Village de la Justice : Est-ce une nouvelle stratégie numérique pour l’Union ou un simple prolongement de ce qui existe déjà, avec une sorte de continuité logique des choses face à l’évolution du marché ?
Sabine Marcellin : « De mon point de vue, ce n’est pas vraiment une nouvelle position. Il existait un texte sur le commerce électronique assez ancien, qui datait de 2000 et qui est donc dépassé. Mais surtout, l’Europe a beaucoup œuvré pour élever le niveau de protection des données personnelles avec le fameux RGPD qui est et reste très ambitieux : s’agissant d’un Règlement, il faut compter avec sa force normative et sa portée en termes d’unicité législative européenne et les aspects extraterritoriaux qu’il comporte. Tous les opérateurs et les plateformes qui opèrent sur le territoire européen vis-à-vis de citoyens européens sont donc déjà soumis à ces règles. Donc, je pense que la politique, les projets de Règlements actuels DSA et DMA s’inscrivent dans la même mouvance que cette ambition du RGPD.
Mais par rapport à la précédente réglementation (la directive sur le commerce électronique), il est certain qu’il y a un changement de paradigme. D’abord, parce que l’on parlait d’une Directive et que là c’est un Règlement (le Digital Market Act). Ensuite, parce que depuis 20 ans, le marché a énormément évolué puisque les plateformes, américaines notamment, ont été créées autour des années 2000. Il y a donc eu une évolution économique très importante. Dans ce cadre, le DMA cherche à trouver une place économique par des moyens juridiques et l’idée est de permettre à l’Europe à la fois de gérer les géants du numérique et de favoriser l’émergence des jeunes entreprises créatives. »
Frans Imbert-Vier : « Je partage l’avis de Maître Marcellin. Il n’y a pas de virement, de changement stratégique évident sur la reconquête de sa souveraineté numérique par l’Europe, que ces nouveaux dispositifs contribuent clairement à renforcer. L’objectif est et reste de limiter la fuite de la data et de sa valeur business.
Et ça tombe bien puisque, pour une fois, un alignement est en train de se faire : il y a une prise de conscience sur les impulsions économiques qui sont portées pour faciliter la survie et l’initiative de l’innovation technologique européenne au sens du numérique. C’est donc donner un peu plus de chance à ces « pépites » européennes, qui devraient naître et apporter de l’innovation, pour qu’elles restent plus longtemps au sein même de l’Union européenne avant d’être absorbées. Plus largement, l’idée est quand même, il faut bien le dire, d’éviter que d’autres États, les Américains notamment, se payent une partie de leur R&D sur le denier européen. Mais ce souhait n’a pas encore abouti. Comme cela a été demandé à plusieurs reprises, il s’agirait aussi de prévoir, pour ces sociétés financées par des fonds européens, que la cession des participations financières à des personnes morales et des personnes physiques non membres de l’Union européenne ne soit pas autorisée, ou alors avec la contrepartie du remboursement des fonds investis par l’Union européenne. »
Les GAFAM sont donc bien dans la "ligne de mire" du DMA ? Quels sont justement les enjeux de ces nouvelles réglementations en termes de souveraineté numérique ?
Sabine Marcellin : « Le DMA est en effet construit autour de règles de la concurrence, pour permettre aux autorités de la concurrence d’agir en amont, alors qu’aujourd’hui elles n’agissent qu’en aval sur plainte, sur enquête et cela prenait un temps important, quelques années parfois. La nouvelle réglementation devrait donc donner la possibilité d’une intervention plus rapide. Ça, c’est pour les entreprises existantes. Ensuite, pour les jeunes entreprises du numérique, il y aura aussi des interventions en amont, pour en contrôler l’acquisition.
