjudicielle.

Pourtant, en 2017, le Conseil d’État fait le choix de saisir la Cour d’une question préjudicielle relative à la retenue à la source. Le juge français réagit ainsi à l’évolution jurisprudentielle de la Cour relative au critère de la comparabilité des situations. Pour reprendre les termes de l’avocat général Wathelet, « la jurisprudence de la Cour est riche d’arrêts qui ont abordé la problématique de l’imposition différente des dividendes » , faisant référence aux nombreux arrêts rendu par la Cour sur l’imposition des revenus sortant, ainsi que l’utilisation de la technique de la retenue à la source [4]. Par cette décision du 22 novembre 2018, la Cour vient ici élargir sa qualification d’entrave, lui permettant d’appréhender plus de situations et d’entraves potentielles. Cette décision n’est pas surprenante aux vues de cette évolution jurisprudentielle et des libertés fondamentales de circulation.
La Cour ne considère pas la retenue à la source contraire à la libre circulation des capitaux en elle-même, mais la manière dont les États la mettent en place. En effet, la France instaure ici une différence de traitement dans l’application de cette technique d’imposition. Cette différence de traitement se voit être qualifiée d’entrave à la libre circulation des capitaux.

Mais alors que, comme précédemment exposé, le Conseil d’État avait rendu une décision en 2012 dans les mêmes circonstances que notre affaire en cause sans renvoi, il convient de s’interroger sur cette raison, dès lors qu’il le fait en 2018, ce qui conduira à la condamnation de la disposition française. Il semblerait que cela s’explique d’une part en raison d’une émancipation de la caractérisation de la restriction à la libre circulation des capitaux par rapport à la comparabilité des situations, tandis que c’est également la réflexion et l’appréhension de ce même critère qui a fait l’objet de modulation par la Cour.

Une émancipation jurisprudentielle du critère de restriction conforme à la logique des libertés de circulation.

Dans notre cas d’espèce, la Cour affirme que la disposition française instaurant une retenue à la source des dividendes distribués à une société non-résidente alors même qu’elle est déficitaire constitue en elle-même une restriction à la libre circulation des capitaux. Ces restrictions sont donc prohibées au regard de l’article 63 TFUE. A l’instar de l’ensemble des libertés de circulation, il semblerait que l’entrave se qualifie au travers de la notion de discrimination, qui se matérialise par une rupture d’une égalité de traitement. Dans une version plus inclusive, elle s’apprécie au regard du critère d’accès au marché national, se concrétisant en une dissuasion pour « les sociétés non-résidentes de procéder à des investissements dans des sociétés établies en France et, d’autre part, les investisseurs résidant en France d’acquérir des participations dans des sociétés non-résidentes » (point 40).

La Cour de justice a comme rôle parmi d’autres d’assurer la réalisation du marché intérieur. La concurrence fiscale est un frein à cet objectif, puisqu’en raison de celle-ci, certains territoires de l’Union peuvent être délaissés à la faveur d’un État membre qui dispose d’une fiscalité plus attractive. La Cour a donc pour « obligation » de compenser le manque d’harmonisation fiscale en assurant le respect des libertés de circulation et en abattant un maximum d’entraves instaurées par les États membres. La solution de l’arrêt [5] s’inscrit incontestablement dans cette démarche. Plusieurs dispositions du droit primaire de l’Union interdisent expressément les restrictions fiscales concernant la libre circulation des marchandises, mais rien ne prohibe textuellement celles-ci en matière de libre circulation des capitaux. En effet, des dispositions relatives à la fiscalité directe sont absentes du TFUE, néanmoins cela n’implique en aucun cas que les entraves à la libre circulation des capitaux ne sont pas interdites. C’est la Cour qui a eu la mission de procéder au processus d’intégration négative par ses décisions. C’est certainement dans le domaine de fiscalité directe que la Cour est allée le plus loin et a le plus encadré les Etats dans l’exercice de leurs compétences, malgré une reconnaissance tardive que les dispositions fiscales puissent constituer une entrave à l’exercice des libertés économiques [6].

