1. Rappel de la problématique
La problématique des déficits récurrents subis par sociétés de distribution françaises, membres d’un groupe international, est un sujet rarement traité dans la littérature fiscale. Seule l’OCDE s’est intéressée à cette question dans son rapport publié en 1995 qui a fait l’objet d’une mise à jour en 2010 (Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales 2010).
Pourtant, la pratique récente des contrôles fiscaux montre que l’Administration fiscale a fréquemment tendance remettre en cause les pertes récurrentes subies par des sociétés de distribution française faisant partie d’un groupe international.
L’Administration fiscale a tendance à estimer que l’existence de pertes récurrentes serait anormale au-delà d’une durée de démarrage. Cette thèse est généralement vigoureusement défendue par l’Administration fiscale lorsqu’une société de distribution accuse des déficits pendant plusieurs années consécutives et lorsque le groupe dont la société française fait partie est bénéficiaire.
La remise en cause de ces pertes par l’Administration se fonde généralement sur l’article 57 du Code général des impôts (CGI). Au soutien de sa position, l’Administration fiscale considère généralement que l’existence de déficits récurrents est révélateur d’un transfert de bénéfice à l’étranger au sens de l’article 57 du CGI.
Pour défendre cette thèse, l’Administration fait généralement valoir qu’il ne serait pas normal, par application des principes de l’OCDE, qu’un distributeur enregistre des pertes alors que le fabricant est bénéficiaire. Par ailleurs, il est souvent soutenu par les vérificateurs que les déficits récurrents enregistrés par une société de distribution française qui fait partie d’un groupe multinational traduiraient une rémunération insuffisante des fonctions et risques assumés par de telles sociétés. Un autre argument fréquemment avancé par les services de vérification consiste à soutenir qu’une société de distribution indépendante de son fabricante n’accepterait pas de subir des déficits. Au-delà d’une durée de démarrage, une société de distribution déficitaire aurait purement et simplement vocation à disparaître selon l’Administration.
La remise en cause par l’Administration fiscale de pertes récurrents subies par une société soumise à l’impôt sur les sociétés peut avoir des conséquences financières considérables voire désastreuses pour ces sociétés.
En premier lieu, la remise en cause des pertes récurrentes se traduit par un rejet des déficits reportables de la société en question. Une rectification rejetant les pertes récurrents a ainsi pour conséquence que le contribuable perd le droit au report des déficits ainsi accumulés.
En second lieu, la remise en cause des pertes par l’Administration fiscale peut s’accompagner d’une rectification des prix de transfert de la société vérifiée. En pareil cas, il peut arriver que l’Administration fiscale ne se contente pas de rejeter les pertes subies par la société vérifiée mais considère que celle-ci aurait dû réaliser un bénéfice. Ce type de rectification est ainsi souvent suivi par un rappel d’impôt sur les sociétés.
En troisième lieu, l’Administration fiscale applique une retenue à la source sur le montant des pertes remises en cause si la convention fiscale applicable lui permet de le faire.
En dernier lieu, la pratique des contrôles fiscaux montre que la remise en cause d’un déficit peut se traduire par un rappel en matière de cotisations de la valeur ajoutée des entreprises.
Compte tenu de l’importance conséquences financières résultant de la remise en cause des pertes récurrentes par l’Administration fiscale, on ne peut que regretter l’absence de texte spécifique et l’absence de doctrine administrative sur ce sujet.
Le Tribunal administratif de Paris a comblé cette lacune par trois jugements récents en date du 6 juin 2011 et du 21 janvier 2011. Ces jugements sont particulièrement intéressants dans la mesure où ils ont donné raison au contribuable en prononçant la décharge de toutes les impositions mises à leur charge. Par ailleurs, le Tribunal administratif de Paris a eu l’occasion de rappeler, dans les jugements précités, les conditions de la mise en oeuvre de l’article 57 du CGI en présence de déficits récurrents.
2. Analyse des jugements rendus par le Tribunal administratif de Paris
Les jugements précités du Tribunal administratif en date du 6 juin 2011 et du 21 janvier 2011 s’inscrivent dans le contexte décrit ci-avant. Une société de distribution française membre d’un groupe pharmaceutique international avait subi des pertes récurrentes depuis plus de 10 ans. Cette société a fait l’objet d’une vérification de comptabilité à la suite de laquelle l’Administration fiscale a rejeté les pertes subies par cette société sur le fondement de l’article 57 du CGI.
