Village de la Justice : L’utilisation de l’IA n’est sans doute pas réservée aux gros cabinets. Pouvez-vous nous donner des exemples très concrets d’utilisation de l’IA par les petits cabinets ?
Mathieu Bouillon : En effet, oui, l’IA est pour tous les cabinets, qu’on soit solo, petit cabinet ou même gros cabinet, il y a des gains d’optimisation à tous les niveaux. Une étude du Boston Consulting Group [3] montre qu’il est possible d’obtenir 15 % de gains de productivité par collaborateur. Si l’on ramène cela à une semaine de travail, cela représente environ 5 heures économisées par collaborateur, ce qui est significatif. Certains éditeurs legaltech spécialisés dans l’IA annoncent même des gains supérieurs. Donc, il est clair qu’il y a de réels bénéfices à en tirer, quelle que soit la taille du cabinet.
- Mathieu Bouillon
Dans les petits cabinets ou pour des avocats solo, j’ai vu et déployé des solutions très concrètes. Par exemple, dans les cabinets spécialisés dans un domaine ou une niche particulière, l’IA permet d’automatiser des procédures juridiques. Ces tâches sont souvent répétitives, comme des audits ou des approches de conseil récurrents. Avec l’IA, on peut réduire au minimum de 20 à 30 % le temps consacré à ces processus, voire davantage pour certaines tâches. Sur un processus pouvant prendre plusieurs jours, ces gains de temps deviennent significatifs, allant parfois jusqu’à 50 voire 70 %. Cela nécessite bien sûr une vérification humaine derrière, mais le temps gagné est considérable.
La clé ici, c’est d’identifier les tâches récurrentes. Même un avocat solo gère régulièrement des tâches répétitives dans son quotidien. Ces tâches, qu’il s’agisse de l’automatisation de procédures ou de la génération de documents, sont des cibles parfaites pour l’IA. Aujourd’hui, des outils comme ChatGPT ou Mistral permettent, par exemple, de générer des premières versions de contrats, de documents juridiques ou de notes, et ce, avec une grande simplicité.
Un autre domaine où l’IA est précieuse, c’est la communication du cabinet. Rédiger des articles pour un blog, des newsletters ou des posts LinkedIn est souvent chronophage, quelle que soit la taille du cabinet. L’IA peut vraiment aider sur cet aspect, en rédigeant plus rapidement tout en s’adaptant à un ton personnalisé. Il existe des techniques pour entraîner l’IA à écrire comme vous, ce qui permet de produire des contenus de qualité, en phase avec le style du cabinet.
En résumé, pour maximiser l’impact de l’IA, il faut d’abord identifier les tâches récurrentes et stratégiques. Celles qui demandent beaucoup de temps, qui ont une forte valeur ajoutée, ou qui ont un impact émotionnel fort pour les clients. Ce sont ces tâches qu’il faut cibler pour les optimiser ou les automatiser avec l’IA.
VJ : Quels sont les besoins de ces petits cabinets pour s’emparer de l’IA, que ce soit en termes d’accompagnement ou de formation ? Les avocats doivent-ils selon vous apprendre à prompter et à tester des outils, ou bien utiliser un outil packagé de nouvelle génération pour leur gestion de cabinet ?
En termes d’outils et de solutions, il existe effectivement des outils “sur étagère”. Les éditeurs proposent de plus en plus de solutions adaptées au secteur du droit, avec de nouvelles annonces presque chaque semaine. Cependant, ces outils, bien qu’utiles, ne couvrent pas encore l’ensemble des besoins que l’IA pourrait adresser. Il reste encore de nombreux « trous dans la raquette ».
L’approche recommandée est de partir des besoins et non des outils. La première étape consiste à se poser les bonnes questions : Quelles sont les tâches réalisées au cabinet chaque semaine ou chaque mois ? Parmi celles-ci, lesquelles pourraient être automatisées ou optimisées grâce à l’IA ? Cette phase d’analyse est cruciale. Elle ne doit pas être influencée par les outils disponibles, mais centrée sur la nature des tâches, leur récurrence et leur valeur pour le cabinet.
Pour évaluer ces tâches, deux critères principaux :
1. Récurrence : Est-ce une tâche réalisée régulièrement et de manière similaire
2. Valeur : Est-ce une tâche facturée à un tarif élevé ? Est-ce une activité clé du cabinet ? Ou bien a-t-elle une forte importance émotionnelle pour le client ?
Une fois cette analyse réalisée, il devient plus simple d’identifier les tâches qui sont de bons candidats pour l’automatisation. Ce n’est qu’à ce stade que l’on peut évaluer les outils adaptés à ces besoins.
Certains besoins peuvent être résolus par des outils existants.