C’est sans doute la jurisprudence Schumacker de 1995 [7] qui a consacré un tel principe en affirmant que « si, en l’état actuel du droit communautaire, la matière des impôts directs ne relève pas en tant que telle du domaine de la compétence de la Communauté, il n’en reste pas moins que les États membres doivent exercer leurs compétences retenues dans le respect du droit communautaire ». De plus, ce même arrêt ainsi que l’arrêt Mark et Spencers [8] ont reconnu la portée fiscale à la fois des libertés économiques et non économiques, en plus que ces dernières s’opposent aux entraves fiscales à l’entrée et à la sortie. Pour finir, il faut savoir que la Cour a consacré tardivement le principe selon lequel la liberté de circulation des capitaux et des moyens de paiement primait sur la fiscalité directe des États membres, en 2000 dans l’affaire Verkooijen [9]. Était en cause une disposition néerlandaise concernant le régime d’imposition par retenue à la source des dividendes perçus par des personnes physiques non-résidentes aux Pays-Bas. Celle-ci constituait une différence de traitement entre résidents et non-résidents et la Cour a affirmé que le principe établi dans Schumacker devait être s’étendre à la liberté de circulation des capitaux et des moyens de paiement.

Depuis de tels événements, la jurisprudence de la Cour a appliqué le schéma classique en matière de libre circulation qui consiste à identifier en premier lieu l’existence d’une restriction à une liberté fondamentale avant d’évaluer s’il existe une justification et en regarder la proportionnalité. C’est justement ce même raisonnement que va utiliser la Cour dans l’arrêt Sofina, qui va par la même occasion entériner d’avantage la place prépondérante que possèdent les libertés de circulation européennes.

Dans notre cas d’espèce, l’entrave rentre dans la situation où l’État membre traite les revenus à destination d’un autre État moins favorablement. En effet, la disposition du code général des impôts en cause assujetti les dividendes sortants lorsque les sociétés non-résidentes sont déficitaires, alors qu’elle ne le fait pas pour ceux restant sur le territoire français concernant une entreprise déficitaire, reportant cet assujettissement à l’éventualité d’un retour à une situation bénéficiaire. Qu’est-ce qui a donc changé depuis 2012 ?

Comme le dit le rapporteur public É.Bokdam-Tognetti dans ses conclusions devant le Conseil d’État en 2017, « si [le Conseil d’État] a ainsi conclu à la compatibilité des dispositions du 2 de l’article 119 bis du CGI avec le droit de l’Union européenne, sans renvoyer à la CJUE de question préjudicielle sur ce point, c’est que la jurisprudence de cette Cour paraissait alors suffisamment engagée en ce sens » [10]. Il est alors évident de regarder un tel changement d’appréciation au regard de cette décision de 2012 et des différentes jurisprudences de la Cour de justice depuis cette date.

En 2012, le Conseil d’État affirmait que « le désavantage pouvant résulter pour la société non résidente de l’exercice parallèle des compétences fiscales de la France et de son État de résidence ne constitue pas, dès lors que cet exercice ne revêt pas un caractère discriminatoire, une restriction à la liberté de circulation de capitaux prohibée par le traité instituant la Communauté européenne », ainsi que « que le seul désavantage de trésorerie que comporte la retenue à la source pour la société non résidente ne peut ainsi être regardé comme constituant une différence de traitement caractérisant une restriction à la liberté de circulation des capitaux » [11].

Le Conseil d’État concluait à la validité d’une telle technique, mais il faut noter que le rejet d’une différence de traitement est inhérent à une incomparabilité des situations qu’a relevée le Conseil d’État. La différence notable avec l’arrêt de la Cour de 2018 est que le Conseil d’État conclut de cette façon en incluant le test de comparabilité dans l’ensemble de sa réflexion, alors que la Cour le fait dans sa partie relative à la justification, après avoir caractérisé à part entière une restriction à la libre circulation des capitaux. Cela n’est pas tout à fait vrai en pratique, puisque nous considérons que la Cour intègre implicitement une partie du test de comparabilité dans la qualification de l’entrave, comme nous le verrons.