Au soutien de sa position, l’Administration fiscale soutenait que la situation déficitaire récurrente de la société vérifiée prouverait que les fonction de distribution assumées par cette société auraient été insuffisamment rémunérées.
Le Tribunal administratif de Paris a statué en faveur du contribuable et a prononcé la décharge de toutes les impositions. Les considérants de principe de ces décisions méritent d’être citées dans leur intégralité :
Sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens des requêtes
Considérant que la société (..) filiale de la société de droit (..)M., a fait l’objet d’une vérification de comptabilité portant sur les exercices 2003 et 200, à l’issue de laquelle des redressements lui ont été notifiés en matière d’impôt sur les sociétés sur le fondement de l’article 57 du code général des impôts ; que, par ailleurs, considérant que les sommes ainsi réintégrées devaient être regardées comme distribuées au sens des articles 109-1-1° et 111-c du même code, l’administration les a assujetties à la retenue à la source prévue à l’article 119 bis du code général des impôts dès lors que ces revenus bénéficiaient a une personne morale qui n’a pas son siège social en France (..)
Considérant qu’aux termes des dispositions de l’article 57 du code général des impôts : Pour l’établissement de l’impôt sur le revenu dû par les entreprises qui sont sous la dépendance ou qui possèdent le contrôle d’entreprises situées hors de France, les bénéfices indirectement transférés à ces dernières, soit par voie de majoration ou de minoration des prix d’achat ou de vente, soit par tout autre moyen, sont incorporés aux résultats accusés par les comptabilités (...) ; que lorsque l’administration entend faire application de ces dispositions prescrivant l’incorporation aux résultats des entreprises qui sont sous la dépendance d’entreprises situées hors de France, des bénéfices indirectement transférés â ces dernières, elle doit d’abord notamment établir l’existence d’un avantage consenti, sous quelque forme que ce soit, de nature a faire présumer un transfert de bénéfices ; que si elle y parvient le contribuable doit justifier de ce que cet avantage a été consenti dans son propre intérêt ;
Considérant que l’administration a estimé que la situation déficitaire de la société (...) sur une longue période ou la rentabilité est habituellement élevée, résultait de ce que la société mère, entrepreneur principal, ne prenait pas en charge les risques économiques liés à son activité, alors que la société française ,simple distributeur ,supportait seule les frais de commercialisation et de distribution nécessaires à l’introduction des produits pharmaceutiques du groupe sur le marché français, bien que ces dépenses servent principalement à valoriser la marque dont la société mère est propriétaire ; qu’elle en a déduit l’existence d’un transferts indirects de bénéfices en faveur du groupe à raison de la rémunération insuffisante par la société M. de l’activité de distribution des produits en France ; que l’administration a , par suite, rehaussé les résultants des exercices 2003 et 2004, en évaluant le montant de la marge ainsi transférée au profit de la société M. par comparaison avec celle dégagée par des entreprises jugées similaires ;
Considérant que la circonstance que la société (..). a subi des pertes plusieurs années de suite, si elle peut constituer un indice d’un transfert de bénéfices, n’est pas de nature, à. elle seule, à démontrer l’existence et le montant de ce transfert ; qu’il résulte de l’instruction qu’en l’espèce cette situation déficitaire provenait de facteurs économiques exogènes et de la stratégie d’implantation de la société sur le marché français ; qu’en particulier, la société, qui évoque des « erreurs de gestion » fait valoir qu’elle avait, au cours des années en litige, à l’occasion de l’introduction sur le marché français d’une nouvelle gamme de produits, dû faire à des investissements de distribution importants (...)
que, dans ces conditions, l’existence d’un transfert de bénéfices n’étant pas établi par l’administration, les dispositions de l’article 57 précité n’étaient pas applicables"
L’Administration fiscale n’a pas interjeté appel de ces jugements qui sont de ce fait définitifs.
3. Commentaire des jugements précités rendus par le Tribunal administratif de Paris
Les solutions dégagées par les jugements précités du Tribunal administratif méritent d’être approuvées.
En premier lieu, ces jugements rappellent l’importance des règles de preuve instituées par l’article 57 du CGI qui peuvent être d’une importance capitale sur le plan de la procédure.
