Qu’est-ce que la compétence internationale et quel est son enjeu ?
Dans le cadre de la marque de l’Union européenne, seuls quelques tribunaux sont compétents pour traiter de questions relatives aux marques de l’Union européenne (en France par exemple il s’agit du Tribunal Judiciaire de Paris). Lorsque ce tribunal des marques de l’Union européenne est désigné selon les critères de rattachement relatifs au domicile ou établissement du défendeur, alors ce tribunal dispose d’une compétence internationale pour statuer sur les faits de contrefaçon commis ou menaçant d’être commis sur le territoire de tout Etat Membre [1]. Ce tribunal est donc habilité à se prononcer sur la contrefaçon dans l’ensemble de l’Union européenne, et, plus important, également ordonner des mesures (d’interdiction, de réparation, etc.) sur ce même territoire.
En revanche, tel n’est pas le cas si la compétence est fondée sur le lieu où le fait de contrefaçon a été commis, le tribunal étant alors compétent pour statuer sur la contrefaçon localisée dans ce seul territoire.
Retour sur l’arrêt du 7 septembre 2023 (affaire C-832/21).
En l’espèce, la société américaine (“demanderesse”) titulaire de la marque de l’Union européenne “Vogue”, avait assigné deux sociétés (et ses dirigeants), l’une allemande et l’autre polonaise (“défenderesses”) devant le Tribunal de Düsseldorf (Allemagne), s’agissant de l’utilisation de la dénomination “Diamant Vogue” pour des boissons énergétiques, considérée par la demanderesse comme constituant des faits de contrefaçon (atteinte à la marque de renommée “Vogue”). Fait important : les défenderesses n’étaient liées que par un contrat de distribution exclusive et n’appartenaient pas à un même groupe de sociétés.
S’agissant de la société allemande, la compétence du juge allemand ne faisait guère débat. En revanche, la société polonaise contestait la compétence du juge allemand, soutenant qu’elle avait agi et livré des marchandises exclusivement en Pologne, de telle sorte que la compétence internationale ne pouvait être constituée, la contrefaçon alléguée n’étant pas localisée en Allemagne dans son cas.
Pour déterminer les règles de compétence, le Règlement portant sur la marque de l’Union européenne [2] renvoie, en son article 122 (1) [3], à l’application du Règlement Bruxelles 1 bis pour les questions de compétence [4]. En particulier, l’article 8(1) de ce dernier règlement dispose :
“Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut aussi être attraite, s’il y a plusieurs défendeurs, devant la juridiction du domicile de l’un d’eux, à condition que les demandes soient liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément”.
Il s’agissait donc de déterminer s’il existait un lien étroit tel entre les deux sociétés défenderesses qu’il y avait un intérêt à ce que la société polonaise soit attraite devant le juge allemand.
C’est pour répondre à cette question que le juge allemand avait saisi la CJUE.
En pratique, la possibilité d’attraire (ou non) un co-défendeur tient à l’intérêt d’instruire ensemble les demandes pour éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément.
Cette problématique avait déjà été soumise à la cour dans un arrêt Nintendo du 27 septembre 2017 [5], où les juges avaient considéré que les liens entre les défendeurs étaient suffisamment étroits s’il existait une même situation de droit et de fait entre ces défendeurs. La première condition était satisfaite dès lors que la demande se basait sur un titre unitaire européen, ce qui était le cas du dessin ou modèle communautaire dont Nintendo était titulaire. En effet, un titre unitaire produit les mêmes effets de droit sur l’ensemble du territoire de l’Union européenne. La deuxième condition était également satisfaite dans la mesure où les deux co-défendeurs appartenaient au même groupe de société.
En l’espèce, la première condition tenant à l’identité de situation de droit était remplie, puisque la marque de l’Union européenne, comme le dessin ou modèle communautaire, produit les mêmes effets de droit sur le territoire de l’Union européenne.
Mais qu’en est-il de la seconde condition tenant à l’identité de situation de fait ? En effet, et contrairement à l’arrêt Nintendo, les défenderesses n’appartenaient pas au même groupe de société.
Les juges de la Cour de justice considèrent que ce n’est pas un obstacle et que cette seconde condition est bien remplie. Renvoyant aux conclusions de l’Avocat général, la cour précise que la satisfaction de cette condition tient à la relation existant entre l’ensemble des faits de contrefaçon commis, plutôt que des liens organisationnels ou capitalistiques entre les défenderesses.
En particulier, deux éléments ont conduit les juges à considérer que la seconde condition était remplie :
- D’une part, les défenderesses étaient liées par un contrat de distribution exclusive de la boisson énergisante “Diamant Vogue”, objet du litige ;
- D’autre part, les noms de domaines associés aux sites Internet des deux sociétés n’étaient détenus que par un seul des co-défendeurs, renforçant l’impression de coopération entre ces derniers.
Ainsi, l’interprétation de la cour s’inscrit dans la continuité de l’arrêt Nintendo, en adoptant une vision pragmatique de la notion de “liens étroits” appliquée aux faits de l’espèce.
Bien consciente qu’elle ouvre potentiellement la porte à une “zone grise”, cette dernière rappelle qu’il ne sera, en tout état de cause, pas possible de détourner la règle de compétence énoncée en créant ou en maintenant de manière artificielle ces conditions d’application [6].
Cet arrêt est donc cohérent avec la jurisprudence de la cour, et est riche d’enseignements en ce qu’il précise que les liens étroits peuvent être matérialisés au-delà de liens organisationnels ou capitalistiques entre les co-défendeurs.
A n’en pas douter, cette solution donnera des idées aux conseils des sociétés demanderesses afin d’attraire des co-défendeurs devant la juridiction du défendeur le plus adéquat. Mais jusqu’où est-il possible d’étirer la règle de compétence sans créer de manière artificielle des liens étroits ?
Un simple lien contractuel ne semble pas être suffisant, sauf à ce que ce contrat porte expressément sur l’usage du signe argué de contrefaçon, comme c’était le cas en l’espèce. On peut encore imaginer une identité de fournisseur entre les co-défendeurs.
Reste à voir quelle sera l’interprétation des juges nationaux et si ce sujet donnera lieu à une nouvelle question préjudicielle pour clarifier la “zone grise” des liens étroits.