Il est certain que le Conseil s’est, à l’époque, référé et conformé à la décision CenterTruck de 2008, comme le rappelle le rapporteur public, tenant à l’absence de comparabilité. La comparabilité était l’élément central de la réflexion, et le Conseil a pu juger, dans l’arrêt Kermadec [12], que le mécanisme de la retenue à la source n’est pas susceptible de constituer, par lui-même, une entrave à la liberté de circulation des capitaux et que, par suite, une société en situation déficitaire n’était pas fondée à soutenir que ce mécanisme conduirait, « par principe », à traiter plus défavorablement les dividendes versés aux sociétés non résidentes au point de dissuader celles-ci d’investir en France . La qualification d’une entrave à la libre circulation des capitaux par une différence de traitement, et donc une discrimination, demeure largement tributaire et dépendante du critère de comparabilité des situations.

Afin de s’insérer dans la logique des autres libertés de circulation, dont l’idée qui ressort est la qualification d’une entrave dont on pourrait dire qu’elle est d’autonome, la Cour a donc dû émanciper le principe de restriction à la liberté de circulation des capitaux, dans le cadre d’une retenue à la source des dividendes versés à des sociétés, de la nécessité de situations comparables entre entreprises résidentes et non-résidentes.

Au point 23 de la décision, la Cour affirme que sont contraires à l’article 63 du TFUE les mesures « qui sont de nature à dissuader les non-résidents de faire des investissements dans un État membre ou à dissuader les résidents dudit État membre d’en faire dans d’autres États ». Elle poursuit : « un traitement désavantageux par un État membre des dividendes versés à des sociétés non-résidentes, par rapport au traitement réservé aux dividendes versés à des sociétés résidentes, est susceptible de dissuader les sociétés établies dans un État membre autre que ce premier État membre de procéder à des investissements dans ce premier État membre et constitue, par conséquent, une restriction à la libre circulation des capitaux prohibée, en principe, par l’article 63 TFUE ».

En citant un bon nombre de jurisprudence lors de ces points, elle retrace l’émancipation d’une restriction à la libre circulation des capitaux. Désormais, une mesure qui « dissuade » les investissements est consacrée comme une entrave à la libre circulation. Cette formulation n’est pas sans rappeler le régime de la libre circulation des marchandises, domaine dans lequel la Cour est allée le plus loin, où la formule dégagée dans l’arrêt Ker Optika de 2010 [13] énonce que « toute réglementation commerciale des États membres susceptible d’entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce au sein de l’Union doit être considérée comme une mesure d’effet équivalent à des restrictions quantitatives au sens de l’article 34 TFUE », que les mesures « qui ont pour objet ou pour effet de traiter moins favorablement des produits en provenance d’autres États membres », ainsi que « toute autre mesure qui entrave l’accès au marché d’un État membre des produits originaires d’autres États membres ». La Cour a cette volonté de prolonger l’emprise faite par la libre circulation des capitaux en la mettant au même niveau que les autres libertés économiques. La jurisprudence antérieure a pu consacrer l’autonomie d’une telle restriction. A l’identique que le régime des marchandises, il a fallu partir d’une logique de discrimination, puis d’une différence de traitement, pour parvenir à une entrave qui rend plus difficile l’accès au marché national.

Dans son arrêt Skatteverket c/ Hilkka Hirvonen [14], la Cour confirmait encore le bienfondé de la technique de retenue à la source et d’une différence de traitement qui constitue une caractéristique inhérente à cette technique d’imposition . Dans la jurisprudence Miljoen [15], était affirmé qu’une réglementation qui refuse aux non-résidents la déduction de dépenses telles celles en cause, accordée aux résidents, « risque de jouer principalement au détriment des ressortissants d’autres États membres et comporte donc une discrimination indirecte selon la nationalité ». Dès lors, le critère de restriction semble d’avantage s’apprécier au regard d’une discrimination et donc d’une différence de traitement, ou plus précisément, un traitement désavantageux, ainsi que le formule la Cour aux points 30 et 34 de la décision Sofina : « deuxièmement, l’appréciation de l’existence d’un éventuel traitement désavantageux des dividendes versés aux sociétés non-résidentes doit être effectuée pour chaque exercice fiscal, pris individuellement » et la « réglementation nationale en cause au principal est susceptible de procurer un avantage aux sociétés résidentes en situation déficitaire, dès lors qu’il en résulte à tout le moins un avantage de trésorerie, voire une exonération en cas de cessation d’activités, alors que les sociétés non-résidentes subissent une imposition immédiate et définitive indépendamment de leur résultat ».