Concrètement, cela devrait se faire sous peine de sanctions beaucoup plus importantes que ce qui existe aujourd’hui : outre des sanctions financières, il sera possible d’aller jusqu’au démantèlement des entreprises qui ne respecteraient pas les règles de concurrence. Et c’est la grande nouveauté. »
Frans Imbert-Vier : « Il y a un autre élément important, c’est celui de savoir comment ça va s’appliquer techniquement. Si je suis une « jeune pousse » aujourd’hui et que j’ai envie d’être en concurrence face aux GAFAM et à ce marché dominant, la question est de savoir comment est-ce que je peux, moi, petit acteur européen, exister et être visible face à des clients qui sont déjà envahis par la technologie des GAFAM ? Et c’est là qu’il y a une autre évolution intéressante dans le nouveau dispositif européen : l’ensemble des GAFAM va devoir proposer des systèmes ouverts et ne pas restreindre l’interopérabilité de leurs technologies déjà en place, à l’apport de technologies nouvelles qui viendrait d’une source étrangère, européenne ou non d’ailleurs. Cela sous-entend donc que les écosystèmes fermés, tels que proposés actuellement au sein d’environnements de travail américains notamment, devraient se déverrouiller.
Aujourd’hui par exemple, dans plusieurs de ces environnements, on ne peut pas interférer avec un réseau social professionnel européen, uniquement un réseau social professionnel américain ; de même, certains jeunes acteurs européens ne sont pas éligibles à des appels d’offres nationaux, par exemple pour l’Éducation nationale, parce que l’infrastructure en place ne peut pas accueillir de technologie tierce. Demain, les GAFAM en place devront être en mesure de pouvoir proposer ce qu’on appelle des API, des connecteurs qui permettront d’accueillir tout type de technologies extérieures pour pouvoir compléter l’offre auprès des clients.
Cela nous donnera plus de choix, en allant consommer le numérique de demain produit par l’innovation européenne et devrait aussi limiter le réflexe conditionné que nous avons aujourd’hui de nous tourner vers les GAFAM. Le consommateur européen va pouvoir retrouver un libre-arbitre dans l’usage et la consommation, en se rapprochant davantage de la philosophie initiale de l’internet. C’est donc une excellente nouvelle pour le consommateur et je suis un peu utopiste parce que je rêve de ça et que ça marche !
On peut comprendre qu’à un certain moment, le besoin soit tel, qu’il a fallu s’appuyer sur des solutions extraterritoriales, par exemple pour pouvoir gérer une data de masse ou, que pour des raisons de coût, il soit quasiment impossible de redéployer complètement le système qui a été initialement choisi par une entreprise ou une organisation.
C’est donc très ambitieux de vouloir se dire que l’on va créer des produits qui ne dépendent pas des GAFAM et qui ne dépendent pas de ce marché (2 milliards d’utilisateurs, contre 300 millions d’utilisateurs en Europe). Pourtant, avec l’émergence d’une technologie indépendante et des propositions d’innovations technologiques locales et nationales, et qui vont forcément être un accélérateur à la digitalisation des services et de l’accomplissement de l’intelligence artificielle. Cela va donc donc aussi nous permettre de retrouver l’impulsion que nous avons eu dans les années 95 et permettre à de nouveaux acteurs experts économiques, technologiques d’émerger et d’apporter des offres souveraines, donc européennes par définition et répondant dans leur ADN à l’éthique et aux valeurs de l’Europe. Si c’est l’Europe qui "met l’argent sur la table", on devrait pouvoir bien porter cette innovation et créer des pépites qui feront demain, pour partie, la souveraineté numérique et qui vont créer des offres alternatives pertinentes. Avec, à terme, quelque part, la création d’une nouvelle identité numérique de consommation. »
L’autre volet de la nouvelle réglementation européenne, le DSA, est une législation sur les services et devrait, elle aussi, avoir un impact pour les utilisateurs. Est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus sur ce qui devrait changer ?