Par exemple :
• Pour la recherche juridique, il est souvent préférable de se tourner vers des éditeurs spécialisés. Ces outils sont taillés pour répondre aux besoins des cabinets en fonction des matières ou des juridictions
• Des outils émergent également pour générer des documents types, analyser des pièces dans le cadre d’un contentieux, ou encore créer des bordereaux. Ces solutions packagées répondent bien à des cas d’usage précis.
D’autres besoins, souvent spécifiques, nécessitent une approche plus personnalisée. C’est ici que le prompting entre en jeu. Apprendre à “parler” à la machine, c’est-à-dire formuler des instructions claires et efficaces, est une compétence précieuse pour exploiter au mieux les capacités des outils génériques comme ChatGPT. Le prompting permet de :
• Automatiser des tâches simples et récurrentes au quotidien.
• Identifier rapidement de nouvelles opportunités d’automatisation en testant soi-même les capacités des outils.
Cependant, pour des projets plus complexes, un accompagnement est recommandé. Collaborer avec des partenaires spécialisés permet de développer des solutions sur mesure tout en bénéficiant d’un transfert de connaissances.
Travailler avec un expert qui partage l’intégralité des prompts et des méthodes est une bonne manière de monter en compétence tout en créant des outils adaptés.
En résumé, l’approche en plusieurs étapes est la suivante (et c’est une méthodologie que je mets en place régulièrement avec des cabinets de toutes tailles) :
1. Formation au prompting (avec un formateur expert IA & Droit) : Acquérir les bases pour interagir efficacement avec l’IA et comprendre son fonctionnement.
2. Identification des tâches clés (en solo ou via un atelier d’idéation) : Identifier, à travers une méthodologie structurée, les tâches récurrentes et à forte valeur ajoutée qui peuvent être automatisées.
3. Choix des outils ou création sur mesure : Selon les besoins identifiés, opter pour des solutions sur étagère ou développer des outils personnalisés en s’appuyant sur des partenaires.
Avec le temps, la pratique et le transfert de compétences, les cabinets deviennent autonomes pour gérer leurs propres outils et améliorer leur productivité.
V.J : Comment revoir son mode de facturation à l’ère de l’IA ?
M.B : La facturation horaire, qui est au cœur du modèle traditionnel, perd de plus en plus de sens à l’ère de l’IA. Une enquête menée par Wolters Kluwer [4] en 2024, intitulée Avocats et juristes face au futur, révèle que 67 % des directions juridiques et 55 % des cabinets d’avocats estiment que l’impact de l’IA sur les rendements remettra en question la prédominance de la facturation horaire. Pour 20 % des répondants, cet impact sera conséquent, pouvant aller jusqu’à une quasi-disparition de ce modèle.
À titre personnel, je partage cette vision. La facturation horaire crée un désalignement entre les intérêts des clients et ceux des cabinets. Les clients recherchent des réponses pertinentes, à forte valeur ajoutée, dans un délai restreint, notamment sur la partie conseil, et tout ça avec une prévisibilité budgétaire. Or, la facturation à l’heure ne favorise pas cet alignement.
Avec l’IA, les cabinets peuvent considérablement accélérer leurs temps de production et de livraison. Cela pose un dilemme : comment facturer des prestations rendues plus rapidement, sans dévaloriser leur contenu ?
Sur la partie conseil et accompagnement, le forfait ou l’abonnement apparaissent comme des solutions viables. Ces modèles commencent à être adoptés, notamment par les cabinets en droit des affaires. Ils permettent de mieux répondre aux attentes des clients en intégrant des éléments de valeur, de disponibilité et de transparence, indépendamment du temps passé.
La partie contentieux pose des défis différents. Certains contentieux répétitifs, comme en droit social, peuvent être également forfaitisés, car ils présentent une certaine prévisibilité. Cependant, pour d’autres litiges plus complexes, la facturation horaire pourrait subsister. Ce domaine nécessite encore des réflexions approfondies pour trouver le juste équilibre entre efficacité et flexibilité.
En résumé, l’IA accélère une évolution déjà amorcée. Le basculement vers des modèles forfaitaires ou basés sur l’abonnement est une tendance naturelle qui répond aux besoins des clients et aux nouvelles capacités offertes par l’IA. Ces changements redéfiniront les relations commerciales entre cabinets et clients, en mettant davantage l’accent sur la valeur délivrée plutôt que sur le temps passé.
Discussion en cours :
C’est justement pour aider tous les "petits cabinets" que le Barreau de Paris a pris plusieurs initiatives pour développer l’IA :
"Quand le Barreau de Paris permet à ses avocats d’accéder gratuitement à l’IA."
"Le Barreau de Paris proposera à 14 000 avocats parisiens la solution de Doctrine."
etc.