Pour opérer les redressements prévus par l’article 57 du CGI, l’Administration doit en effet démontrer que les opérations faisant l’objet d’une rectification sont constitutives d’un transfert indirect de bénéfices à l’étranger ne relevant pas de la gestion normale de l’entreprise. Les transferts indirects de bénéfices peuvent être opérés, soit par voie de majoration ou de diminution des prix d’achat ou de vente, soit par tout autre moyen.
Le Tribunal administratif de Paris a ainsi construit son raisonnement sur la dialectique de la preuve en deux temps instaurée par les dispositions de l’article 57 du CGI et sur laquelle le Conseil d’Etat a déjà eu l’occasion de se prononcer (CE 27 juillet 1988 n° 50020 plén., Boutique 2M : RJF 10/88 n° 1139 avec concl. O. Fouquet). Le fardeau initial de la preuve repose donc sur l’Administration fiscale. L’administration, après avoir établi le lien de dépendance (qui ne posait pas de difficulté particulière en l’espèce), doit prouver l’existence d’un avantage accordé par la société française à la société établie à l’étranger. Faute pour l’Administration d’apporter la preuve d’un transfert de bénéfices à l’étranger, elle ne peut normalement fonder les rectifications sur une présomption de transfert de bénéfice à l’étranger. En pareil cas, l’article 57 du CGI est inapplicable et ne peut être mis en oeuvre par l’Administration fiscale.
Si l’Administration fiscale parvient en revanche à apporter cette preuve, il appartient alors au contribuable de renverser la présomption de transfert de bénéfices à l’étranger.
Dans l’espèce soumise au tribunal administratif de Paris, l’Administration fiscale a défendu la thèse que l’existence de pertes récurrentes subies par une société de distribution française membre d’un groupe international caractériserait ipso facto un transfert de bénéfice à l’étranger.
Cette thèse a été condamnée par les jugements précités du Tribunal administratif de Paris.
Les jugements précitée ont ainsi le mérite de préciser clairement que l’existence de pertes récurrentes ne caractérise pas en soi un transfert de bénéfice à l’étranger.
La situation déficitaire d’une société n’est donc pas un argument suffisant pour démontrer un transfert de bénéfice à l’étranger au sens de l’article 57 du CGI. Une telle situation déficitaire ne permet pas donc pas, à elle seule, d’instituer une présomption de transfert de bénéfices à l’étranger.
Cette solution est inédite et condamne le raisonnement suivi par l’Administration fiscale selon lequel les pertes récurrentes caractériseraient automatiquement un transfert de bénéfice à l’étranger.
Le Tribunal administratif de Paris a adopté une solution pragmatique en procédant à une analyse des causes économiques des pertes. Il ressort clairement des jugements que des pertes subies par une société durant une période relativement longue (plus de 10 ans en l’espèce) peuvent être considérées comme étant acceptables sur le plan fiscal si ces pertes dont dues à des causes exogènes.
Bien que le jugement précité du Tribunal administratif de Paris ne le précise pas expressément, il est permis de penser que le tribunal s’est inspiré de l’approche adoptée par l’OCDE qui s’est prononcée, dans son rapport 1995, mis à jour en 2000, sur cette problématique des pertes récurrentes. L’OCDE prend le soin de préciser dans son rapport qu’en présence de pertes récurrentes « il faut examiner avec un soin particulier les modes de fixation des prix de transfert. Bien entendu, les entreprises associées, tout comme les entreprises indépendantes, peuvent réellement accuser des pertes, dues à des coûts de démarrage élevés, à des conditions économiques défavorables, à un manque d’efficacité, ou à d’autres motifs industriels ou commerciaux légitimes ».
Il en résulte que la seule circonstance qu’une entreprise multinationale est déficitaire n’est pas suspecte en soi et ne permet pas à elle seule de considérer que les déficits sont dus à des erreurs dans la fixation des prix de transfert.
Dans l’affaire qui avait été soumise au Tribunal administratif de Paris, le contribuable a été en mesure de démontrer que les pertes subis n’étaient pas dues à une irrégularité de ses prix de transfert, mais à des facteurs exogène tels que la stratégie d’implantation de la société.
Sur le plan pratique, les sociétés déficitaires membres d’un groupe international ont donc tout intérêt à documenter les causes et raisons économiques de leurs pertes. Tel est l’un des enseignements que l’on peut tirer de ces jugements rendus par le Tribunal administratif de Paris.