La Cour suit le raisonnement de l’avocat général , de ce qui sera considéré comme une restriction aux libertés européennes : si la situation des actionnaires résidents et non-résidents est comparable, que l’État taxe plus lourdement les dividendes versés à des sociétés non-résidentes, la législation sera alors considérée comme mesure restrictive de la liberté de circulation des capitaux. Si l’État défavorise, l’État restreint la libre circulation, et donc la réalisation du marché intérieur.

Ce principe d’égalité de traitement ne vaut que pour des situations objectivement comparables, comme rappelé par l’avocat général, l’idée étant que le seul élément d’extranéité, commun à l’application du droit de l’Union, ne peut suffire à lui seul à caractériser une différence de situation, justifiant ainsi une différence de traitement. Pour cela, la Cour applique le critère dit de comparabilité des situations, qui sera consacré dans son entièreté dans la partie suivante de notre étude. Celui-ci est consacré au moment de l’analyse d’éventuelles justifications à l’entrave, mais il semblerait que la Cour dans son arrêt l’intègre dans la qualification de l’entrave. La Cour a en effet réitéré l’idée de recentrer nécessairement la focale sur un seul exercice fiscal. Ainsi, aux points 30 et 32, et conformément à la logique de l’arrêt Pensioenfonds Metaal en Techniek, la Cour énonce que « l’appréciation de l’existence d’un éventuel traitement désavantageux des dividendes versés aux sociétés non-résidentes doit être effectuée pour chaque exercice fiscal, pris individuellement ». Au point 31, la Cour affirme la nécessité d’apprécier la différence de traitement au regard de la même période, c’est-à-dire sur le même exercice fiscal. Cela peut s’apparenter au test de comparabilité, par le rejet d’une approche pluriannuelle qui est effectué normalement dans la partie justification et non dans la caractérisation de l’entrave.

Par une inclusion bien gardée de la comparabilité dans la caractérisation de l’entrave, la Cour émancipe totalement cette caractérisation d’une restriction, indépendamment d’une comparabilité des situations qui conditionne la discrimination. On peut sans doute affirmer qu’une restriction à la libre circulation des capitaux sera désormais identifiée dès lors que la disposition de l’État membre rend plus difficile l’accès au marché, ou comme la formulation de la Cour, susceptible de dissuader les investissements étrangers sur un marché national.

L’abandon du critère de comparabilité ?

Dans son point 48, la Cour rappelle qu’il est de jurisprudence constante « qu’une réglementation prévoyant uniquement des modalités de perception de l’impôt différentes en fonction du lieu du siège de la société bénéficiaire est justifiée en raison d’une différence de situation objective dans laquelle se trouvent les sociétés résidentes et les sociétés non-résidentes ». Ainsi, une différence de traitement constitutive d’une restriction à la libre circulation des capitaux est justifiée lorsqu’une société résidente et une société non-résidente ne sont pas dans des situations comparables. Le Conseil d’État avait jusqu’à présent toujours suivi cette jurisprudence, notamment dans l’arrêt Sté GBL Energy, et basé ses solutions sur ce que Emmanuel Dinh appelle le triptyque développé par la jurisprudence Truck Center.

La Cour basait son analyse sur trois éléments : « (i) la qualité alternative d’État de la résidence ou d’État de la source (de la France), (ii) l’existence d’impositions distinctes fondées sur des bases juridiques différentes (impôt sur les sociétés versus retenue à la source) et (iii) la différence de situations dans lesquelles se trouvent les sociétés résidentes et non-résidentes en ce qui concerne le recouvrement de l’impôt » [16].
En règle générale, les situations des sociétés n’étaient donc pas comparables, et ne pouvaient être considérées comme une discrimination au regard du Traité. La différence de traitement ne résultant que de l’application de techniques d’imposition différentes n’était pas une discrimination. Les sociétés résidentes sont directement soumises au contrôle de l’administration fiscale de l’État membre en cause, lui permettant d’assurer un recouvrement forcé, alors que pour les sociétés non-résidentes, un recouvrement forcé nécessite l’assistance de l’administration de l’État membre de résidence. C’est pour cela qu’il apparaissait nécessaire à l’État de source de pratiquer la technique de la retenue à la source. Mais le Conseil d’État constate bien l’évolution jurisprudentielle la nécessité de poser une question préjudicielle.