Frans Imbert-Vier : « Il faut se souvenir que c’est l’ingérence politique dans les systèmes des réseaux sociaux qui a provoqué une prise de conscience des États. Dans le fond, ce schéma politique européen a été monté pour pouvoir contrer l’ingérence étatique, au travers des réseaux sociaux, dans le système politique des États de l’Union lors des élections. Le but du jeu est de préserver le libre arbitre du commentaire social de chaque citoyen, pour qu’il ne soit pas influencé notamment par un État extérieur. L’administration européenne doit donc pouvoir, en fonction des moments et des tendances, modifier les paramètres de censure et enclencher automatiquement les procédures à l’encontre des plateformes et ces procédures sont extrêmement contraignantes et menaçantes. »
Sabine Marcellin : « Le DSA traite des contenus et il a pour ambition de faciliter le contrôle des contenus et d’éliminer plus facilement des contenus qui seraient illicites ou qui seraient des incitations aux délits porteurs de messages haineux, etc. Aujourd’hui, bien sûr, il y a déjà une régulation pénale mais qui, elle aussi, est assez lente à mettre en œuvre. Il y a surtout des règles un peu différentes d’un pays à l’autre, d’où la force du Règlement qui, encore une fois, permettrait d’unifier et d’agir pour modifier ou supprimer les contenus en question. Sans entrer dans les détails, ce sont les autorités administratives et judiciaires qui vont interagir avec les plateformes en question pour faciliter la modification du contenu de cette suppression [3].
Pour le DSA, cela devrait fluidifier la régulation des contenus, donc faciliter les démarches qui aujourd’hui sont très longues et sont en ordre dispersé pour l’Europe ; pour le DMA, cela devrait donner de la souplesse. Les opérateurs ne pourraient en effet plus se créer d’écosystèmes qui emprisonnent l’utilisateur.
Si, par exemple, une personne a un smartphone d’une certaine marque, elle ne devrait plus être obligée de stocker ses photos dans le cloud détenu par la même marque. Cela redonnerait donc, me semble-t-il, une liberté d’usage aux utilisateurs. Mais comme vous le disiez, il y a en effet encore du flou dans ce cadre général qui est posé et plusieurs questions concrètes qui ne sont pas encore résolues. Ce sont des projets qui vont encore être qui vont encore être débattus. L’essentiel à retenir pour l’instant, ce sont vraiment le contrôle et l’intervention sur les contenus, sans passer par des actions judiciaires, donc plus rapides. »
Les enjeux de la régulation de l’espace numérique européen sont effectivement importants. Mais est-ce que ce n’est pas trop ambitieux ? Peut-on réellement en attendre quelque chose de concret dans un délai relativement bref ?
Sabine Marcellin : « On a un signe de cette ambition, c’est la force et l’intensité du lobbying mené par les plateformes, qui n’est d’ailleurs pas terminé, puisqu’il va y avoir encore la phase parlementaire [4]. L’Europe est ambitieuse : elle l’affirme dans ses politiques et dans ses projets, notamment en ce qui touche au développement de pratiques numériques qui soient conformes aux valeurs européennes en matière de droits humains. Donc, oui, c’est ambitieux. C’est difficile de se projeter, mais c’est une vraie ambition. »
Frans Imbert-Vier : « J’irais même plus loin en disant que l’Europe n’a pas le choix parce qu’elle n’a plus aucune souveraineté numérique. Or l’ensemble de notre système politique, régalien, économique, social, militaire est totalement tributaire aujourd’hui des acteurs numérique extraterritoriaux. Cette nouvelle politique, qui s’appuie sur des valeurs intrinsèques à la constitution de l’Europe, est aussi notre seul et dernier sauf-conduit pour garder la main sur la data régalienne et la politique régalienne de la donnée. Donc, oui c’est ambitieux et il est vrai que l’Europe n’a jamais géré avec autant de dynamisme, autant de force et d’ambition, un projet numérique de cette envergure. Mais c’est vrai qu’il va quand même falloir convaincre 27 États à chaque fois, ce qui constitue bien sûr un enjeu administratif et évidemment diplomatique important.
L’agilité administrative peut très bien fonctionner, mais il va falloir que le tout soit équilibré et que tous tombent d’accord sur les curseurs qui vont déterminer à quel moment il y a une violation des règles éthiques et des valeurs. Et ça peut prendre du temps et être un frein.
Nous sommes à l’âge de pierre du DSA : Il faut mettre 27 acteurs d’accord, tout de suite, maintenant, selon des critères de modération qui soient unanimement acceptés par tous. C’est à ce moment-là que le processus administratif pourra aboutir à une échelle de mesures auxquelles l’administration va pouvoir se référer, pour pouvoir, comme le disait Me Marcellin, enclencher automatiquement au niveau européen, les procédures à l’encontre des plateformes qui ne respecteraient pas l’autocensure qu’elles doivent mettre en place. Et il faut se rappeler, que les États vont exiger des plateformes qu’elles s’autocensurent selon des critères définis, mais qui ne sont pas posés aujourd’hui en Europe, à la différence par exemple des États-Unis. L’Europe doit aller chercher une agilité administrative pour pouvoir le mettre en place, ce qui, il faut bien l’admettre n’est pas totalement conforme à son ADN ! »
Habituellement en Europe et en France, nous sommes souvent sur des déclarations de principe d’abord, dans l’action ensuite... N’est-ce donc pas, là aussi, une nouveauté, que de fonctionner de manière plus pragmatique, avec agilité, plutôt que d’attendre de pouvoir s’appuyer sur un texte déjà établi et qu’il s’agirait finalement de décliner en actions concrètes ?
Sabine Marcellin : « Sur le plan législatif, quand on voit qu’il fallait, il y a encore quelques années, trois ans pour préparer une directive ou un règlement, c’est vrai qu’aujourd’hui, les choses se sont accélérées ! Et puis, il y a aussi une agilité technique, qui fait que les projets sont plus rapides et effectivement et ils sont accompagnés d’une communication plus forte. Avec cette communication, il est aussi question de faire comprendre aux générations, jeunes ou moins jeunes, les effets de leurs choix, comme ça a commencé avec les données, les cookies, etc. Il faudra du temps, parce que c’est assez complexe, mais c’est une ambition pédagogique, pour les utilisateurs comme pour les entreprises. »
Frans Imbert-Vier : « Il y a des projets en cours sur la définition des valeurs numériques européennes : des propositions et des idées, pas nécessairement toutes bonnes, mais des essais académiques sont produits actuellement pour alimenter le législateur. C’est d’abord poser les conditions de la souveraineté numérique, avec une définition qui est encore assez floue. C’est quoi la souveraineté numérique ? Est-ce juste détenir la propriété intellectuelle, détenir les moyens financiers de la maîtrise et de la commercialiser ? Ou est-ce aussi détenir l’ensemble du contenu que peut gérer cette propriété intellectuelle ? Le débat n’est pas fermé et c’est vrai que cela peut retarder considérablement la mise en œuvre de toutes ces politiques. Il y a encore beaucoup de travail, mais chaque législateur local peut être un accélérateur.
Politiquement, on a une nouvelle génération d’acteurs contributeurs du changement. Du côté de la gouvernance européenne, l’équipe de la Présidente de la Commission européenne (Ursula von der Leyen) est jeune et ce sont beaucoup d’anciens acteurs de la vie économique et politique qui sont aux commandes. Il y a aussi un pragmatisme allemand, qui sait parfaitement industrialiser des process, des concepts et de l’idée, forcément bénéfique pour nous. C’est un talent qui lui est propre. C’est ce qui crée cette agilité que l’on est en train de découvrir et la nouvelle Europe qui se dessine. »
Propos recueillis par Aude Dorange
Rédaction du Village de la Justice