En effet, à la suite de l’arrêt Truck Center, la Cour a pris des décisions qui sont venues limitées le critère de comparabilité des situations en basant le test de la comparabilité sur une année fiscale seulement. Dans l’arrêt Miljoen de 2015, la Cour abandonne l’analyse pluriannuelle et la période prise en compte pour l’imposition, et donc la comparabilité, est celle de l’année civile. De plus, dans son arrêt « PMT » , un désavantage ne saurait être compensé par un avantage concédé sur d’autres exercices fiscaux. La Cour avait donc déjà encadré le critère de la comparabilité des situations, rendant moins facilement justifiable une restriction à la libre circulation des capitaux par les États.

Le juge de l’Union va plus loin dans l’arrêt Sofina et considère que la mesure française ne « se limite pas à prévoir des modalités de perception de l’impôt différentes en fonction du lieu de résidence du bénéficiaire des dividendes d’origine national » (point 53). Une mesure est justifiable lorsque la différence de traitement repose sur des modalités d’imposition différentes en fonction de l’établissement principal de la société. Ici la mesure ne se contente pas seulement d’appliquer des modalités de perception différente, elle prévoit aussi un report de l’imposition des revenus sur un exercice ultérieur (constitutif d’un décalage de trésorerie), voire une exonération en cas de cessation des activités avant que l’entreprise ne soit bénéficiaire. Le problème réside dans le fait que cette mesure ne s’applique qu’aux sociétés résidentes, qui constitue donc selon la Cour un « avantage substantiel ». La mesure ne se limite dès lors pas qu’aux seules modalités de perception. Le fait de reporter l’imposition créé un décalage de trésorerie au bénéfice de la société résidente.

La Cour est très brève sur la question de la comparabilité et assez peu pédagogue. Là où dans l’arrêt Truck Center elle avait dégagé un triptyque permettant de savoir si une situation est comparable, dans l’arrêt Sofina elle ne fait plus référence à ce triptyque. On peut y avoir un potentiel abandon du triptyque, mais ne donne pas une grille d’analyse précise. La Cour se demande désormais si la mesure se limite seulement à des techniques d’impositions différentes, ou si elle confère un avantage à la société résidente. Le raisonnement de la Cour occulte quelque peu la comparabilité des situations, et se porte finalement beaucoup plus sur la justification de l’entrave par l’intermédiaire de raisons impérieuses d’intérêt général, comme elle pourrait le faire dans le cadre d’une entrave à d’autres libertés de circulations, telle que la libre circulation des marchandises.

Ce raisonnement de la Cour démontre sa volonté d’appréhender plus de situations. En effet, en procédant comme elle le fait, plus de situations sont susceptibles d’être considérées comme comparables. La Cour veut faire en sorte que les États membres assurent un traitement égal des sociétés, et que les mesures prises par ces derniers ne constituent pas des restrictions déguisées. La Cour voit dans l’avantage donné aux sociétés résidentes, résultant du décalage de trésorerie voire de l’exonération, une restriction déguisée. L’État doit appliquer les mêmes règles aux sociétés résidentes et aux sociétés non-résidentes. Le fait de ne pas appliquer les mêmes règles pourrait s’apparenter à une restriction déguisée à la libre circulation des capitaux ou une discrimination arbitraire. L’État favorise ses entreprises nationales et rend moins attractif l’accès aux marchés des sociétés voulant investir sur le territoire de cet État, car les sociétés non-résidentes ne seront pas susceptibles de bénéficier d’un tel avantage, et seront moins incitées à faire usage de leurs libertés de circulation.

Ce manque de lisibilité dans son appréciation du critère de la comparabilité laisse à la Cour une plus grande marge de manœuvre dans l’appréhension de restrictions à la libre circulation des capitaux, mais rend plus compliqué la compréhension de son raisonnement. La doctrine s’est interrogée sur le raisonnement de la Cour, en particulier Emmanuel Dinh. Ce dernier ne comprend notamment pas « par quel mécanisme les entités résidentes et non-résidentes en viendraient pour autant à se trouver dans des situations objectivement comparables lorsqu’elles sont déficitaires, alors qu’elles ne le seraient pas lorsqu’elles sont bénéficiaires ». Mais il conçoit que dans le cas de la retenue à la source, telle qu’appliquer en France, la différence de traitement « ne peut pas être réduite à une différence des modalités de perception de l’impôt ».

Certains, comme Emmanuel Raingeard de la Blétière, se sont aussi interrogés sur l’absence de prise en compte du principe de territorialité. Selon lui, « le principe de territorialité devait être pris en compte pour apprécier la compatibilité du décalage de trésorerie et de l’exonération définitive » [17]. Si les charges à l’origine des déficits ont un lien avec l’État de source, la mesure est incompatible. Les sociétés sont dans une situation comparable, l’État doit donc déduire les déficits lorsqu’il impose les revenus sortants réalisées sur son territoire. Mais lorsque ces charges n’ont pas de lien avec l’État source, les résidentes et non-résidentes ne sont pas dans des situations comparables « au regard du principe de territorialité ». L’auteur rappelle la jurisprudence Futura Participation [18] selon laquelle « seuls les bénéfices et les pertes qui proviennent de leurs activités [dans l’État de source] sont pris en compte pour le calcul de leur impôt dans cet État », cette pratique étant conforme au principe de territorialité et ne pouvant pas être considérée comme une discrimination.

La Cour, dans l’arrêt Sofina, ne fait pas référence au principe de territorialité ni à cette possibilité. Elle aurait pu fonder son raisonnement sur la jurisprudence Futura participation. Mais elle aurait choisi de limiter au maximum la possibilité pour l’État de justifier une restriction à la libre circulation des capitaux en apportant la preuve que les sociétés ne sont pas dans des situations comparables.

Comme le précise Emmanuel Dinh, « la seule constatation de la différence de situation est insuffisante à justifier l’absence de discrimination ; encore faut-il que la différence de traitement soit liée et proportionnée à la différence de situations respectives des résidents et des non-résidents ».
Avec Truck Center, le désavantage de trésorerie n’aurait pu être considéré comme discriminatoire car proportionnée à la nécessité pour l’État de recouvrer l’impôt de sur des revenus perçus par des non-résidents. Or, la Cour vient durcir son test de proportionnalité dans l’arrêt Sofina, rejetant la justification de la mesure sur cette base.

Léonard Munsch et Albert Graveleau
Diplomés en Droit international et européen des affaires de l’Université de Strasbourg

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Notes de l'article:

[1CJUE, 22 novembre 2018, Sofina SA e.a., C‑575/17.

[2CJCE, 22 décembre 2008, Truck Center SA, C-282/07.

[3CE, 9 mai 2012, Sté GBL Energy, N° 342221

[4Conclusions de l’Avocat Général M. WATHELET, présentées le 7 août 2018, dans l’affaire C-575/17.

[5Sofina

[6MAITROT DE LA MOTTE A., « Droit fiscal de l’Union européenne », Bruylant, 2016, p137.

[7CJCE, 14 février 1995, Finanzamt Köln-Allstadt c/ Roland Schumacker, C-279/93, point 21.

[8CJCE, 13 décembre 2015, Marks & Spencer plc contre David Halsey, C-446/03.

[9CJCE, 6 juin 2000, Staatssecretaris van Financiën contre B.G.M. Verkooijen, C-35/98.

[10Conclusions du rapporteur public É. Bokdam-Tognetti dans l’affaire CE, Sofina e.a., 2017,.

[11CE, Sofina e.a., 2012, points 14 et 16.

[12CE, 29 octobre 2012, Min c/ Sté Kermadec, N° 352209, point 8.

[13CJUE, 2 décembre 2010, Ker-Optika, C-108/09, points 47 à 50.

[14CJUE, 19 novembre. 2015, C-632/13, Skatteverket c/ Hilkka Hirvonen, point 46.

[15CJUE, 17 septembre 2015, J.B.G.T. Miljoen e.a. contre Staatssecretaris van Financiën, C-10/14, point 57.

[16Fiscalité internationale - Fiscalité internationale : chronique de l’année 2018 – Étude par Emmanuel Dinh. (LexisNexis. Document : Droit fiscal n° 10, 7 Mars 2019, 189), pt 31.

[17Droit de l’Union européenne : chronique de l’année 2018 – Étude par Emmanuel Raingeard de La Blétière (LexisNexis. Document : Droit fiscal n°10, 7 mars 1979, 188), pt 17.

[18CJCE, 17 mai 1997, Futura participation SA, C-250/95.

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